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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)

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CHAPITRE XXXVIII.
1653-1654.

Bussy revient à Paris.—Il y retrouve madame de Sévigné.—Ils passent tous deux l'hiver dans la capitale.—Spectacle et divertissements.—On ouvre un nouveau théâtre au Marais.—L'Écolier de Salamanque, pièce de Scarron.—Corneille et Bois-Robert traitent le même sujet.—Éducation du jeune roi.—Son goût pour la danse.—Nouveaux ballets royaux.—Ballet des Proverbes.—Ballet de Pélée et de Thétis.—Nièces du cardinal de Mazarin.—Préférences de Louis XIV pour l'aînée.—Tempérament précoce du jeune roi.—On songe à le marier.—Mariage du prince de Conti.—Bal à ce sujet.—Portrait du prince de Conti.—Bussy lui plaît.—Conti s'occupait des affaires de galanterie.—Il courtise madame de Sévigné.—Trouve un rival dans le comte du Lude.—Le surintendant Fouquet se déclare l'amant de madame de Sévigné.—Origine de la fortune de Fouquet.—Son goût pour les femmes et les beaux-arts.—Sa magnificence et sa générosité.—Turenne recherche aussi madame de Sévigné.—Bussy ne se laisse pas décourager par le nombre de ses rivaux.

Bussy, vers la fin de décembre, revint à Paris [863]. La campagne s'était passée pour lui sans gloire, et il avait eu la maladresse d'indisposer contre lui Turenne, en usant avec peu d'égards des priviléges de sa nouvelle charge de mestre de camp de la cavalerie légère [864]. Il retrouva dans la capitale madame de Sévigné, qui y était restée; et tous deux y passèrent l'hiver, durant lequel les festins, les spectacles et les fêtes se succédèrent presque sans interruption [865]. La nécessité d'amuser un jeune roi, le désir de lui plaire, cet amour des distractions et des jouissances qui succède aux privations qu'on a été forcé de s'imposer pendant les temps de calamité, auraient fait, au besoin, imaginer des prétextes de divertissements, ou même on s'y serait livré sans prétexte. Mais le nombre des mariages qui à cette époque eurent lieu à la cour, dans la haute noblesse et parmi la riche bourgeoisie [866], fournirent des occasions répétées, et en quelque sorte obligées, de se livrer à la joie et au plaisir. On s'empara avec ardeur de motifs aussi légitimes; et la gaieté enivrante qui se manifesta dans toutes ces fêtes nuptiales s'augmentait encore par la richesse des habillements, la fraîcheur, l'éclat des décorations et les éblouissantes illuminations des lieux où l'on se réunissait.

Les deux seuls théâtres qui existaient à Paris ne purent plus suffire au public nombreux qui prenait goût au spectacle: on rouvrit donc le théâtre du Marais, situé rue de la Poterie, où sous Louis XIII la troupe des comédiens italiens dirigée par Mondori avait su faire rire jusqu'au sombre et soucieux cardinal de Richelieu. Scarron, par sa comédie de l'Écolier de Salamanque, ou des Généreux ennemis, sut attirer la foule à ce théâtre, et le mit en crédit. Deux autres auteurs, Thomas Corneille et Bois-Robert profitèrent des lectures qu'ils avaient entendu faire de cette pièce chez Scarron même, traitèrent le même sujet, et firent jouer leurs pièces sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne. Cependant Scarron eut encore la priorité de la représentation, et, ce qui vaut mieux, la supériorité dans le succès. Ses imitateurs lui avaient bien pris son sujet, mais ils n'avaient pu lui dérober son esprit, sa facilité, et la verve de sa muse rieuse et bouffonne. C'est dans cette pièce que Scarron a créé le personnage de Crispin, ce valet niais et rusé, caractère que Molière et Regnard n'ont pas dédaigné de lui emprunter, et que leurs chefs-d'œuvre ont en quelque sorte naturalisé sur notre théâtre [867].

