Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)
CHAPITRE XXVII.
1652-1653.
Motifs qui ont fait préférer à l'auteur de cet ouvrage la forme des mémoires à celle de l'histoire.—Condé, rentré dans Paris, va siéger au parlement.—Réprimandes sévères qu'on lui adresse.—Pourquoi l'arrêt du parlement ne s'opposait pas à sa présence dans Paris.—Le parlement, abandonné du peuple de Paris, se trouve sans force.—Il redoute également Mazarin et Condé.—Madame de Longueville pousse Condé à la guerre.—La Rochefoucauld et Nemours l'engagent à faire la paix.—La duchesse de Châtillon devient la maîtresse de Condé et son négociateur auprès de la cour.—Mort de Chavigny, de Brienne, et de Bouillon.—Divisions entre ceux du parti de Condé.—Haine entre Nemours et de Beaufort.—Noms des hommes éminents du parti des princes.—Détails sur Chabot.—Son mariage avec mademoiselle de Rohan.—Madame de Rohan, douairière, s'y oppose.—Elle prétend que Tancrède est son fils, et doit hériter des biens de son mari.—Celui-ci est tué dans un combat.—Rohan-Chabot se réconcilie avec sa belle-mère.—Il fait enregistrer ses lettres de duc et pair, et continue à être amoureux de madame de Sévigné.
Quant à Condé et à Gaston, ils ne dirigèrent pas les événements, ils se laissèrent gouverner par eux. Ils ne donnèrent pas l'impulsion, ils la reçurent. Le détail des faits peut seul nous donner une idée exacte des incertitudes de leur esprit et des variations de leurs projets. Revenons donc à ce qui se passa à la suite du combat de Bléneau. Ce récit achèvera de nous mieux faire connaître tous les personnages de la Fronde, même ceux que nous avons déjà essayé de peindre. Dans cet ouvrage, où rien de ce qui concerne madame de Sévigné ne doit être omis, nous nous sommes proposé aussi de peindre le monde où elle a vécu, et, pour atteindre ce but, l'allure libre et irrégulière des mémoires nous a paru préférable à la marche compassée de l'histoire. Celle-ci retrace la vie des États; elle doit classer les grands événements, les raconter tous, les astreindre à l'ordre des dates, et ne point s'occuper des existences individuelles et des aventures privées; et ce sont précisément celles dont nous entretenons le plus longuement les lecteurs, parce que par là nous leur présentons une image plus vive, plus fidèle de chaque personne et de chaque époque. Selon qu'il est nécessaire à nos desseins, tantôt nous anticipons sur l'avenir, tantôt nous rétrogradons dans le passé. Nous ne rappelons les faits généraux qu'autant qu'ils sont nécessaires pour éclairer les faits particuliers; mais dans la Fronde ce sont ceux-ci qui ont entraîné les faits généraux, et on ne peut les isoler les uns des autres. De là les développements où nous sommes forcé de nous livrer pour ne pas laisser incomplète cette partie de notre ouvrage et répandre plus de clarté sur celles qui la suivront.
Condé, encore ensanglanté de la victoire qu'il venait de remporter sur les troupes du roi, rentra dans Paris, et vint siéger sur les fleurs de lis, dans ce même parlement qui l'avait déclaré criminel de lèse-majesté. Le président Bailleul et Amelot ne craignirent pas de lui adresser des réprimandes sévères sur cette insulte faite aux lois et à la justice. Mais l'arrêt qui condamnait Condé portait en même temps que l'exécution en serait suspendue jusqu'à ce que Mazarin fût sorti du royaume. Condé pouvait donc légalement se présenter au parlement. La nécessité de se justifier lui en fournissait le prétexte [634], et les termes de l'arrêt lui en conféraient le droit. Il pouvait résider à Paris tant que Mazarin serait en France; et lors même que le parlement eût voulu l'expulser de la capitale, la haine contre Mazarin était encore trop générale, le parti de la Fronde encore trop nombreux, l'influence de Beaufort sur la populace de Paris trop grande, pour que le parlement eût l'espoir de se voir obéi. Tout ce qu'il pouvait faire, soutenu par la garde bourgeoise, par le prévôt des marchands, Lefebvre, et par le gouverneur de Paris, le maréchal de L'Hospital, tous deux secrètement dans les intérêts du roi, c'était de ne pas permettre que Condé introduisît des troupes dans Paris, dont l'entrée était aussi interdite aux troupes royales.
