Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)
CHAPITRE XXVI.
1652-1653.
C'est dans cette année que se pose le principe fondamental de la monarchie de Louis XIV.—Madame de Sévigné a vécu avec les principaux personnages de la Fronde.—Nécessité de les faire connaître.—Comment Mazarin et Turenne ont contribué, par la réunion de leurs talents, au triomphe de la cause royale.—Mazarin nommé surintendant de l'éducation du jeune roi.—Il se concilie son affection.—Habileté de sa politique.—Circonstances où Louis révèle l'énergie de son caractère.—L'éducation qui lui était donnée et les événements de sa jeunesse étaient propres à développer ses facultés pour le gouvernement.—Calme et courage de Mazarin au milieu des dangers.—Son adresse dans les négociations.—La dévastation des campagnes et les progrès de l'anarchie aliènent les bourgeois de la cause des princes.—Mazarin négocie avec eux et avec le parlement.—Ordonnance royale qui transporte le parlement de Paris à Pontoise.—Plaisanterie de Benserade.—Mazarin fait demander son éloignement par le parlement.—Il se retire à Bouillon.—Le roi est redemandé par le parlement et le peuple de Paris.—Le roi se conforme à toutes les instructions que lui avait laissées Mazarin.—Tout le monde cherche à traiter avec ce ministre.—Bussy-Rabutin va à Bouillon pour le voir.—Mazarin revient lorsque tous les actes de rigueur ont été accomplis.—Mazarin s'empare de toute l'autorité, et termine la Fronde.—Mazarin comparé à Richelieu et à Retz.
Dans cette année 1652 le principe générateur de la monarchie de Louis XIV fut posé, et la fortune d'un grand nombre des personnages qui firent la gloire de son règne, la carrière qu'ils parcoururent, et les destinées de leur vie entière, se trouvèrent déterminées par la part qu'ils avaient prise dans les événements de cette époque. Madame de Sévigné a vécu avec la plupart de ces personnages; elle en parle continuellement dans ses lettres; elle se trouvait elle-même à Paris au milieu d'eux, lors de ces grandes secousses. Il est donc impossible de réussir dans le dessein que nous avons formé d'éclairer l'histoire de son siècle par ses écrits, et de mieux faire comprendre ses écrits par la peinture de son siècle, sans faire connaître en même temps chacun de ces personnages, le rôle qu'il a joué, les passions qui le faisaient mouvoir, les intrigues dont il était l'auteur, l'instrument ou la victime; et ce que devenait enfin la société au milieu de laquelle s'est passée l'année la plus agitée de la jeunesse de madame de Sévigné.
Mazarin et Turenne attirent d'abord notre attention, comme les premiers acteurs de ce grand drame politique. Jamais, dans des positions aussi difficiles et aussi compliquées, deux hommes, l'un dans le cabinet, l'autre sur les champs de bataille, n'ont déployé autant d'habileté. A cette époque décisive ils ne firent pas une faute, et profitèrent toujours des fautes de leurs antagonistes. Unissant tous deux la prudence et l'audace, ils surent s'avancer et se retirer à propos. Ne négligeant rien, prévoyant tout, ils assortirent et modifièrent promptement leurs plans et leurs résolutions, selon les circonstances qu'ils ne pouvaient changer, ou selon celles qu'ils avaient fait naître. Leurs génies si divers, leurs caractères si opposés se prêtèrent un mutuel appui, et contribuèrent à assurer leurs succès respectifs, par des moyens différents. Tel fut le nombre des obstacles qu'ils avaient à surmonter, que chacun d'eux eût manqué son but et éprouvé une défaite, sans le secours de l'autre. Si Mazarin n'avait pas, par une ruse adroite, fait connaître à Fuensaldagne le danger que courait l'Espagne en rendant Condé trop puissant, et en forçant le roi de France, n'importe à quelle condition, à se réunir à lui pour repousser l'ennemi commun, l'armée de Fuensaldagne se serait réunie à celle de Condé, et Turenne, accablé, n'aurait pu continuer la lutte [599]. Si Turenne n'avait pas deviné, par les marches du duc de Lorraine, qu'il manquait de sincérité dans ses négociations avec Mazarin, l'armée des princes se serait encore trouvée doublée. L'habile capitaine, agissant avec ce faux allié comme envers un ennemi, se posta devant lui au moment où il s'y attendait le moins; et, le forçant ainsi à combattre, ou à exécuter son traité, il lui fit effectuer sa retraite.