Le jeune roi, en présence duquel Mazarin tenait tous ses conseils, délibérait et expédiait toutes les grandes affaires [868], montrait un goût très-vif pour tous les exercices de corps, et surtout pour le cheval, la danse, et pour les ballets pantomimes. On en joua trois nouveaux pendant l'hiver: celui des Proverbes [869] et celui du Temps [870] étaient en actions et fort courts, sans aucun chant, sans aucun récitatif en vers, sauf un seul couplet d'introduction; aussi furent-ils tous deux joués et dansés dans la salle des gardes. Mais il n'en fut pas de même du ballet de Pélée et de Thétis, pour lequel on fit venir des comédiens de Mantoue, et qui parut supérieur à tout ce qu'on avait vu jusque alors en ce genre. Ce ballet, qui fut représenté sur le théâtre du Petit-Bourbon, charma la cour, et ravit tous les spectateurs auxquels il fut permis d'y assister. On trouva que Bouty avait été heureusement inspiré dans les inventions du sujet, les figures et les danses; que Benserade s'était surpassé dans les vers, Torelli par le prestige des décorations, et les musiciens par la beauté de leurs airs [871]. On convint généralement que le jeune roi n'avait jamais déployé autant de talent et de grâces que dans les nombreux rôles qu'il remplissait dans ce ballet; lui-même se plaisait tant à y jouer, qu'il en fit donner des représentations pendant tout l'hiver, et quelquefois jusqu'à trois dans une même semaine [872]. Il y paraissait sous cinq costumes différents, et représentait Apollon, Mars, une Furie, une dryade, et un courtisan.

Mazarin, habile à se servir de tous les moyens, avait fait venir de Rome ses deux sœurs Mancini et Martinozzi, dont les filles augmentèrent encore le nombre des jeunes beautés qui figuraient dans ces divertissements [873]. On s'aperçut bientôt que Louis paraissait considérer avec plus de plaisir que toute autre l'aînée des Mancini [874], quoiqu'elle fût fort petite et d'une beauté médiocre [875]. Elle jouait la déesse de la Musique dans ce ballet de Pélée et de Thétis [876]. Les inclinations enfantines du jeune roi pour mademoiselle d'Heudicourt et la duchesse de Châtillon [877] n'avaient donné lieu jusque alors qu'à d'ingénieux couplets; mais Louis commençait à entrer dans l'âge où l'on épiait avec une continuelle et curieuse attention, et des sentiments bien divers, les moindres signes qui pouvaient manifester les secrets penchants de son cœur. Anne d'Autriche, qui par les révélations de la Porte, premier valet de chambre [878], avait eu connaissance de la précocité peu commune de son fils, vit avec une extrême inquiétude et beaucoup de déplaisir ses préférences pour une nièce de Mazarin. Quoique le roi n'eût pas encore atteint l'âge de dix-sept ans, Anne d'Autriche commençait dès lors à songer à l'alliance qu'il conviendrait le mieux de contracter pour la France et pour lui. Le mariage du prince de Conti avec Martinozzi, cette autre nièce de Mazarin, fut célébré au Louvre vers la fin de février [879]; et le bal qui eut lieu en cette occasion surpassa tous les autres en magnificence. Trois des plus jeunes des nièces de Mazarin, récemment arrivées de Rome, firent leur première entrée à la cour. Là brillait encore un essaim de jeunes beautés: Beuvron, Comminges, la brune et piquante Villeroy, Mortemart, plus jeune et plus belle encore. On y vit aussi la sœur du roi détrôné d'Angleterre, cette gentille Henriette [880], qui n'était alors âgée que de onze ans, et qui devait, au sein du bonheur, au milieu d'une cour dont elle était adorée, succomber à la fatalité qui poursuivait sa famille.

Armand de Bourbon, prince de Conti, avait, sur un corps difforme, une très-belle tête, ornée d'une longue chevelure [881]. Il rachetait ses imperfections physiques par beaucoup d'amabilité. Vif, gai, sémillant, un peu enclin à la raillerie, nourri d'études solides, il était amateur des belles-lettres et appréciateur très-éclairé des ouvrages de littérature. Généreux jusqu'à la prodigalité; brave, mais sans talent militaire; destiné par son éducation à l'Église, les dissensions civiles l'avaient jeté dans le métier des armes, auquel il semblait avoir pris d'autant plus de goût qu'il y était moins propre. D'un caractère faible, il répugnait à prendre par lui-même une résolution. Avec beaucoup d'esprit, il avait toujours besoin que quelqu'un prit de l'ascendant sur son esprit [882]. Bussy lui plut par ses saillies, par la conformité de ses goûts avec les siens. Comme presque tous ceux qui sont affectés de gibbosité, Conti avait une inclination désordonnée pour les femmes; et, par une conséquence naturelle de ce penchant, il s'occupait beaucoup de ce qui se passait dans le monde galant, qu'il avait surnommé le pays de la Braquerie [883]; il avait dressé de ce pays, qu'il prétendait bien connaître, une carte faite à l'imitation de la carte de Tendre de mademoiselle de Scudéry dans le roman de Clélie [884], dont la première partie venait de paraître.