Toutes les forces de l'opposition dirigées contre Mazarin résidaient donc dans Condé. Tous les partis qui la formaient, ceux-là même qui étaient les moins favorables à ce prince, ne pouvaient se déguiser qu'ils étaient à la discrétion du premier ministre, si Condé faisait sa paix. On pouvait, au contraire, forcer la cour à expulser Mazarin, ou obtenir des conditions favorables si Condé continuait la guerre. La crainte ou l'espérance de chacune de ces alternatives donnait donc une grande activité aux intrigues qui s'agitaient autour de ce prince. A la tête du parti qui le poussait à la guerre était sa sœur, la duchesse de Longueville, que la paix eût obligée à se réunir à son mari. Aussi s'empressait-elle de compromettre son frère en s'unissant aux Espagnols. Par ses lettres, par les émissaires de l'Espagne, par ses amis, par Chavigny, elle excitait Condé à rompre toute négociation avec la cour [635]. Les ducs de La Rochefoucauld et de Nemours étaient les chefs de ceux qui, parmi les partisans de Condé, voulaient qu'il fît sa paix avec Mazarin [636]. Ils étaient d'avis qu'il devait abandonner le duc d'Orléans, le parlement et la Fronde, afin d'obtenir des conditions plus avantageuses pour lui seul et pour tous ceux qui s'étaient attachés à sa personne. La Rochefoucauld pensa qu'il lui serait impossible de faire adopter son plan de conduite à Condé, s'il ne parvenait pas à le soustraire entièrement à l'influence de la duchesse de Longueville et à celle de Chavigny; et il imagina d'employer dans ce but les charmes de la duchesse de Châtillon. Condé en était toujours amoureux; mais le duc de Nemours, à son retour de Flandre, où il s'était rendu pour ramener dans l'armée des princes des troupes espagnoles, n'avait pu revoir celle dont il avait été si violemment épris sans lui renouveler ses protestations d'amour, sans lui demander pardon des infidélités que les séductions de la duchesse de Longueville lui avaient fait commettre. La duchesse de Châtillon, qui par le retour de cet amant, qu'elle n'avait pas cessé d'aimer, se trouvait flattée dans son orgueil, satisfaite dans sa haine contre la duchesse de Longueville, et contentée dans ses affections, n'eut pas de peine à recevoir le coupable en grâce. La réconciliation fut entière et sincère de part et d'autre, et eut toute la force d'un naissant attachement. La Rochefoucauld avait d'abord vu cette réconciliation avec plaisir, parce qu'elle le vengeait de l'abandon et de l'infidélité de la duchesse de Longueville; mais il en fut ensuite contrarié, parce qu'elle s'opposait à ses desseins. Il comprit que le manége et les ressources de la coquetterie ne suffiraient pas à la duchesse de Châtillon pour obtenir sur Condé l'empire nécessaire à la réussite de ses projets. Pourtant il s'efforça de la rendre l'instrument de ses desseins; il flatta sa vanité, exalta son ambition; il lui fit comprendre qu'il dépendait d'elle de se rendre la souveraine de l'État: que pour cela il ne s'agissait que de diriger sur Condé l'effet de ses charmes; mais il lui démontra aussi la nécessité de se livrer à lui sans aucun partage. Il fit comprendre au duc de Nemours que s'il parvenait à comprimer ses sentiments, à dompter sa jalousie, il pouvait, en se servant auprès de Condé de la duchesse de Châtillon, devenir l'arbitre de la paix ou de la guerre, jouer le premier rôle dans les négociations qui se poursuivaient, et s'assurer les conditions les plus avantageuses pour lui-même. Toute la jeune noblesse de cette époque était livrée aux passions qui agitent le plus puissamment le cœur de l'homme, la volupté, l'ambition et la cupidité: chacune de ces passions devenait un moyen de suffire aux exigences de celle qui se trouvait la plus forte. Nemours, qu'elles dominaient, entrevit la possibilité de les satisfaire toutes en imposant pendant quelque temps silence à l'une d'elles. La duchesse de Châtillon elle-même, excitée par l'espoir de se venger doublement de la duchesse de Longueville en lui enlevant son frère, après lui avoir repris son amant, aida Nemours à consommer son sacrifice [637]. Il consentit à ce qu'on lui proposait, et le plan du duc de La Rochefoucauld reçut son exécution. Le prince de Condé donna en toute propriété le beau domaine de Merlou à la duchesse de Châtillon, qui n'en possédait que l'usufruit [638]. Elle devint sa maîtresse déclarée [639]. C'était