Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)
CHAPITRE XXV.
1652.
Haine contre Mazarin.—Menaces du parlement contre le gazetier Loret.—Libelles et chansons contre la reine et son ministre.—Sermon du père Le Boux en faveur de la cause royale.—Prédications furibondes du père George contre la cour.—La cause royale gagne des partisans.—Beaufort battu à Gergeau.—Mazarin plein de confiance en lui-même.—L'armée royale est subitement attaquée par Condé.—Comment ce prince parvient à rejoindre son armée.—Habileté de Gourville et de Chavagnac.—Condé manque d'être pris par Bussy-Rabutin.—Combat de Bléneau.—Conséquences de ce combat si Condé eût battu l'armée royale.—Condé entre dans Paris.—Ses fautes.—Suites et résultats de la victoire de Turenne.—Événements et intrigues qui les produisent.—L'histoire ne mesure pas le temps d'après la durée astronomique.
Quelque nombreux, quelque divisés que fussent les partis qui s'agitaient dans Paris, ils se réunissaient tous pour s'opposer à Mazarin et résister au roi, ou plutôt à la reine sa mère. Ceux qui étaient partisans du premier ministre, comme ceux qui, tout en le détestant, voyaient trop de dangers à ne pas respecter en lui une autorité exercée au nom du roi, étaient en petit nombre; et leur voix était tellement comprimée, que Loret fut menacé, par les membres du parlement, d'un décret de prise de corps, parce que dans sa misérable Gazette (comme lui-même la nomme avec juste raison), il avait exprimé avec trop de franchise son opinion en faveur de la cause royale. Il se vit obligé de renoncer à la liberté de ses rimes, et de ne plus raisonner
Sur l'état présent des affaires,
Pour n'irriter tels adversaires [584].
Ce qui lui parut dur; car en terminant une de ses lettres il s'écrie:
Ah! que c'est une étrange chose
Quand on veut jaser, et qu'on n'ose [585]!
Cependant les libelles les plus odieux et les chansons les plus ordurières contre la reine et contre Mazarin s'imprimaient librement, et circulaient parmi le peuple, sans que le parlement songeât à réprimer tant d'audace. De tout temps ceux qui se sont armés contre le pouvoir, sous le prétexte de se soustraire à l'oppression, commencent par opprimer leurs adversaires, parlent sans cesse de justice, de liberté et d'humanité, et se montrent iniques et cruels.
La chaire évangélique avait pourtant maintenu son indépendance, et le parlement n'osait y porter atteinte. On s'empressait de se rendre aux sermons du père Le Boux, de l'Oratoire, et à ceux du père George, capucin, qui tous deux, mêlant la politique aux saintes leçons de la religion, prêchaient, le premier en faveur de la cause royale, le second pour la Fronde et le parlement. Le père Le Boux fut plusieurs fois insulté par la populace au sortir de l'église; mais il n'en continua pas moins à exhorter tous les partis à se réunir dans une commune obéissance aux ordres du roi [586]. Gaston assista à l'un de ses sermons, le 10 mars de cette année 1652, durant le carême; il y vint avec toute sa famille; et l'intrépide prédicateur, saisissant l'occasion qui s'offrait à lui, s'adressa à ce fils de France, et l'exhorta, avec tout la chaleur d'une éloquence vive et passionnée, à tarir la source des pleurs que la France versait et à faire cesser tous les maux qui pesaient sur elle. Il lui promit pour récompense les bénédictions du ciel et celles de tout le royaume, qui avait le droit de tout espérer de sa bonté et de sa puissante intervention. De son côté, le père George ne se montrait pas moins actif, dans ses furibondes prédications, à peindre la reine et son ministre comme altérés de sang et de vengeance, et ne songeant qu'à la destruction de Paris et à l'extermination de ses habitants.
