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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)

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CHAPITRE XX.
1651.

Sévigné conduit sa femme en Bretagne, et revient à Paris.—Il devient amoureux de madame de Gondran.—Détails sur madame de Gondran et sa famille.—Ses amours avec la Roche-Giffart, lorsqu'elle était demoiselle Bigot.—Ses autres amants lorsqu'elle fut mariée.—Sévigné obtient ses faveurs.—Il emprunte à mademoiselle de Chevreuse ses pendants d'oreilles, pour les prêter à madame de Gondran.—Comment l'abbé de Romilly s'y prend pour l'humilier.—Le bruit court que le marquis de Sévigné s'est battu en duel.—Alarme que cette nouvelle cause à madame de Sévigné.—Le chevalier d'Albret fait sa cour à madame de Gondran.—Il ne peut réussir.—Le bruit court que le marquis de Sévigné a fait des plaisanteries sur son compte.—Le chevalier d'Albret provoque Sévigné en duel.—Ils se battent.—Sévigné est blessé, et meurt.

Le marquis de Sévigné, pour se livrer avec moins de contrainte à sa vie licencieuse et désordonnée, avait conduit sa femme en Bretagne, à sa terre des Rochers; il l'y avait laissée, et était revenu à Paris. Après avoir été quitté par Ninon, il devint amoureux de madame de Gondran, qui s'était acquis à Paris une certaine célébrité par sa beauté et ses galanteries. Pour ce qui concerne sa beauté, je dois faire observer cependant que Tallemant, en parlant de cette nouvelle inclination de Sévigné, interrompt souvent son récit en disant: «Pour moi, j'eusse mieux aimé sa femme.» Et Bussy a fait la même réflexion sur toutes les maîtresses de Sévigné.

Madame de Gondran était la fille de Bigot de la Honville, secrétaire du roi, et contrôleur général des gabelles. Elle perdit sa mère fort jeune; et son père, ne jugeant pas à propos de la garder avec lui, la mit sous la tutelle de sa sœur aînée, mariée à Louvigny, secrétaire du roi [399]. Madame de Louvigny, femme modeste et retirée, vit tout à coup sa maison envahie par un grand nombre de jeunes gens de la cour et de la ville, qu'attiraient la beauté et plus encore les coquetteries de sa sœur [400]. Madame de Louvigny n'osa point faire refuser sa porte à des personnes qui par leur rang, beaucoup au-dessus du sien, commandaient des égards; et elle ne put empêcher sa sœur de se plaire dans leurs entretiens, et d'être l'objet de leurs attentions et de leurs civilités. Cependant le nombre s'en accroissait sans cesse, et il n'était bruit dans Paris, parmi les jeunes seigneurs coureurs des belles, que de la charmante Lolo. C'est par ce surnom, diminutif du nom de Charlotte, qui était le sien, qu'on avait pris l'habitude de désigner mademoiselle Bigot de la Honville. Son père, tous ses parents, et surtout sa sœur, pensèrent que, pour éviter les dangers des inclinations qu'elle manifestait, il fallait se hâter de la marier. Un parti se présentait: c'était de Gondran, un des fils de Galland, avocat célèbre [401]. Le fils aîné de Galland s'était aussi distingué dans la carrière du barreau, et soutenait dignement un nom que son père avait illustré. Quant à de Gondran, il était paresseux, glouton, ivrogne, brutal [402]. Aucune qualité personnelle ne le recommandait, mais il était riche. Il devint très-amoureux de la jeune Bigot. Elle n'avait pour lui ni affection ni estime. Aussi, malgré les avantages qu'il pouvait offrir sous le rapport de la fortune, le père et les parents de mademoiselle Bigot se refusaient à favoriser ses prétentions. Mais on s'aperçut bientôt que la jeune fille avait formé une liaison amoureuse avec la Roche-Giffart [403], gentilhomme breton, et marié. On se hâta d'accepter les offres de Gondran, et on lui accorda mademoiselle Bigot. Moins épris et moins stupide, il eût été facile à de Gondran de prévoir le sort qui l'attendait. Conrart, qui nous fournit ces détails, décrit de la manière suivante les préliminaires de ce mariage: «Pendant que mademoiselle Bigot était accordée, nombre de galants étaient tous les jours chez sa sœur à lui en conter, se mettant à genoux devant elle, et faisant toutes les autres badineries que font les amoureux: le pauvre futur était en un coin de la chambre avec quelqu'un des parents à s'entretenir, sans oser presque approcher d'elle ni lui rien dire [404]

