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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)

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CHAPITRE XVI.
1650-1651.

Mariage de madame de La Vergne avec le chevalier de Sévigné.—Détails sur mademoiselle de La Vergne.—Sa correspondance avec Costar.—Explications de certains passages des lettres de ce dernier.—Lettres de Scarron à madame Renaud de Sévigné.—Erreur de l'éditeur sur ces lettres.—La maison de Scarron était fréquentée par toute la haute société de la Fronde.—Scarron était recherché par des femmes différentes de rang et de réputation.—Licence de ses mœurs; sa difformité, ses dispositions joyeuses.—Il aimait les beaux-arts, et commandait des tableaux au Poussin.—Scarron devient à la mode, et est importuné par les visites.—Pourquoi la marquise de Sévigné ne voyait point Scarron.—Explication de la lettre de Scarron à madame Renaud de Sévigné.—Remarque sur le mot précieuse.—Cause de l'erreur des éditeurs de Scarron.

A la fin de cette même année il y eut un événement inattendu dans la famille des Sévignés, qui probablement fut la cause de la longue et étroite liaison de la marquise de Sévigné avec une des femmes les plus justement célèbres de ce siècle, l'auteur de la Princesse de Clèves et de Zaïde.

Madame de La Vergne épousa en secondes noces le chevalier Renaud de Sévigné, dont il a été fait mention précédemment [311]. Il paraît qu'en l'épousant elle lui donna l'usufruit de tous ses biens après sa mort. Ce mariage et les conditions du contrat ne plurent pas à mademoiselle de La Vergne; voici comme le gazetier Loret en parle dans sa feuille du 1er janvier 1651:

Madame, dit-on, de La Vergne,

De Paris, et non pas d'Auvergne,

Voyant un front assez uni

Au chevalier de Sévigni,

Galant homme, et de bonne taille

Pour bien aller à la bataille,

D'elle seule prenant aveu,

L'a réduit à rompre son vœu;

Si bien qu'au lieu d'aller à Malte,

Auprès d'icelle il a fait halte

En qualité de son mari,

Qui n'en est nullement marri,

Cette affaire lui semblant bonne.

Mais cette charmante mignonne

Qu'elle a de son premier époux

En témoigne un peu de courroux;

Ayant cru, pour être fort belle,

Que la fête serait pour elle;

Que l'Amour ne trempe ses dards

Que dans ses aimables regards;

Que les filles fraîches et neuves

Se doivent préférer aux veuves,

Et qu'un de ces tendrons charmants

Vaut mieux que quarante mamans.

Mademoiselle de La Vergne, fille d'Aymar de La Vergne, gouverneur du Havre, auquel elle dut son éducation, avait près de dix-neuf ans lorsque sa mère se remaria [312]. Déjà elle-même était recherchée pour sa beauté et son esprit, et donnait de l'emploi aux poëtes. Ménage, qui lui avait enseigné le latin et l'italien, avait composé pour elle des vers qui valent beaucoup mieux que ceux qu'elle lui a inspirés lorsqu'elle fut devenue comtesse de La Fayette [313].

L'abbé Costar, l'ami de Ménage, et aussi celui de Voiture et de Balzac, archidiacre du Mans, lieu de sa résidence, où il était recherché, autant à cause de ses bons dîners que de sa réputation de bel esprit [314], entretenait avec mademoiselle de La Vergne une correspondance suivie. Il lui envoyait les livres qu'il composait, comme à une des personnes dont il ambitionnait le plus le suffrage; il aimait à recevoir ses lettres. Dans une de celles qu'il lui écrit, il lui donne l'épithète d'incomparable [315]; dans une autre, il lui parle de l'extrême joie qu'il a de l'avoir revue si belle, si spirituelle, si pleine de raison. Ailleurs il lui demande «si elle jouit paisiblement de la chère compagnie de ses pensées et de celle de monsieur et de madame de Sévigné,» c'est-à-dire de celle de sa mère et de son beau-père, retirés alors avec elle dans leur château de Champiré, près de Segré, en Anjou [316]. La mère de mademoiselle de La Vergne mourut cinq ou six ans après avoir contracté ce second mariage, puisque la lettre de condoléance écrite au sujet de sa mort, par Costar, est adressée non à mademoiselle de La Vergne, mais à madame la comtesse de La Fayette. Or, mademoiselle de La Vergne ne fut mariée au comte de La Fayette qu'en 1655, et le recueil où cette lettre se trouve fut achevé d'imprimer le 1er mars 1657. C'est donc entre ces deux dates que Renaud de Sévigné devint veuf [317]; et c'est aussi à sa femme, et non à la marquise de Sévigné, qu'est adressée la lettre de Costar que Richelet a reproduite dans le Recueil des plus belles Lettres françaises [318].

