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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)

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CHAPITRE XXXII.
1652-1653.

Effet que produit sur les esprits l'existence d'un gouvernement ou sa désorganisation.—Les habitants paisibles de la France désespèrent d'y voir renaître la tranquillité.—Plusieurs songent à l'abandonner.—Balzac veut se transporter en Hollande.—Ce qu'il écrit à Conrart à ce sujet.—Conrart et le duc de Montausier empêchent Balzac d'exécuter son projet.—Le duc de Montausier est blessé en faisant la guerre contre les rebelles.—Inconvénients de la guerre pour Balzac.—Il ne peut recevoir les nouveaux livres de Paris.—Sa lettre à Conrart à ce sujet.—Explications sur cette lettre.—Détails sur Salmonet de Montet.—Sur Ogier.—Sur l'ouvrage de Ménage, intitulé Miscellanea.—Idylle de ce recueil, dédiée à madame de Sévigné.—Vers de cette dédicace.—Reproche de poëte fait par Ménage à madame de Sévigné, qui manque de vérité.—L'affaire du duc de Rohan et du marquis de Tonquedec le démontre.

Nous l'avons déjà dit, tant que l'autorité publique maintient l'exercice des lois et de l'administration, qu'elle lève régulièrement des impôts et s'appuie sur des armées disciplinées et obéissantes, quelles que soient les attaques dont elle est l'objet, on se refuse à croire qu'elle puisse jamais être arrêtée dans son action. Les moyens qu'elle a de se soutenir sont si concentrés, si nombreux et si puissants, ceux de ses adversaires toujours si disséminés et si faibles, qu'on n'imagine même pas comment ceux-ci pourraient opérer un bouleversement: et en effet, il n'aurait jamais lieu si cette opinion ne donnait pas au pouvoir lui-même une idée exagérée de sa force, un aveuglement et un orgueil qui lui font mépriser cette sage défiance, cette continuelle vigilance, nécessaires à sa durée; s'il ne se livrait pas, dans son indolence, aux mains de l'impéritie et de la trahison. Lorsque les factions ont pris la place de cette autorité publique anéantie, on a aussi peine à comprendre comment l'ordre pourra renaître du sein du désordre; et comme alors tous les partis parlent un langage également faux, parce qu'il est toujours passionné ou hypocrite, l'honnête homme éclairé qui les méprise tous, dont toutes les habitudes sont contrariées, toutes les jouissances troublées, toutes les espérances dissipées par la tempête, se détache de sa patrie; ou plutôt il songe alors à aller chercher sous un gouvernement régulier le repos, dont il ne prévoit plus pouvoir goûter les douceurs dans le pays qui l'a vu naître.

Telles étaient les dispositions où se trouvait Balzac à l'époque de cette seconde guerre de la Fronde. Cette ancienne gloire, cet ancien soutien de l'hôtel de Rambouillet, regardé alors comme le premier écrivain en prose que la France possédât, tâchait de prolonger son existence par un régime constant, et, comme il le dit lui-même, par des débauches régulières de lait d'ânesse. Retiré à sa terre de Balzac, près d'Angoulême, les dissensions qui déchiraient la France l'affectaient si douloureusement, que, malgré la débilité de l'âge et la faiblesse de sa santé, il avait pris la résolution de se retirer en Hollande. Le 10 mai de cette année 1652, c'est-à-dire après la nouvelle de l'entrée de Condé à Paris, il écrivait à son ami Conrart, qui était resté dans la capitale pendant cette terrible lutte: «Si Dieu n'a pitié de nous, et ne nous envoie bientôt sa fille bien aimée, qui est madame la Paix, je suis absolument résolu de fuir des objets qui me blessent le cœur par les yeux. Quand je serais plus caduc et plus malade que je ne suis, je sortirais du royaume, au hasard de mourir sur la mer, si je m'embarque à La Rochelle, ou de mourir dans une hôtellerie, si je fais mon voyage par terre [744]