Mademoiselle Bigot, devenue madame de Gondran, n'en continua pas moins sa liaison avec la Roche-Giffart. Le secret de cette liaison fut longtemps bien gardé; mais la femme de la Roche-Giffart, ayant conçu quelque soupçon, força le secrétaire de son mari, et y trouva vingt lettres de madame de Gondran, toutes plus libres et plus passionnées les unes que les autres [405]. L'éclat que madame de la Roche-Giffart fit de cette aventure autorisa la belle-mère de madame de Gondran, chez laquelle cette derrière demeurait, à la surveiller de près. Elle l'empêcha de recevoir le chevalier de Guise, quoique son mari y consentît. Cependant, à l'abri de la soutane, elle laissa s'introduire auprès d'elle le jeune abbé d'Aumale, beau comme un ange, selon l'expression du cardinal de Retz [406], et beaucoup plus dangereux que ne l'eût été le chevalier de Guise. Cet abbé fut nommé depuis archevêque de Reims; puis, après la mort de son aîné, qui fut tué en duel par le duc de Beaufort, il devint duc de Nemours, et épousa, au grand étonnement du monde, mademoiselle de Longueville [407], dont nous avons parlé.

Le même motif qui avait protégé l'abbé d'Aumale contre les soupçons de la belle-mère de madame de Gondran, permit aussi à l'abbé de Romilly [408] de fréquenter sa maison [409]. Cet abbé, impudent, débauché, sujet à l'ivresse, compromit la femme de Gondran par ses propos indiscrets. La belle-mère était âgée, prude et acariâtre; sa belle-fille, par ses complaisances, ses souplesses et ses flatteries, sut se la rendre favorable, et finit enfin par obtenir la liberté de recevoir tous ceux qui lui convenaient. Sévigné fut de ce nombre, et obtint ses faveurs; il plaisait aussi à son mari, qu'il menait partout avec lui; il le mettait de tous les festins, de tous les divertissements et de toutes les fêtes qu'il donnait à madame de Gondran. Pour elle il se montra plus prodigue qu'il n'avait jamais été. Elle désira, pendant le carnaval, pouvoir se parer des superbes pendants d'oreilles qu'elle avait vus à mademoiselle de Chevreuse. Le marquis de Sévigné eut, pour la satisfaire, la faiblesse d'aller chez mademoiselle de Chevreuse, et la pria de lui prêter ses pendants d'oreilles pour mademoiselle de La Vergne. Mademoiselle de Chevreuse les lui remit; il les porta sur-le-champ à sa maîtresse, qui se montra le même soir au bal avec ce riche ornement. Tout le monde reconnut aussitôt les pendants d'oreilles de mademoiselle de Chevreuse; et plusieurs personnes, le lendemain, lui témoignèrent leur étonnement qu'elle eût pu se décider à prêter cette parure à madame de Gondran. Le marquis de Sévigné, craignant les reproches de mademoiselle de Chevreuse, alla voir mademoiselle de La Vergne, lui avoua tout, et fit si bien par ses instances et ses prières, qu'il la décida à empêcher qu'on ne découvrît son honteux stratagème. Mademoiselle de La Vergne alla chez mademoiselle de Chevreuse pour lui faire ses remercîments, et mit en même temps sur son compte le prêt qui avait été fait à madame de Gondran [410]. Celle-ci ainsi que son mari se trouvaient, au moyen des dépenses du marquis de Sévigné, en communauté de plaisirs avec toute la jeune noblesse: le mari et la femme commencèrent bientôt à dédaigner la bourgeoisie, et même leurs anciens amis et leurs propres parents, qui appartenaient comme eux à cette classe; ils répétaient souvent qu'il n'y avait que les gens de cour qui fussent aimables. Cette ridicule vanité donna envie à plusieurs des amants de madame de Gondran de se venger d'elle. L'abbé de Romilly, dans un moment d'ivresse, tint sur son compte en présence de son mari les propos les plus grossiers et les plus insultants [411]. Un nommé Lacger [412], qui fut secrétaire des commandements de la reine Christine, se plut à raconter dans un bal cette scène étrange. Tout fut redit au marquis de Sévigné, qui devint furieux. Pour punir l'outrage fait à sa maîtresse, il s'était proposé de donner des coups de canne à Lacger, dans une nombreuse assemblée où il croyait le rencontrer. Mais Lacger, averti à temps, n'y parut point. Ces circonstances, dénaturées et racontées diversement, firent dire que Sévigné s'était battu en duel, et avait reçu un coup d'épée. Cette fausse nouvelle courut les provinces, et parvint jusqu'en Bretagne. Madame de Sévigné, alarmée, écrivit à son mari une lettre pleine de tendres reproches et d'inquiétude sur sa santé. Cette lettre sur ce faux duel parvint au marquis quatre jours [413] avant le duel véritable où il succomba, et qui nous reste à raconter.