Ainsi Conti, quoiqu'il fût récemment marié, n'était, pas plus que Bussy, d'humeur à garder la foi conjugale; et ce prince ne put revoir madame de Sévigné, pour laquelle il avait, du vivant de son mari, éprouvé de l'inclination, sans devenir encore plus sensible à ses attraits et à tout ce que la liberté du veuvage ajoutait à son esprit et à ses grâces, aux agréments de sa société et de son commerce.

D'un autre côté, le comte du Lude, déjà en faveur auprès du jeune monarque, et qui dans le ballet de Pélée et de Thétis avait été choisi pour remplir le rôle de magicien [885], se montrait plus empressé auprès de madame de Sévigné. Il faisait valoir les droits de sa longue persévérance, et ceux qu'il avait acquis en se déclarant le plus intrépide de ses chevaliers, dans son épineuse affaire avec la famille de Rohan.

Un autre amant, non moins aimable et plus dangereux qu'un prince du sang et un favori du roi, avait aussi fait l'aveu de son amour à notre belle veuve. C'était Fouquet, le surintendant des finances, le frère de cet abbé intrigant et libertin, si fort en crédit auprès de Mazarin et de la reine.

Mazarin, après la mort du marquis de la Vieuville, songea à diminuer la trop grande influence des surintendants des finances. Il crut y parvenir en partageant la place entre deux personnes, et en plaçant sous eux des intendants particuliers, qui devaient administrer d'après leurs ordres [886]. Il fit donc Servien et Fouquet surintendants, avec un pouvoir égal. Fouquet était déjà procureur général au parlement de Paris, et il avait été pourvu de cette charge importante à l'âge de trente-cinq ans. Il en avait trente-neuf lorsqu'il fut nommé surintendant. Mazarin, en le choisissant, n'avait eu pour but que de se rapprocher du parlement, et d'atténuer les préventions que cette compagnie de magistrats avait contre lui. Il avait cru que Fouquet se trouverait trop occupé de sa charge de procureur général pour se mêler de finances, et que Servien, dont il avait éprouvé la docilité et l'habileté dans d'importantes missions diplomatiques, aurait seul la principale direction. C'est en effet ainsi que les choses se passèrent pendant la première année de cette nouvelle organisation. Mais bientôt l'incapacité de Servien en matière de finances devint manifeste; et Mazarin, qui à l'époque même où il voulait presser les opérations de la guerre, voyait l'État sans argent et sans crédit, prêta l'oreille à Fouquet, qui promit de trouver des ressources. Servien reçut l'ordre de le laisser agir: dès ce moment Fouquet fut réellement le seul surintendant des finances de France [887], et avec des pouvoirs proportionnés aux besoins qu'on avait de lui. Fouquet tint toutes les promesses qu'il avait faites. Nonobstant l'épuisement du trésor, il trouva des moyens de faire face à toutes les dépenses, à une époque où, par les difficultés qu'éprouvait le recouvrement des deniers publics et le discrédit général, il paraissait impossible de se procurer de l'argent. Fouquet devint dès lors pour le gouvernement un homme nécessaire. Il ne fut plus question de lui imposer aucun contrôle; pourvu qu'il comptât les sommes dont on avait besoin, on le laissa libre sur les moyens de se remplir de ses avances, et d'administrer le produit des impôts comme il l'entendrait. Il se hâta d'en profiter pour l'augmentation de sa fortune. Mais homme d'affaires et homme d'esprit, il était aussi homme de plaisir; il aimait les arts, les lettres, et surtout les femmes. Né par son organisation pour toutes les jouissances sociales, et propre à toutes les fonctions par sa haute capacité, il semblait, par son air de grandeur et sa générosité sans bornes, encore au-dessus du poste éminent où il se trouvait placé. Il faisait à ses châteaux de Vaux et de Saint-Mandé [888] des constructions et des embellissements dignes d'un prince souverain. Il y plaçait de riches collections de tableaux, de livres, de statues antiques, et d'objets rares et curieux. Il attirait chez lui ce qu'il y avait de plus aimable et de plus spirituel à la cour et dans les hautes sociétés de la capitale; il s'attachait par des bienfaits les poëtes, les savants et les artistes. Il oubliait les faveurs dont il les comblait, et paraissait seulement reconnaissant des jouissances qu'il en recevait; plus jaloux de se montrer à eux comme ami que comme protecteur. Mais ses penchants voluptueux usurpaient une trop grande partie de son temps. Rien ne lui coûtait pour satisfaire ses fantaisies amoureuses. L'or était prodigué, les intrigues les plus habiles étaient mises en jeu pour assurer la défaite de celles qui lui présentaient quelque résistance; et il leur était d'autant plus difficile de lui échapper, que c'était dans leur société intime, parmi des femmes que leur rang mettait à l'abri du soupçon d'un rôle aussi honteux, que se rencontraient ses agents les plus dévoués [889]. Lui-même était un séducteur plus puissant que l'or, plus habile que ses plus adroits complices. A une figure agréable il joignait des manières insinuantes, un esprit disposé à saisir toutes les occasions de plaire, et ingénieux à les faire naître. Il possédait cet instinct des procédés délicats, que rien ne peut suppléer; et il avait au besoin toute l'éloquence de la passion, qui entraîne toujours, quoiqu'elle soit toujours trompeuse, même lorsqu'elle est sincère. Tel était le nouveau et redoutable ami que madame de Sévigné avait à combattre et à maintenir à une distance convenable.