Balzac eût, malgré les instances de Conrart, exécuté son projet, sans les blessures que reçut le duc de Montausier en combattant contre les rebelles. Le duc se vit forcé de revenir à Angoulême pour se faire soigner, et il resta longtemps dans un état de faiblesse qui lui interdisait toute occupation. La société et les entretiens de Balzac devinrent pour Montausier la plus agréable de toutes les distractions aux maux qu'il endurait; il le pria de ne pas l'en priver, et fit tous ses efforts pour l'engager à renoncer au projet qu'il avait conçu. De son côté, Balzac retrouva dans le commerce intime de M. et de madame de Montausier un charme qui lui rappelait les beaux jours de l'hôtel de Rambouillet [745]. Cette circonstance empêcha donc Balzac d'aller mourir ailleurs que dans sa patrie; mais il souffrait vivement des privations que la guerre lui imposait, et surtout de l'interruption des courriers et des voitures, qui l'empêchait de recevoir les lettres que son ami Conrart lui écrivait et les livres qu'il lui envoyait.

Le 20 juillet, c'est-à-dire après avoir reçu des nouvelles du combat de Saint-Antoine et du massacre de l'hôtel de ville, il lui écrivait:

«Ayant appris les nouvelles générales, et n'ayant point eu des vôtres particulières, je ne puis que je ne sois en peine de vous, de M. de Grasse (Godeau) et de M. de Chapelain. Je crains tous les coups de la tempête pour des biens si rares et si précieux, pour des biens que j'ai dans le vaisseau agité. Dieu veuille calmer votre Paris et rassurer nos provinces! Ne fera-t-il pas descendre du ciel en terre cette fille bien aimée pour laquelle je soupire jour et nuit? Il y a dans la maladie de l'État je ne sais quoi de divin qui se moque de la raison humaine. Aristote, Tacite, Machiavel, ne verraient goutte dans nos ténèbres. Toute la prudence est ici accablée par la force du destin; les moindres de ces désordres sont ceux qui troublent le commerce de nos Muses; et néanmoins je ne les estime petits que par la raison des plus grands. Car en effet quel malheur d'être privé pendant si longtemps de la consolation de nos livres, de nos chastes et innocentes voluptés! de ne plus rien voir de Port-Royal et de la boutique des Elzevirs! de ne pouvoir lire ni les remontrances de M. Salmonet, ni les vers de Ménage, ni les sermons de M. Ogier!»

Ainsi, nous apprenons par cette lettre que tout ce qui sortait de la plume des solitaires de Port-Royal attirait aussitôt l'attention des savants comme des gens du monde. Quant à Salmonet, il était, ainsi que son frère, attaché au service du cardinal de Retz; et tous deux le suivirent à Nantes [746], et partagèrent sa captivité. Le dernier, qu'on nommait de Montet, du nom de sa famille, fut depuis lieutenant-colonel du régiment écossais de Douglas, et tué en Alsace; l'autre Robert de Montet de Salmonet, dont parle Balzac, s'était fait un nom par une histoire des derniers troubles d'Angleterre, et venait de publier, sous le voile de l'anonyme, mais avec l'approbation du cardinal de Retz, une brochure in-folio de 72 pages, sortie des presses du fameux imprimeur Antoine Vitré, intitulée: Remontrance très-humble faite au sérénissime prince Charles II, roi de la Grande-Bretagne, sur les affaires présentes [747]. Cet écrit de circonstance fut alors regardé comme un chef-d'œuvre; son succès et son titre seul prouvent suffisamment qu'alors l'usurpation de Cromwell n'était pas tellement consolidée qu'on n'entretînt encore en France des espérances de voir remonter Charles II sur le trône. Ogier, si peu connu aujourd'hui, était un prédicateur célèbre et grand littérateur [748], faisant, comme beaucoup de littérateurs de cette époque, de petits vers et des dissertations critiques, et mêlant les combats littéraires aux exercices de sa profession. Il avait pris, en gardant l'anonyme, la défense de Balzac contre le père Goulu, général des feuillants; et son apologie fut trouvée si belle, que Balzac fut soupçonné d'avoir eu la faiblesse de vouloir passer pour en être l'auteur. A l'époque de la lettre de Balzac que nous venons de transcrire, Ogier venait de publier, sous le titre singulier d'Actions publiques [749], le premier volume des sermons qu'il avait prêchés à Paris. Il paraît que la beauté de son débit avait beaucoup servi à sa réputation; car lorsque Balzac l'entendit prêcher pour la première fois dans l'église de Saint-Cosme, il dit: «Ce théâtre est trop petit pour un si grand acteur [750].» On conçoit, d'après ces antécédents, l'impatience que Balzac avait de lire dans leur première nouveauté, des compositions dont il avait conçu une idée si avantageuse.