Le chevalier d'Albret, frère cadet de Miossens, bien fait, aimable, spirituel, se mit à faire sa cour à madame de Gondran; mais il ne put parvenir à supplanter le marquis de Sévigné, qui par une constante assiduité, par des plaisirs variés et continuels, par l'or qu'il prodiguait pour elle, la retenait dans ses liens. D'Albret y renonça, après s'être vu quatre fois de suite refuser la porte. Il ne pouvait douter qu'en lui faisant cette espèce d'affront, madame de Gondran n'eût cédé aux désirs ou à la volonté de son amant. Il était donc déjà fort mal disposé envers Sévigné, lorsqu'on lui dit que celui-ci s'était permis avec sa maîtresse des railleries sur son compte, et qu'il avait tenu des propos tendant à le déprécier, sinon sous le rapport de l'honneur, du moins sous celui des femmes. C'était Lacger, qui, avec toute l'habileté et la perfidie de la haine et de la vengeance, avait inventé cette fable, et l'avait racontée au chevalier d'Albret, en lui donnant toutes les couleurs de la vraisemblance. Pour s'en éclaircir, le chevalier d'Albret pria le marquis de Soyecour, son ami, de demander à Sévigné lui-même s'il avait réellement tenu à son sujet le discours qu'on lui prêtait [414]. Sévigné dit à Soyecour qu'il n'avait jamais parlé au désavantage du chevalier d'Albret; en même temps, ne voulant pas avoir l'air de redouter un rival, il ajouta qu'il ne lui disait cela que pour rendre hommage à la vérité, mais nullement pour se justifier, parce qu'il ne le faisait jamais que l'épée à la main.

Sur cette réponse on se donna rendez-vous derrière le couvent de Picpus, le vendredi 3 février 1651, à midi. De part et d'autre on fut exact. Le marquis de Sévigné, qui avait fait porter les épées, dit d'abord au chevalier d'Albret qu'il n'avait jamais dit de lui ce qu'on lui avait rapporté, et qu'il était son serviteur. Les deux antagonistes s'embrassèrent. Le chevalier d'Albret dit ensuite qu'il ne fallait pas moins se battre. Sévigné répondit qu'il l'entendait bien ainsi, et qu'il ne s'était pas rendu en ce lieu pour s'en retourner sans rien faire. Aussitôt on s'écarte, et le combat commence. Sévigné porte trois ou quatre bottes à son adversaire, qui eut son haut-de-chausses percé, mais ne fut point blessé. Sévigné veut récidiver; il se découvre: Albret prend son temps et pare; Sévigné se précipite sur son adversaire, reçoit un coup d'épée qui lui traverse le corps, et tombe. On le ramène à Paris: dès que les chirurgiens eurent examiné sa blessure, ils déclarèrent qu'elle était mortelle. Il expira, en effet, le lendemain, regrettant de mourir à vingt-sept ans. Ses amis, ou plutôt ses compagnons de plaisir, étaient accourus auprès de lui. Parmi eux se trouvait Gondran, celui de tous qui était le plus sincèrement affligé de sa perte [415].

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