chez elle qu'il donnait tous ses rendez-vous, et que se tenaient tous les conseils relatifs aux affaires de son parti. La duchesse de Châtillon crut ennoblir le rôle qu'elle jouait, en se chargeant de conduire les négociations de ce parti. C'est à ce titre qu'elle parut à la cour avec faste et avec éclat. Elle y fut reçue avec toutes les déférences que réclamait l'importance de sa mission. L'ascendant qu'elle avait pris sur le prince de Condé était une bonne lettre de créance, et donnait du poids à ses paroles. Cependant elle avait plus de beauté que d'esprit et de finesse; et Mazarin, qui ne désirait que gagner du temps, se félicita d'avoir à traiter avec un tel diplomate. Chavigny, son ancien collègue sous Richelieu, qui aurait pu lui être opposé, fut écarté, par les motifs que nous avons déjà développés. Le succès du piquant libelle que le caustique et spirituel coadjuteur composa contre Chavigny [640]; les menaces et les injures outrageantes que lui adressa, en présence de toute son escorte, le prince de Condé, lorsqu'il eut découvert ses ruses, ses intrigues et ses projets, si différents des siens; l'ennui de se trouver éloigné du théâtre des affaires, lui causèrent un tel chagrin qu'il en mourut, quoiqu'il ne fût âgé que de quarante-quatre ans. Brienne, qui, sincèrement dévoué à la reine mère, n'avait jamais ployé sous Mazarin, et qui était un de ceux qui croyaient nécessaire de sacrifier ce ministre à la paix publique, mourut aussi alors [641]. On perdit encore le duc de Bouillon, qui, par sa naissance et sa haute capacité, aurait pu prétendre à la première place dans le conseil. Ainsi tout semblait favoriser Mazarin, et la destinée prenait soin de le débarrasser de ceux qui auraient pu mettre obstacle à sa fortune.
La combinaison formée par le duc de La Rochefoucauld ne fit qu'augmenter la désunion qui existait déjà dans le parti de Condé. Nemours haïssait le duc de Beaufort, dont il avait épousé la sœur; femme douce, bonne, indulgente, vertueuse, qui, s'il l'avait aimée, aurait réussi à rétablir l'harmonie entre son frère et son mari. On se rappelle qu'une querelle s'était élevée entre eux au sujet du commandement de l'armée. Nemours était persuadé qu'alors il avait été grièvement offensé, et qu'il n'avait obtenu qu'une réparation insuffisante. Beaufort avait beaucoup d'empire sur le petit peuple de Paris, et jouissait d'une grande faveur auprès de Condé, auquel il ne pouvait inspirer aucune jalousie. Ce fut un motif de plus pour Nemours, qui souffrait de la violence qu'il faisait à ses sentiments à l'égard de la duchesse de Châtillon et de Condé. Ne pouvant s'attaquer à ce prince, il lui semblait qu'en se vengeant de lui sur Beaufort, il laverait dans le sang de celui-ci l'offense faite à son honneur et les blessures faites à son amour. Cependant Condé employait tous ses efforts pour réconcilier les deux beaux-frères: tous deux lui étaient nécessaires. Les ducs de La Rochefoucauld, de Beaufort, de Nemours et de Rohan-Chabot, étaient les hommes les plus éminents de son parti.
Ce dernier, par lui-même, et par sa femme, le servait avec chaleur. Il avait épousé la fille de ce Henri de Rohan, duc et pair de France, dont nous avons des Mémoires, et qui fut un des plus grands hommes de son temps [642]. Rien n'étonna plus que ce mariage d'une fille unique, de la seule héritière de Rohan, si belle, si orgueilleuse, que le comte de Soissons avait pense épouser, à laquelle s'étaient offerts le duc de Weimar, chargé des lauriers de la victoire, et le beau duc de Nemours, l'aîné des princes de la maison de Savoie. Elle leur préféra un cadet de la famille de Chabot, un simple gentil-homme sans établissement, sans illustration, sans fortune. Chabot n'était pas remarquable par la beauté des traits de son visage, mais il était bien fait, spirituel, et dansait avec une grâce admirable. Il s'aperçut qu'il plaisait à la jeune héritière de Rohan; il s'attacha à ses pas, et négligea sa carrière militaire, afin de pouvoir lui faire assidûment sa cour. «Cet amour, dit Mademoiselle, dura quelques années, et donna lieu à une infinité de jolies intrigues.» Chabot, qui se faisait chérir par ses qualités sociales, eut l'adresse d'intéresser à la réussite de ses desseins la plupart des personnes qui approchaient le plus souvent de mademoiselle de Rohan, et qui avaient le plus d'influence sur son esprit; entre