Quoique le parti des royalistes fût en apparence le plus faible, il gagnait tous les jours de nouveaux partisans dans le peuple. Il cachait sa force, afin d'entretenir la division parmi les autres; et la violence de ceux-ci augmentait à proportion de leur affaiblissement progressif [587]. D'ailleurs, on savait que Condé, en Guienne, tout en faisant des prodiges de tactique militaire, avait toujours échoué contre le comte d'Harcourt; qu'Angers était pris, et que Beaufort venait d'être battu à Gergeau. Cet échec, joint à la division qui régnait entre Nemours et Beaufort, avait mis le désordre et jeté le découragement parmi leurs soldats. On ne doutait pas que l'armée royale, commandée par deux généraux aussi habiles que Turenne et le maréchal d'Hocquincourt, ne parvînt à triompher facilement de troupes désorganisées, et conduites par des chefs sans expérience, sans talents militaires. On prévoyait le moment, peu éloigné, où cette armée victorieuse s'approcherait de Paris, de Paris sans défense et renfermant un si grand nombre de partisans avoués ou secrets de la cause royale [588]. Mazarin surtout n'en doutait pas; et, peu inquiet sur les résultats des arrêts qui mettaient sa tête à prix, il se félicitait d'avoir assuré son triomphe par son retour et de ne s'être pas laissé imposer par la haute renommée militaire de Condé et par l'éclat de ses victoires.
Tandis que non-seulement le ministre, mais toute la cour, mais toute l'armée étaient dans ces sentiments, que la division commandée par le maréchal d'Hocquincourt se reposait, tranquille comme on l'est après une victoire, tout à coup, au milieu de la nuit, le 7 avril, cette division est subitement attaquée par l'armée de Nemours et de Beaufort, avec une impétuosité et un ensemble de manœuvres dont on ne croyait pas ses chefs capables. Cinq quartiers sont successivement enlevés et dispersés, le reste est mis en déroute; les fuyards vont apprendre ce désastre à Briare, où campait Turenne, et à Gien, où était la cour [589]. Celle-ci se crut perdue, et sur le point d'être enveloppée et prisonnière. Si le roi eût été pris et entre les mains des rebelles, ceux-ci auraient eu le pouvoir, et tout était terminé [590]. Soudain Turenne, qui croit à peine les récits qui lui sont faits, monte à cheval, accompagné de son état-major, et il se poste en avant sur une éminence qui dominait la plaine. De là, à la lueur des villages enflammés, il examine attentivement la manière dont sont rangés les corps de troupes de l'ennemi; puis, après quelques minutes de réflexion, il dit: «Monsieur le Prince est là; c'est lui qui commande son armée.»
Cela était invraisemblable, mais cela était vrai. Condé, instruit par Chavigny des divisions qui régnaient entre Beaufort et Nemours, et de l'insubordination des officiers et des soldats qu'il avait placés sous leurs ordres, avait marché nuit et jour, et traversé plus de cent vingt lieues de pays, déguisé en palefrenier, décidé à se faire tuer plutôt que de se laisser prendre. Il était accompagné du duc de La Rochefoucauld, du jeune prince de Marsillac, du comte de Guitaut, du marquis de Lévis. Celui-ci, muni d'un passeport du comte d'Harcourt, était le seul chef apparent; les autres semblaient composer sa suite; mais tous se laissaient guider et conduire par deux hommes aussi intelligents qu'intrépides: c'étaient le comte de Chavagnac et Gourville. Sans leur présence d'esprit, sans leur extraordinaire activité, sans leur connaissance des lieux et des hommes, Condé eût été dix fois reconnu et fait prisonnier avec ceux qui l'escortaient, tant il savait peu se contraindre, tant il se pliait peu et gauchement à ce qu'exigeait le rôle prescrit par le déguisement qu'il avait emprunté [591]. Oubliant qu'il était transfuge et proscrit, il fut même sur le point d'éclater contre un gentil-homme royaliste de la connaissance de Chavagnac, qui, ignorant les noms et les qualités des hôtes que celui-ci lui avait amenés, se mit à déclamer pendant le souper contre les princes, et parla fort librement et en termes très-injurieux des galanteries de la duchesse de Longueville [592]. La faiblesse du prince de Marsillac, jeune adolescent, qui ne pouvait supporter les fatigues d'une marche si précipitée; les premières attaques de goutte que ressentit alors le duc de La Rochefoucauld, son père, devinrent pour Gourville une source d'embarras et d'inquiétude. Tous ses efforts et ceux de Chavagnac n'auraient pu empêcher Condé d'être pris lors de son passage de la Loire au bec de l'Allier, si Bussy-Rabutin, qui commandait à la Charité-sur-Loire, eût été à son poste, et si le prince ne s'était pas éloigné promptement de cette place. Mais cette fuite précipitée le fit reconnaître; et la reine, à qui on avait entendu dire, «Il périra, ou je périrai [593]» envoya des cavaliers à sa poursuite. Il échappa à leurs recherches, et parvint enfin, après divers accidents romanesques, à rejoindre son armée près de Lorris, au sortir de la forêt d'Orléans [594].