Ces éclaircissements étaient nécessaires pour que la similitude des noms ne produisît pas la confusion des faits et des personnes.

Ce n'est pas que Costar ne connût aussi la marquise de Sévigné: nous verrons bientôt qu'il partageait l'admiration qu'elle excitait; mais il était lié moins intimement avec elle qu'avec son amie. Celui dont on disait qu'il était le plus galant des pédants et le plus pédant des galants, devait moins plaire à la gaie et folâtre marquise de Sévigné qu'à la sérieuse et savante comtesse de La Fayette [319].

Si les lettres de Costar réclament une grande attention, à cause du manque de dates et de désignation précise des personnes auxquelles elles sont adressées, ici elles nous garantissent de l'erreur que pourrait nous faire commettre la ressemblance des noms. Il n'en est pas de même des lettres de Scarron publiées après sa mort: là se trouve précisément le genre de méprise contre lequel nous avons dû prémunir les lecteurs. L'éditeur qui le premier a publié les œuvres posthumes de Scarron a trouvé, parmi les papiers de ce poëte burlesque qui lui furent remis par d'Elbène, son ami, le brouillon ou la copie d'une lettre adressée à madame de Sévigné [320]. N'en connaissant pas la date, il s'est imaginé à tort qu'elle concernait la marquise de Sévigné, et il place son nom en tête. Cependant il est évident que cette lettre, comme celle de Costar que nous venons de mentionner, a été adressée à madame de Sévigné, femme du chevalier, et non à la marquise; et il est inutile pour le but que nous nous proposons, de la transcrire ici.

LETTRE DE SCARRON A MADAME RENAUD DE SÉVIGNÉ.

«Madame,

«Encore que je n'aie pas si souvent l'honneur de vous voir que quantité de beaux esprits et de beaux hommes, qui font si souvent chez vous de grosses assemblées, je vous prie de croire qu'il n'y a ni bel homme ni bel esprit qui vous honore tant que moi. Cela étant si vrai qu'il n'y a rien de plus vrai, je crois que vous m'obtiendrez de votre grande-duchesse une lettre pour le gouvernement du Havre, afin qu'il facilite notre gouvernement. Quand je dis votre grande-duchesse, je dirais aussi bien la mienne, si j'osais; mais je sais assez bien régler mon ambition pour un poëte. Vous ne serez pas aujourd'hui quitte avec moi pour une importunité; je vous prie de donner les placets que je vous envoie à M. de Barillon et à ceux de sa chambre qui sont connus de vous. Je baise humblement les mains à monseigneur de Sévigné, à mademoiselle de La Vergne, toute lumineuse, toute précieuse, toute, etc., et à vous, madame, à qui je suis de toute mon âme,

«Madame,
«Votre très-humble et très-affectionné serviteur,
«Scarron

Comme on le voit par les dernières lignes, cette lettre a été écrite antérieurement au mariage de mademoiselle de La Vergne avec le comte de La Fayette; et alors madame de Sévigné, la marquise, n'avait point vu Scarron, quoique son mari fût fort lié avec lui et se plût dans sa société. Ainsi que nous le dirons par la suite, elle ne fit connaissance avec ce poëte qu'après être devenue veuve; mais nous ne devons pas différer les éclaircissements qui peuvent expliquer cette singularité.