Turenne se conciliait l'attachement des soldats, et se faisait des amis de tous les officiers de son armée; tandis que Condé révoltait souvent ceux de la sienne par sa hauteur et sa dureté insultante. Mazarin acquérait sans cesse des partisans [600] par sa modération et sa souplesse, par la juste opinion que l'on avait de son habileté et de sa longue pratique des affaires, par les grâces qu'il accordait, par les promesses qu'il prodiguait, par l'entière confiance que la reine avait en lui, par l'affection du jeune roi, qu'il avait su capter. Il s'était fait nommer surintendant de son éducation; et, bien loin de le tenir éloigné des affaires comme on l'a prétendu, il le contraignait à s'y appliquer. Il l'initia à toutes les négociations qui eurent lieu pendant les troubles; il lui donna communication des lettres qu'il recevait de tous les partis, des propositions qui lui étaient faites; et il lui démontra que l'intérêt et l'ambition s'étaient masqués du prétexte du bien public pour chercher à le renverser, et qu'il lui eût été facile de rester ministre, s'il avait voulu permettre à Condé, au duc d'Orléans, au cardinal de Retz, aux meneurs du parlement, de s'emparer chacun d'une portion de l'autorité royale. C'était pour elle qu'il se sacrifiait, qu'il s'adonnait à une vie si laborieuse; c'était pour elle qu'il avait supporté l'exil, et qu'il exposait sa vie, en bravant, par sa rentrée en France, les arrêts de proscription.
Veut-on savoir quels furent sur le jeune roi les effets des instructions de Mazarin, qu'on se rappelle deux faits.
Quand le président de Nesmond fut à Compiègne admis, avec une députation du parlement, en présence du trône, pour y lire les remontrances de sa compagnie et demander l'éloignement de Mazarin, Louis XIV, rougissant de colère, interrompit l'orateur au milieu de sa harangue, arracha au président le papier qu'il tenait à la main, puis dit qu'il en délibérerait avec son conseil. Nesmond voulut en vain réclamer, remontrer à cet enfant couronné qu'il agissait contre tous les usages; Louis persista, et la députation fut forcée de se retirer.
Mazarin était absent, lorsqu'il fut décidé que la cour ferait le 21 octobre son entrée solennelle dans Paris, où le feu de la sédition avait tout embrasé et était à peine éteint. La reine et les ministres, et le maréchal Duplessis, qui commandait les troupes, décidèrent que le jeune roi se placerait près du carrosse de sa mère, qu'il serait entouré par le régiment des gardes suisses et le reste de l'armée. Il fut impossible d'amener Louis à consentir à cet arrangement [601]. Il fallut le laisser agir à sa volonté; et il fit son entrée à cheval, à la tête du régiment des gardes françaises, seul en avant de son cortége. A la lueur de plusieurs milliers de flambeaux, il chemina lentement à travers les flots d'un peuple immense, qui admirait la beauté de son coursier, sa jeunesse, ses grâces, sa noble sécurité, et qui témoignait, par ses bruyantes acclamations, une joie qui allait jusqu'au délire [602]. Louis le Grand ne se retrouve-t-il pas tout entier dans ces deux actes d'un souverain de quatorze ans?
Sans doute il faut faire ici la part du naturel et du caractère, qui dans chaque individu est le résultat de l'ensemble de son organisation, et ne dépend pas de l'éducation. Mais l'éducation que Louis reçut par les soins de Mazarin était éminemment propre à développer ces heureux germes. Faite au milieu des camps et des guerres civiles, elle était la meilleure qu'on pût donner à un monarque. Toujours l'exemple se trouvait avec le précepte, la théorie près de la pratique, l'expérience à côté du principe [603]. Quelle belle leçon donnait à son roi un ministre que la proscription ne pouvait distraire des soins du gouvernement! qui négociait tranquillement avec ceux-là même qui avaient fait vendre ses meubles et ses livres, pour payer l'assassin qui le tuerait [604]! La première clause de ces négociations était toujours qu'il serait banni du royaume: contre cette clause Mazarin ne faisait aucune objection. Il semblait ne se compter pour rien; mais il discutait les autres, et prouvait aux négociateurs qu'elles étaient attentatoires à l'autorité royale; il leur démontrait que les parlements, qui voulaient le bien du royaume, le livraient par leur résistance à l'étranger; il leur faisait voir qu'étant sans force pour exécuter leurs arrêts, lors même qu'on accéderait à tout ce qu'ils demandaient, ils n'en seraient pas plus avancés, attendu que cela ne désarmerait pas les princes, qui avaient d'autres prétentions. Alors il leur faisait confidence des offres secrètes de ceux-ci, et des dispositions où ils étaient de le laisser gouverner, pourvu qu'il consentît à des concessions qui toutes étaient dans les intérêts particuliers de la noblesse militaire, et bien plus encore au détriment des parlements et de la bourgeoisie que de l'autorité royale.