Le désir qu'il éprouvait de lire les vers de son ami Ménage n'était pas moins grand; mais il fut assez promptement satisfait, car six semaines après les doléances qu'il avait faites à Conrart il reçut le précieux volume in-4o intitulé Miscellanea (Mélanges) [751], le premier ouvrage que Ménage ait publié. Ce recueil, aujourd'hui si peu lu et même si peu connu, fit alors sensation dans le monde littéraire, et donna lieu à des éloges et à des critiques [752]. Plusieurs des pièces qu'il renferme avaient déjà paru séparément, ou dans d'autres recueils. Celui-ci se fit longtemps attendre; car le privilége du roi qui en permettait l'impression est du mois de mai 1650, et il ne fut achevé d'imprimer que le 27 août 1652. Le bon Balzac dut être ravi en recevant ce volume; il y trouvait d'abord en tête un beau portrait de Nanteuil, qui lui retraçait les traits de son ami Ménage; puis une dédicace en latin à M. de Montausier, qui prouve que Ménage, quoique alors aux gages du coadjuteur, ne reniait point ses anciennes amitiés, et ne craignait pas, an milieu des plus grandes fureurs de la Fronde, de donner à un royaliste zélé les louanges qu'il méritait, et même de souhaiter qu'il triomphât dans les combats qu'il livrait aux rebelles: Vale et vince, dit-il en finissant. Qu'on ne croie pas cependant que cette épître soit de la même date que le reste du recueil. Non; Ménage l'écrivit au moment même où il envoyait son livre à l'impression. Elle est datée du 9 avril 1652; et alors le cardinal de Retz ne désirait pas le succès de Condé, et voyait avec plaisir les résistances que les royalistes lui opposaient dans le midi.

Balzac trouvait ensuite dans ce volume plusieurs pièces à lui dédiées, qui contenaient ses louanges; puis les bouffonnes et spirituelles caricatures accompagnant les pièces écrites en latin contre un professeur de grec au Collége de France, devenu célèbre par ses ridicules, son avarice, ses habitudes de parasite, l'âcreté de ses sarcasmes, souvent spirituels, contre tous les gens de lettres en réputation; ce qui fit composer contre lui un si grand nombre d'épigrammes et de satires, qu'on en a depuis formé un recueil qui n'a pas moins de deux volumes [753]. Après ce piquant écrit, Vita Mamuræ, qui avait déjà paru imprimé dans un premier recueil contre Montmaur, et que Ménage avait composé à l'âge de vingt-quatre ans, Balzac retrouvait plusieurs pièces du spirituel Sarrazin et d'autres beaux esprits, que probablement il avait entendu lire autrefois à l'hôtel de Rambouillet; ensuite des pièces de vers en grec, en latin et en français, toutes composées par Ménage, dont la muse ne se contentait pas de sa langue maternelle et traînait à sa suite toutes les langues savantes. Cependant il s'abusait, le docte Ménage, de vouloir donner à sa renommée toutes sortes de trompettes: c'était le moyen de n'obtenir de retentissement d'aucune. Il en est du poëte comme du musicien, qui n'excitera jamais notre admiration par les merveilles de son exécution si, au lieu de tirer vanité de pouvoir exercer son art sur un grand nombre d'instruments, il ne cherche pas à en reculer les bornes en consacrant sur un seul tous ses efforts, et en tâchant d'y surpasser tous ses rivaux. L'ingénieuse antiquité n'a donné au dieu des vers et de l'harmonie qu'une seule lyre.