Un autre personnage, dont l'hommage était encore plus flatteur pour l'orgueil d'une femme, Turenne, avait fait sa déclaration à madame de Sévigné. Elle jugea nécessaire de mettre dans sa conduite envers le héros une réserve dont elle s'abstenait envers tous ceux qui se trouvaient à son égard dans la même position. Pendant le court séjour que Turenne fit à Paris durant la belle saison de cette année 1654, il se présenta plusieurs fois chez madame de Sévigné; mais elle évita de le recevoir, soit parce qu'elle pensait que les assiduités d'un prince d'une si haute renommée seraient fatales à sa réputation, soit qu'elle craignit d'exciter la jalousie de celle qu'il venait d'épouser, soit enfin par quelques autres motifs qui nous sont inconnus [890].

Les succès de Bussy auprès de madame de Monglat, les attraits d'un récent attachement, n'avaient pu le distraire de son amour pour sa cousine. Il croyait, avec raison, que les progrès qu'il avait faits dans son cœur par suite d'une longue intimité et les affections de famille lui donnaient de grands avantages sur tous ses rivaux, sans ceux qu'il tenait de ses qualités personnelles, et que son orgueil exagérait. Aussi fut-il loin de se décourager.

Il semble, au contraire, qu'il mettait d'autant plus de prix à triompher de madame de Sévigné, qu'il la voyait entourée de plus d'hommages. Cependant il ne pouvait se déguiser qu'il avait dans Conti et dans Fouquet deux antagonistes qu'il était difficile d'écarter. Quant au premier, l'ambition, plus forte chez Bussy que tous les sentiments du cœur, ne lui permettait pas de songer à une rivalité; mais si sa cousine devait succomber à la vanité de dominer un prince du sang, l'immoralité de Bussy ne répugnait pas à la possibilité d'un partage. Il n'en était pas de même pour le surintendant, dont les poursuites excitaient son envie et sa jalousie. Mais comme il lui était redevable de la finance de sa charge, que celui-ci lui avait prêtée, et qu'il avait besoin de lui pour ses intérêts pécuniaires, il se trouvait forcé de le ménager. Quant à Turenne, comme Bussy ne l'avait point vu chez sa cousine, qui avait refusé de l'admettre, il ignorait qu'il en fût amoureux, et il ne l'apprit qu'à la campagne suivante, et par l'aveu même de Turenne [891].

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