Chaque parti, à l'insu des autres, cherchait à traiter avec Mazarin, dans l'espérance de tirer avantage des embarras de sa situation. Il avait donc les secrets de tous, et personne n'avait les siens; personne ne pouvait deviner ses intentions et ses projets. Comme tous les partis se trompaient mutuellement, et que même en se confédérant contre lui ils restaient toujours désunis, il lui devint facile de les diviser, de les affaiblir les uns par les autres, de connaître tous les ressorts qui les faisaient agir, de mesurer le degré de leur force et de leur faiblesse respectives, ignoré d'eux-mêmes. Cette exacte appréciation des leviers qu'on peut faire mouvoir, des obstacles qui sont à vaincre, est à la fois la tâche la plus difficile et la plus essentielle de l'homme d'État. Elle seule peut indiquer quand il faut battre en retraite ou s'avancer avec hardiesse, laisser agir le temps ou précipiter les événements, donner de la sécurité ou inspirer de la crainte. Les gouvernements les plus faibles peuvent se raffermir, si ceux qui les dirigent possèdent cette habileté; les mieux établis peuvent être précipités dans l'abîme, si elle leur manque. Les moyens puissants que ceux-ci ont à leur disposition leur deviennent inutiles au moment du danger, parce que ces dangers ils n'ont pas su les prévoir, et qu'ils ignorent comment on peut en triompher. La pusillanimité succède toujours à une folle confiance. Le bon guerrier n'est pas celui qui sait le mieux braver les périls, mais celui qui sait le mieux les apercevoir et les prévenir, et qui ne désespère pas de la victoire, quelque forte que soit la résistance.
L'impassibilité de Mazarin au milieu des partis, qui tous l'assiégeaient et le battaient en brèche, était admirable, sa tactique merveilleuse. Il négociait avec tous leurs chefs, et ne paraissait choqué ni surpris d'aucune de leurs propositions, quelque extravagantes qu'elles pussent être. Bien mieux, il accédait sur-le-champ à celles qui pouvaient satisfaire le plus leurs intérêts, sans rompre entièrement le ressort de l'autorité royale; mais ces concessions étalent toujours mesurées sur le degré d'influence et de puissance que pouvaient exercer ceux auxquels il les faisait, et sur la force que leur alliance donnait au gouvernement. Cette facilité de Mazarin trompait les négociateurs, qui se présumaient beaucoup plus redoutables qu'ils ne l'étaient réellement. On voulait tout obtenir, ou du moins on exigeait au delà de ce que l'on considérait comme déjà concédé. Le temps s'écoulait; et l'autorité royale grandissait, gagnait du terrain parmi les masses; les partis s'amoindrissaient, et les négociations même qui avaient lieu, dont le secret perçait, ou qui était divulgué à dessein par Mazarin, contribuaient encore à leur discrédit. On s'en apercevait, et l'on se décidait à accepter les conditions déjà consenties. Mais alors Mazarin reculait à son tour, et changeait les conditions selon l'état des choses et la situation de chacun à chaque conférence [605]. C'est ainsi que tous les arrangements et tous les compromis avec les chefs de parti furent différés, jusqu'au moment où l'autorité royale, rompant ouvertement les faibles entraves par lesquelles on prétendait la retenir, put agir en liberté, et se manifester dans toute sa puissance. Ce ne fut pas, comme on l'a dit, par dissimulation, par finesse seulement, que Mazarin parvint au but qu'il s'était proposé; ce fut par le jeu d'une politique habile, qui résultait naturellement de la parfaite connaissance qu'il avait su se procurer des positions particulières de chacun des personnages puissants auxquels il avait affaire, et de tous les motifs qui pouvaient exercer de l'influence sur l'opinion et les intérêts des masses.