autres, la marquise de Pienne, depuis comtesse de Fiesque, sa cousine germaine, et son cousin germain le duc de Sully. C'est dans le château de celui-ci que se fit le mariage [643]. Mais le plus puissant appui de Chabot dans toute cette affaire avait été le prince de Condé, alors duc d'Enghien. Chabot s'était rendu le confident du prince auprès de mademoiselle du Vigean. D'Enghien alors commandait les armées royales contre la Fronde, et avait un grand ascendant sur le cardinal et sur la reine régente. Il en profita pour les faire consentir au mariage de mademoiselle de Rohan et de Chabot, et pour faire donner à celui-ci un brevet de duc et pair, afin que mademoiselle de Rohan ne perdit pas son rang lorsqu'elle serait devenue sa femme. La seule condition de cette insigne faveur fut que Chabot, qui était protestant, ferait élever ses enfants dans la religion catholique [644]. Mais la mère de la nouvelle mariée, Marguerite de Béthune, fille du grand Sully, duchesse douairière de Rohan, femme galante, dit Lenet, pleine d'esprit, et possédant tous les talents propres à la cour, furieuse de n'avoir pu réussir à empêcher ce mariage, eut recours au plus étrange des expédients pour frustrer sa fille de tous ses droits à l'héritage paternel. Elle fit paraître un fils, le disant d'elle et de Rohan. Elle l'avait fait élever secrètement, et avait jusque alors caché sa parenté, par la raison, disait-elle, que son mari était brouillé avec la cour. Elle accusait mademoiselle de Rohan de l'avoir fait enlever et conduire en Hollande, où elle lui payait une pension. Ce jeune homme était connu sous le nom de Tancrède, et était sans aucun doute un fils naturel de la duchesse douairière de Rohan. Elle lui donna un train, une maison, et le nom de duc de Rohan; elle lui fit engager, en cette qualité, un procès au parlement contre Rohan-Chabot et sa femme, à l'effet d'être mis en possession, comme aîné, de tous les biens de la maison de Rohan. Tancrède, qui voulait se rendre digne par sa valeur du grand capitaine qu'il réclamait pour père, cherchait toutes les occasions de se montrer avec éclat, et fut tué dans un combat contre les Parisiens, lors de la première guerre de la Fronde [645]. Sa mort termina ce romanesque procès. La duchesse douairière de Rohan se réconcilia sincèrement avec sa fille, qui ne s'opposa point à ce que le jeune Tancrède, qui ne pouvait plus nuire à ses intérêts, fût inhumé comme enfant légitime [646].
Le duc de Rohan-Chabot fut donc ainsi délivré de toute inquiétude relativement à la possession de l'immense fortune qu'il avait acquise par son mariage; mais il n'en était pas de même de son titre de duc et pair. Pour jouir de toutes les prérogatives qui s'y trouvaient attachées, il fallait que le brevet du roi qui le lui conférait fût vérifié et enregistré au parlement de Paris: un arrêt de ce parlement ordonnait qu'aucune vérification de ce genre ne pourrait avoir lieu tant que le cardinal Mazarin serait en France. Cet obstacle n'arrêta point Rohan-Chabot. Il profita du moment où Condé, par les émeutes populaires qu'il avait suscitées, avait imprimé une sorte de terreur dans Paris; et, en partie par crainte, en partie par ses amis et ceux de Condé, il parvint à faire vérifier et enregistrer son brevet, et à être reçu duc et pair dans une séance solennelle du parlement [647], nonobstant les oppositions de Châtillon, de Tresmes, de Liancourt, de la Mothe-Houdancourt, qui avaient obtenu avant lui des lettres de ducs et pairs, et n'avaient pu encore, à cause de l'arrêt, en obtenir la vérification et l'enregistrement.
Ainsi le duc de Rohan-Chabot devait en partie à l'appui du prince de Condé son nom, son rang et sa fortune; mais comme il était aussi redevable de tout cela à Mazarin et à la reine, ce n'est qu'avec regret qu'il s'était vu obligé, pour rester fidèle à Condé, de se déclarer contre le roi. Aussi était-il un des plus ardents dans le parti de ceux qui voulaient la paix, et par conséquent un de ceux que Condé employait avec le plus de confiance dans ses négociations avec Mazarin [648]. La duchesse de Rohan-Chabot était à cet égard dans les mêmes sentiments que son mari. D'un caractère énergique et altier, elle dominait ses volontés, mais non pas ses affections; et depuis quelque temps il s'abandonnait sans partage à l'amour dont il était épris pour la marquise de Sévigné [649].