Quoi qu'il en soit, une idylle intitulée le Pêcheur, ou Alexis, dédiée à madame la marquise de Sévigné, et précédée d'une longue tirade de vers à sa louange, se trouve dans le même volume, et explique suffisamment les détails qu'on vient de lire. Cette pièce est le premier hommage public rendu à celle qui fait l'objet de ces Mémoires; et quoiqu'elle n'ait paru qu'en 1652, elle a du être composée au plus tard en 1649, c'est-à-dire entre les deux Frondes, et avant que madame de Sévigné fût devenue veuve. Elle commence ainsi, dans cette première édition des poésies françaises de Ménage [754]:

Des ouvrages du ciel le plus parfait ouvrage,

Ornement de la cour, merveille de notre âge,

Aimable Sévigné, dont les charmes puissants

Captivent la raison et maîtrisent les sens;

Mais de qui la vertu, sur le visage peinte,

Inspire aux plus hardis le respect et la crainte...

Nous ne transcrirons pas les vers qui suivent, parce que plus emphatiques encore que ceux-ci, ils donnent une idée encore plus fausse, s'il est possible, de madame de Sévigné, de sa manière d'être dans le monde et des sentiments qu'elle y faisait naître. Dans tous les ouvrages que Ménage publia par la suite, il saisit toutes les occasions de faire l'éloge de madame de Sévigné. «Le nom de madame de Sévigné, disait l'évêque de Laon, est dans les ouvrages de Ménage ce qu'est le chien du Bassan dans les portraits de ce peintre; il ne saurait s'empêcher de l'y mettre [755]

Sans fiel, sans haine, bonne et indulgente pour tous, madame de Sévigné n'embrassa avec chaleur aucun des partis qui divisaient la France. Son bon sens, son esprit, sa vertu, lui firent connaître ce qu'il y avait de faux, d'exagéré, de coupable, de haïssable dans chacun d'eux; et quoique par sa parenté, par ses amis, par l'indépendance de sa position, et peut-être aussi par celle de son caractère, elle inclinât pour l'opposition, pour la Fronde, pour ces puissants raisonneurs de Port-Royal, cependant elle mit tant de modération dans sa conduite, elle se concilia tellement la bienveillance des personnes dont les opinions ne s'accordaient pas avec les siennes, que dans l'intervalle de paix qui eut lieu entre les deux Frondes, quand Ménage composa son idylle, elle fut bien reçue à la cour, et en fit, comme il dit, l'ornement. Durant la seconde Fronde, pendant le feu de la guerre civile, lorsque les partis se trouvaient les plus animés les uns contre les autres, à l'époque où Ménage publia ses Mélanges, elle avait conservé toutes les connaissances qu'elle avait acquises parmi les royalistes; elle était restée fidèle à tous les attachements qu'elle avait contractés dans ce parti, où, comme dans les autres, elle avait des admirateurs et des courtisans. Ceux qui étaient restés à Paris étaient accueillis par elle avec le même empressement que ceux du parti contraire; elle n'établissait d'autres différences entre eux que celles que pouvaient y mettre leur sociabilité, leur degré de mérite, ou leur talent de plaire. Sa beauté, sa jeunesse, sa fraîcheur, son amabilité, rassemblaient partout autour d'elle un nombreux cortége; et le goût qu'elle avait pour le monde et pour ses plaisirs ne lui permettait pas de montrer à personne ce visage sévère, ni «cette âme insensible aux traits de la pitié [756],» que Ménage, dans son jargon de versificateur, croyait devoir lui prêter, par un faux goût d'exagération que les romans de mademoiselle de Scudéry avaient mis à la mode. Par sa résistance à tous les genres de séduction, madame de Sévigné inspirait certainement du respect, mais elle n'inspirait de la crainte à personne: elle avait pour cela une physionomie trop vive, trop gaie, trop ouverte, trop de franchise et d'abandon dans ses discours et dans ses manières. Si toute sa vie, si tout ce que ses contemporains en ont écrit, si toutes ses lettres ne démontraient pas l'exactitude de ce que nous avançons ici, l'affaire du duc de Rohan et du marquis de Tonquedec, qui eut lieu à l'époque dont nous nous occupons, et qui fit alors beaucoup de bruit à Paris, dans les cercles et les ruelles de la haute société, suffirait pour le prouver.

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