L'embarras et les obstacles que présentaient les partis n'étaient pas les seuls dont Mazarin eût à triompher. Il en avait d'autres (en quelque sorte domestiques et privés) dans le sein de la cour, dans l'intérieur même du conseil; et ceux-là il fallait les anéantir, ou renoncer à tout espoir de succès. Continuellement il avait à lutter contre des courtisans puissants qui le haïssaient; il avait à empêcher que les ressentiments et la colère dont la reine était animée n'influassent sur les mesures du gouvernement [606]; qu'elles ne fussent entachées d'obstination, dictées par des motifs de haine ou d'amour, de faveur ou de vengeance, de vanité ou d'orgueil: toutes choses qui dans les affaires publiques ne conduisent jamais qu'à de funestes résultats.
Mais c'est surtout dans les derniers moments du dénoûment de ce grand drame que la conduite de Mazarin nous paraît mériter d'être étudiée.
La dévastation des campagnes, la haine que les princes s'étaient attirée par leur violence, le progrès de l'anarchie, avaient rendu le retour du roi et de la cour un besoin pour la bourgeoisie, pour l'élite de la population de Paris, et pour le parlement lui-même. Mazarin sut deviner alors, malgré les démonstrations extérieures, malgré la dispersion de ceux du Papier par ceux de la Paille [607], que la victoire était certaine; mais il comprit qu'il la rendrait plus complète en la différant. C'est alors qu'il lia des correspondances secrètes plus intimes et plus actives avec les partisans du roi dans Paris. Quelques-uns étaient ses affidés, et parmi eux se trouvaient des personnages importants, tels que le duc de Bournonville, qui était resté caché dans Paris, au péril de sa vie [608]. D'autres, tels que Fouquet, procureur général du parlement, déclamaient contre lui de concert avec lui, afin d'être écoutés sans défiance lorsqu'ils démontraient la nécessité d'ouvrir au roi les portes de sa capitale [609]. Plusieurs étaient des bourgeois obscurs, mais zélés, ayant d'autant plus d'influence sur le peuple, qu'ils voulaient le bien public sans aucun motif d'ambition. De ceux-là il s'en trouve de tels dans tous les temps, et ils ne sont pas les moins utiles, quand le pouvoir sait les mettre en œuvre. Mazarin excita par des offres avantageuses des membres du parlement à venir le trouver; et plusieurs d'entre ceux qu'il n'avait pu émouvoir par des motifs vertueux, ou une noble ambition, furent corrompus à prix d'argent [610]. Il fit rendre une ordonnance royale qui transférait le parlement de Paris à Pontoise. Le nombre de ceux qui obéirent à cette ordonnance fut d'abord si petit, que Benserade dit un jour plaisamment qu'il venait de rencontrer le parlement dans un carrosse coupé [611]. Mais dans ce petit nombre se trouvaient le garde des sceaux Molé, le chancelier Séguier, et la quantité de juges rigoureusement suffisante pour rendre des arrêts. Ce fut par ces arrêts, qui anéantissaient l'effet de ceux de Paris, que ce parlement de Pontoise rendit alors d'éminents services à la cause royale. Mazarin était assez puissant pour rentrer dans Paris avec la cour, s'il l'avait voulu; mais ce fut alors que, pour réduire l'opposition à un état de faiblesse qui ne pût lui laisser aucun espoir, il employa la plus habile des manœuvres. Le roi fut supplié par le parlement de Pontoise de vouloir bien éloigner son ministre, et de le faire sortir du royaume. Mazarin sembla obéir, se sacrifier pour le roi et la monarchie, et se retira à Bouillon [612]. Dès lors il ne resta pas même un prétexte aux princes, aux frondeurs, aux parlements, de s'armer contre l'autorité [613]. Toutes les craintes, toutes les préventions s'évanouirent; le retour du roi fut imploré à grands cris, comme une faveur, par tous les corps de l'État et par toute la population, depuis si longtemps victime des maux de la guerre civile. On ne s'offrit point seulement au pouvoir, on se précipita au devant de lui [614]. Dès qu'on sut les négociations commencées, on les crut terminées; tous les ambitieux, redoutant d'être devancés, se pressèrent de faire leur paix: tous craignaient d'être les derniers à déposer l'étendard de la rébellion [615].