C'était sa présence qui avait inspiré à ses soldats, découragés et battus, cette ardeur et cette impétuosité dont le corps d'armée d'Hocquincourt avait été victime. Condé se préparait à en disperser les restes, lorsque Turenne parut. Ce grand capitaine, en voyant les dispositions prises pour un nouveau combat, comprit qu'elles ne pouvaient être l'œuvre de Nemours et de Beaufort; il devina aussitôt quel redoutable ennemi il avait à combattre, et se hâta de prendre ses mesures en conséquence. Avec quatre mille hommes, il arrêta le vainqueur de Rocroi, qui en commandait plus de douze mille, mit un terme à ses succès, et sauva le roi de France. Rien ne manque à la célébrité de ce combat de Bléneau, puisqu'il a été décrit et commenté, avec une clarté et une précision qu'on ne saurait surpasser, par le plus grand guerrier de notre âge [595].
Si Condé, après avoir forcé la cour et l'armée royale à se retirer devant lui, était resté à la tête de ses troupes, nul doute qu'il n'eût pu tenir la campagne avec avantage et augmenté le nombre de ses partisans. La Guienne, dont il possédait la capitale, lui était dévouée; la Provence, commandée par le duc d'Angoulême, tenait pour lui; le Languedoc, dont Monsieur était gouverneur, ne lui eût point été contraire; le duc d'Harcourt, si mécontent du cardinal, se serait déclaré en sa faveur; et peut-être alors aurait-il été assez puissant pour pouvoir exécuter le coupable projet, qu'on lui a prêté à tort, de détrôner le roi et de changer la dynastie [596]: mais du moins s'il avait voulu négocier, il eût été certain de faire sa paix à des conditions glorieuses pour lui et utiles pour les siens [597]. Loin de là, Condé, après le combat de Bléneau, quitta subitement son armée; il en laissa le commandement à des chefs subalternes, et se rendit à Paris avec Beaufort, Nemours et La Rochefoucauld [598]. Le grand capitaine se métamorphosa en négociateur maladroit, et le prince du sang en imprudent factieux. Cette faute énorme engendra rapidement toute la série des conséquences qui suivirent, et dont les derniers termes furent la rentrée du roi et de la cour dans Paris, l'anéantissement de toutes les garanties contre les abus du pouvoir, obtenues en 1648 par la convention faite avec le parlement; le rappel de Mazarin, et le triomphe complet de l'autorité absolue du roi; puis enfin le douloureux spectacle pour la France de voir Condé à la solde de l'étranger, et général de l'armée d'Espagne, combattant avec les Espagnols contre sa patrie. Mais avant d'arriver à ce résultat que d'événements, d'intrigues, de désastres, ont eu lieu dans cette seule année!
L'histoire ne mesure pas le temps d'après sa durée astronomique; souvent les faits se pressent avec tant de rapidité et déroulent un si long avenir, que peu de jours leur suffisent pour former un grand nombre des anneaux de la chaîne historique. De même que les flots d'un fleuve, avant de se perdre dans la mer, parcourent des intervalles semblables avec des vitesses différentes, lorsqu'ils se précipitent en cascades du haut des rochers, roulent en torrent sur une pente inclinée, ou coulent lentement sur un lit horizontal, ainsi les moments de la vie humaine et les années des peuples, avant de s'anéantir dans l'océan des âges, tantôt se traînent avec lenteur, ou marchent avec régularité, tantôt volent avec légèreté et sans bruit, ou fendent l'espace avec le fracas et la rapidité de la foudre.