Cette grande concession faite aux parlements du royaume, aux sentiments ou aux préventions du peuple, fut d'autant plus puissante dans ses effets qu'elle eut lieu au moment où elle ne paraissait plus nécessaire, et où on s'y attendait le moins. Elle fut considérée comme une faveur, comme un acte libre et volontaire du monarque; et elle lui acquit aussitôt une grande popularité. Mais si cette mesure était décisive pour le rétablissement de l'autorité royale, elle n'était pas sans dangers pour les intérêts personnels de Mazarin. Il avait déjà éprouvé que son ascendant sur l'esprit de la reine et l'intérêt qu'il lui inspirait pouvaient céder à la crainte. La déclaration royale qui avait ordonné son premier bannissement avait été faite sans aucun ménagement, et avait rejeté sur lui tout l'odieux des infractions de celle de 1648. Il en avait été profondément blessé. L'ordre qu'il avait reçu peu après de se rendre à Rome, pour y ménager les intérêts du royaume, acheva de lui démontrer qu'on voulait l'écarter des affaires. Il n'obéit point à cet ordre; et les deux lettres qu'il écrivit pour s'en excuser, et qui furent adressées au secrétaire d'État de Brienne, pour être communiquées à la reine et à son conseil, sont d'une habileté consommée. Il demande à être mis en prison, à être jugé, ou plutôt il veut se soumettre à tout ce que la reine ordonnera de lui; elle peut lui infliger telle peine qu'il lui plaira, disposer de tout ce qui lui appartient, sans que son dévouement, son respect, sa reconnaissance pour elle puissent en être altérés. A cette dénomination d'étranger, dont on lui fait un reproche, il oppose vingt-trois années de sa vie passées au service de la France, agrandie par ses négociations; et il demande noblement si beaucoup de Français peuvent se vanter d'en avoir fait autant pour elle [616]. Mazarin savait donc par expérience tout ce qu'il avait à redouter en s'éloignant; il savait qu'il laissait à la cour un grand nombre de puissants personnages jaloux de la faveur dont il jouissait [617]. Plusieurs l'avaient souvent marqué par leurs hauteurs insultantes, d'autant plus redoutables que, par leurs noms et les charges dont ils étaient pourvus, ils exerçaient un grand pouvoir, et formaient la force du parti royaliste. Les principaux étaient les ducs de Bouillon, Miossens, Roquelaure, Créqui, Villeroi, Souvré. Parfaitement instruit des prétentions et du caractère de chacun d'eux, Mazarin eut soin avant de partir de se les attacher par des faveurs, et prit avec eux des engagements qui leur en promettaient après son retour plus qu'ils n'en avaient déjà reçu [618]. Puis il mit auprès de la reine pour sous-ministres Le Tellier et Servien, qu'il s'était attachés. Tous deux étaient très-capables d'expédier les affaires courantes; mais leurs caractères étaient antipathiques, et ils nourrissaient l'un contre l'autre une jalousie et une haine que Mazarin avait grand soin d'entretenir. Ondedei et l'abbé Fouquet, en défiance l'un de l'autre, tous deux bien en cour, devaient lui rendre compte de tout, et correspondaient avec lui, moins par lettres que par l'intermédiaire de Brachet et de Ciron, courriers du cabinet, qui allaient et revenaient sans cesse de Paris à Bouillon.
Mazarin avait aussi pris soin d'entourer le jeune roi de serviteurs qui lui étaient dévoués; il lui avait laissé par écrit une instruction, qui contenait tout ce qu'il avait à dire dans tous les cas inopinés qui pourraient se présenter. Bussy, qui se rendit alors, comme beaucoup d'autres, à Bouillon pour solliciter personnellement Mazarin relativement aux demandes et aux réclamations qu'il avait adressées au gouvernement, fut frappé d'admiration en voyant avec quel calme, quelle présence d'esprit ce ministre proscrit administrait la France du fond du petit château des Ardennes, où il s'était retiré sans gardes et sans suite [619]; avec quelle rapidité il expédiait les courriers qui lui arrivaient à tout moment, car Bussy atteste, et tous les Mémoires sont d'accord sur ce point, qu'à cette époque il ne fut rien résolu de quelque importance que conformément aux décisions du ministre exilé.
Après que le roi eut fait sa rentrée dans Paris, qu'il eut tenu au Louvre son lit de justice, qu'il eut interdit au parlement, par des paroles sévères, la discussion des affaires publiques; après que tous les chefs et les meneurs de l'insurrection eurent été exilés, ou que d'eux-mêmes, hommes et femmes, ils eurent fui de la capitale; après que le cardinal de Retz, le plus redoutable de tous les factieux, eut été incarcéré; après qu'une déclaration du roi eut cassé tous les arrêts rendus contre Mazarin, Mazarin reparut [620].
Son entrée dans Paris (le 2 février 1653) ressembla bien plus à un triomphe qu'au retour d'un proscrit, et fut le dénoûment et la dernière scène de la Fronde. Tous les partis avaient été frappés, au moment de leur plus grand discrédit, par les coups répétés de l'autorité royale, et se trouvaient atterrés et brisés. Partout dans Paris les rubans blancs et les bandelettes de papier blanc avaient remplacé la paille des frondeurs, et les rubans jaunes, bleus, rouges et isabelle; et l'unité de la couleur semblait être devenue un emblème de l'unité de l'autorité et du commandement.
Mazarin sut parfaitement juger sa position, et la force que lui donnaient les fautes des partis qu'il avait su vaincre. Il reprit l'exercice du pouvoir royal tel qu'il existait avant la première Fronde, tel que Richelieu l'avait laissé, comme s'il n'avait éprouvé aucune interruption. Cette marche habile lui acquit l'estime de tous les cabinets étrangers: elle releva la France, qui par ses divisions était devenue le jouet et la risée d'une perfide et tortueuse politique [621].
Ainsi au théâtre, après une intrigue compliquée où l'imagination se fatigue sans parvenir à en prévoir les résultats, apparaît à la fin l'être puissant et mystérieux qui a tout conduit, dont la présence explique tout, dénoue tout, replace tout dans une situation naturelle, et fixe pour toujours les destinées de tous les personnages de la pièce [622].
On a reconnu dans Richelieu toutes les qualités d'un grand ministre, malgré ses vices, ses petitesses, son amour-propre d'auteur, ses persécutions et ses vengeances. Pourquoi Mazarin, qui eut à lutter contre de plus grands talents, contre des génies supérieurs, n'a-t-il pas aussi, malgré son avarice et ses autres défauts, obtenu la même justice? Le premier déploya plus de grandeur dans ses desseins, plus de vigueur dans leur exécution; le second, plus de fécondité dans ses moyens, plus de prudence et de finesse. Le premier brava les haines; le second, les ridicules. Richelieu força ses opposants à être ses esclaves ou ses victimes; Mazarin fit de ses antagonistes ses créatures ou ses dupes. Tous les deux sont arrivés à leur but par des voies différentes: ils ont été les maîtres de l'État, et n'ont jamais séparé leurs intérêts de ceux du trône, ni les intérêts du trône de la personne du monarque; ils ont ajouté à la grandeur et à la gloire de la France, et tous deux ont contribué à préparer le beau règne de Louis XIV.
Voltaire compare Mazarin à Retz comme homme d'État, et prononce que des deux Retz est le génie supérieur: pour appuyer son jugement, il renvoie aux dépêches de l'un et aux Mémoires de l'autre. Singulière preuve, erreur étrange! Y a-t-il quelque comparaison à établir entre des écrits particuliers et secrets, tracés avec la rapidité qu'exige le besoin du moment, au milieu des agitations d'une vie occupée, et ceux que l'on compose pour le public, qu'on élabore à loisir dans le calme et dans la retraite? Est-ce qu'on ne doit pas, d'ailleurs, toujours séparer l'homme de l'écrivain ou de l'orateur? Autre chose est la pensée, autre chose est la résolution; autre chose est le discours, autre chose est l'action. Un intervalle profond sépare la théorie de la pratique; le génie des lettres et de l'éloquence ne suppose pas toujours celui des affaires. Tous deux peuvent coexister sans se nuire; mais l'un n'est pas le résultat de l'autre. La prévision, l'à-propos, l'inspiration soudaine, la souplesse et la promptitude d'un esprit propre à trouver toujours de nouvelles combinaisons pour tous les événements, sous quelque face qu'ils se présentent, sous quelque forme qu'ils se modifient; l'empire qu'on exerce sur soi-même pour tout faire tourner (jusqu'au hasard) au profit de ses projets; cette persévérance qui ne se laisse distraire par aucune passion, dominer par aucune affection; cette défiance qui nous met en garde contre nos illusions et celle des autres; cette activité qui ne néglige aucun détail, surveille tous les accidents, ne perd jamais de vue les points culminants des affaires: tout cela est inutile à l'écrivain, à l'orateur, mais est indispensable à l'homme d'État; et encore, avec toutes ces qualités, celui-ci ne peut rien sans la force du caractère et la puissance de la volonté. Le talent de l'homme de lettres ou de l'orateur n'a besoin pour atteindre tout son éclat et produire tous ses effets que des moyens qu'il puise dans sa mémoire, son jugement et son imagination; et comme il est plus facile de perfectionner, par l'exercice et le travail, ses forces intellectuelles, d'apprendre à polir son style ou d'ajouter à la grâce de son débit, que de se donner l'énergie qui manque ou de changer les inclinations qui résultent de l'organisation, il arrivera souvent que des hommes d'État deviendront, au milieu de la pratique des affaires, d'habiles écrivains, des orateurs faciles et diserts; tandis que le meilleur écrivain, le plus sublime orateur ne pourra devenir un homme d'État, si la nature n'a pas donné à son âme la trempe nécessaire, à son esprit les qualités requises; si elle lui a dénié les penchants et les passions qui le rendent propre à une vie tumultueuse et agitée, ou si, heureusement pour lui, elle lui en a conféré qui lui sont contraires.
Laissez de côté les historiens, qui tous, sur la foi les uns des autres, accolent à certains noms des jugements formulés d'avance; étudiez les faits dans les écrits contemporains, dans les actes publics, et vous serez convaincu que ce n'est pas un homme d'État ordinaire que celui qui a négocié le traité de Munster et conclu la paix des Pyrénées; qui a donné l'Alsace à la France, et préparé de loin ses droits au riche héritage de l'Espagne; qui a terminé la guerre civile et la guerre étrangère; qui a rétabli l'autorité royale dans toute sa majesté et sa force; et qui, après avoir pris les rênes de l'État, envahi, déchiré et affaibli, le laissa, en mourant, tranquille au dedans, puissant et respecté au dehors. Non, le ministre qui fut le collaborateur de Richelieu, et qui forma Colbert, n'est pas tel que nous le dépeignent ceux qui ont cru pouvoir écrire l'histoire de ces temps d'après les satires des frondeurs, les harangues des parlementaires, et l'insidieux mais habile factum que le cardinal de Retz, nous a laissé sous le titre de Mémoires.
Il existe entre Mazarin et Retz, considérés comme hommes d'État, toute la distance qui sépare celui qui s'est montré capable de conduire un grand royaume au milieu des circonstances les plus difficiles, et celui qui a prouvé qu'il ne savait pas se conduire lui-même, lors même que le sort le favorisait. Dans cette seconde guerre de Paris surtout, on peut dire que Retz n'a commis que des fautes; et il ne sembla avoir employé toutes les ressources de son esprit et tous les efforts de son éloquence que pour marcher plus sûrement à sa perte et y entraîner ses amis, et avec eux Gaston, qui s'abandonna trop à ses conseils. La présomption et la vanité de Retz l'aveuglèrent jusqu'à la fin. Si après le massacre de l'hôtel de ville, au lieu d'armer et de se fortifier dans le clos de l'Archevêché [623], il eût pris le prétexte des désordres qui avaient eu lieu, et de l'anarchie qui régnait dans Paris, pour se retirer dans ses terres, loin de la cour et des factions qui concouraient à le repousser et à se défier de lui, il eût acquis l'estime publique, il se fût réconcilié avec la reine; il aurait infailliblement obtenu par la suite, dans les affaires, l'influence due à ses talents, à sa dignité d'archevêque, à l'empire qu'il exerçait sur le clergé et sur une portion du peuple de Paris. Même après avoir laissé échapper cette occasion, il eût encore pu arriver au même résultat, lorsque, à la tête de la députation du clergé, il se présenta devant le roi, pour le supplier de rentrer dans sa capitale. S'il eût mis à profit cette mission, où il étala tant de luxe et de magnificence [624]; s'il eût agi avec sincérité envers son souverain; si sa conduite et ses sentiments eussent été d'accord avec les paroles qu'il prononça en cette occasion; si le chapeau de cardinal, qu'il reçut alors des mains du monarque, avait été pour lui, comme il devait l'être, le gage d'une noble et pieuse réconciliation, sa destinée, à la suite des crises de sa jeunesse, eût été aussi utile, aussi brillante qu'elle a été inutile et obscure. Si même, après les mauvais conseils donnés à Gaston, il avait accepté l'offre que lui faisait le gouvernement de payer une partie de ses dettes et de consentir à partir pour Rome chargé d'une mission à laquelle on eût attaché de forts émoluments, il eût pu conserver son rang, sa dignité et ses richesses, et récompenser tous ceux qui l'avaient soutenu dans sa rébellion, et dont il occasionnait la disgrâce. Mais, de même qu'il avait d'abord cédé à l'orgueil impolitique de tenir tête, dans Paris [625], au prince de Condé, il voulut, malgré les conseils de ses amis, rester encore dans la capitale après la rentrée du roi. On avait attribué généralement à son influence la retraite de Mazarin, quoiqu'elle fût due à une autre cause: or, rien n'est souvent plus désastreux que de paraître revêtu d'une puissance plus grande que celle que l'on possède [626]. Retz s'aveugla sur sa position: il ne sut pas prévoir, cet homme d'État, que tous les partis lui attribueraient leur défaite, et qu'aucun ne le soutiendrait [627]. Ce fin politique se laissa prendre aux paroles que lui adressa le monarque adolescent, lorsqu'il se rendit au Louvre pour le complimenter avec son clergé; et il ne comprit pas que ces paroles avaient été dictées. Ce galant si habile à ruser avec les femmes, ce séducteur si adroit, fut, comme un jeune novice, la dupe de sa fatuité, et se laissa amorcer par la doucereuse coquetterie d'une reine qui le haïssait. Cet orateur si habitué aux succès se crut populaire parce qu'il attirait la foule à ses sermons; et cependant la princesse Palatine, qui, quoique royaliste, ne pouvait sans peine voir succomber cet illustre associé de ses anciennes conspirations, l'exhortait à fuir. Elle ne lui cacha point qu'on était décidé à l'écarter à tout prix, même par le sacrifice de sa vie [628]: le public sembla l'en avertir, lorsque, à une représentation de Nicomède, il lui fit, par des acclamations, l'application de ce vers:
Quiconque entre au palais porte sa tête au roi [629].
Cependant avec Mazarin ce n'était pas là le genre de danger qui menaçait Gondi. Cet habile ministre comprenait combien l'arrestation de l'ancien chef de la Fronde serait utile au pouvoir dans l'esprit des peuples, comme signe de force, et combien pourrait lui nuire un lâche assassinat, indice de faiblesse et de cruauté [630]. Gondi, quoique dûment prévenu, considéra comme un manque de courage de déférer aux avis qui lui étaient donnés [631]; lui qui avait vu saisir et conduire en prison le premier prince du sang, le vainqueur de Rocroi, crut que l'on n'oserait pas attenter à sa liberté, parce qu'il était revêtu de la pourpre ecclésiastique. Il avait dit lui-même au président de Bellièvre qu'il avait deux bonnes rames en main, dont l'une était la masse du cardinal, et l'autre la crosse de Paris [632]: pourquoi donc ne se mettait-il pas en une position où l'on n'aurait pu lui ôter la liberté de faire mouvoir ses rames, et s'obstinait-il à pousser sa barque contre des écueils où elles devenaient inutiles?
Il fut enfin arrêté et incarcéré [633], et cet événement causa l'exil, la fuite ou la ruine de tous ses amis, de tous les adhérents qu'il avait dans Paris; ce fût le commencement des malheurs qui le poursuivirent pendant une grande partie de sa vie. Les fautes qu'il a commises, et qui amenèrent ce résultat, font d'autant plus de peine qu'il supporta l'adversité avec courage et avec dignité; qu'à des talents de l'ordre le plus élevé il joignit des qualités aimables. Il méritait sous plusieurs rapports l'admiration et l'attachement que madame de Sévigné professait pour lui. Il avait de l'élévation dans l'âme, un cœur sensible, généreux, capable de dévouement, et sincère dans le commerce de l'amitié. On ne pouvait lui reprocher ni les petitesses, ni l'égoïsme, ni la basse cupidité de Mazarin; et l'histoire lui aurait accordé la supériorité sur son rival, si elle jugeait les personnages qu'elle évoque devant son tribunal d'après leurs vertus privées, et non sur leurs actes publics. Mais ce n'est pas ainsi qu'elle procède: elle ne considère les qualités et les défauts des hommes que par leurs résultats sur les destinées des peuples. Le mérite et le démérite des actions humaines, considérés sous le point de vue de l'éternelle justice, ne lui appartiennent pas, et dépendent d'une juridition plus élevée que la sienne.