La maison de Scarron, toujours fréquentée par les nombreux admirateurs de l'esprit burlesque et bouffon, devint vers l'époque dont nous nous occupons le rendez-vous général des frondeurs. Gondi y allait souvent, et y menait tous ses amis; ceux du prince de Condé s'y réunissaient aussi, et nulle part on ne faisait des soupers où l'un fût plus à l'aise, où régnât une gaieté plus franche, mais en même temps plus licencieuse [321]. Scarron s'était rendu cher à la Fronde, en partageant son animosité contre Mazarin. Quoique pensionné par la reine, il n'en fut pas moins ardent à poursuivre le ministre par ses épigrammes et par ses satires. Le ressentiment d'auteur se joignait en lui à la malignité de l'homme de parti. Scarron avait dédié au cardinal Mazarin son poëme du Typhon, le premier qu'il ait composé dans le genre burlesque, et aussi le meilleur; le ministre n'y fit aucune attention. Scarron exhala son dépit dans une satire intitulée la Mazarinade [322], avec une telle violence, qu'il est difficile de comprendre comment un amas d'injures sans gaieté comme sans esprit, écrit dans le style le plus cynique, n'a pas révolté généralement les lecteurs de ce temps, de quelque parti qu'ils fussent. Bien loin de là, cette satire eut un succès prodigieux, non-seulement parmi le peuple, mais encore parmi les personnages de la Fronde de l'esprit le plus cultivé: tant il est vrai que les partis se plaisent à nourrir leur haine des plus grossiers aliments, et à se précipiter dans tous les excès quand ils entrevoient par là les moyens d'accroître ou d'accélérer leur vengeance. On dit que Mazarin lui-même, qu'un déluge de libelles plus virulents les uns que les autres avait trouvé impassible, ne put se contenir en lisant la Mazarinade, et qu'il ressentit vivement, et n'oublia jamais, les outrages qu'elle contenait [323].

Scarron, devenu ainsi célèbre par son esprit, et encore plus par l'usage qu'il en faisait, était quelquefois invité chez les dames dont les maris étaient les habitués de ses réunions. Il se faisait transporter (car il ne pouvait marcher) chez la duchesse de Lesdiguières, chez la marquise de Villarceaux, la duchesse d'Aiguillon, mesdames de Fiesque, de Brienne, la marquise d'Estissac, mesdemoiselles de Hautefort, de Saint-Mégrin, d'Escars, la présidente de Pommereul. Il se montrait alors le plus réjouissant des causeurs; mais celles qui goûtaient le plus sa société n'osaient fréquenter ses réunions. Celui qui tolérait dans sa maison les désordres de sa propre sœur, qui même en plaisantait, et disait que le marquis de Tresmes lui faisait des neveux, non à la mode de Bretagne, mais à la mode du Marais [324], ne pouvait recevoir chez lui que des femmes qui avaient banni tous les scrupules de la pudeur. Aussi toutes celles que l'on y voyait étaient de cette sorte. C'était la célèbre Marion de Lorme, qui mourut dans le cours de cette année 1650 [325]; la comtesse de la Suze, qu'on disait avoir changé de religion afin de ne voir son mari ni dans ce monde ni dans l'autre; Ninon de Lenclos, qu'il suffit de nommer, et que nous allons faire connaître plus particulièrement à nos lecteurs. A cette liste il faut ajouter encore quelques femmes auteurs: madame Deshoulières et la célèbre mademoiselle Scudéry.

En dépit de ses infirmités, du délabrement de sa fortune, des guerres civiles et des procès de famille, Scarron conservait sa gaieté, et les inclinations de sa jeunesse: il aimait les femmes, le vin, la bonne chère, la poésie et les beaux-arts. Assiégé sans cesse par tous les genres de souffrances, victime de tous les événements publics et privés, plus la nature et la destinée faisaient d'efforts pour l'accabler sous le poids des calamités, plus il semblait s'attacher à les narguer par son étonnant courage: non-seulement il les supportait, mais il ne paraissait pas même les ressentir. Stoïcien d'une nouvelle espèce, et bien plus véritablement tel que ceux qui dans l'antiquité se paraient de ce titre pompeux; bien plus vrai surtout, bien plus franc dans sa philosophie, il n'avait rompu avec aucun de ses goûts; et quoiqu'il perdît chaque jour les moyens de les satisfaire, il ne voulait pas reconnaître la nécessité d'y renoncer, tant qu'un souffle de vie lui restait pour éprouver les impressions du plaisir. Ainsi on apprend avec étonnement que, malgré la réduction qu'avaient éprouvé ses revenus, il continuait toujours à acheter des tableaux. Dans sa jeunesse, il avait cultivé la peinture avec assez de succès; il s'était trouvé (en 1634) à Rome avec le Poussin; et nous lisons dans les lettres de ce grand peintre que pendant la Fronde (en 1649-1650) il s'occupait à Rome de deux tableaux qui lui avaient été commandés par Scarron: l'un des deux devait représenter un sujet bachique [326].

La marquise de Sévigné, qui, bien loin d'être prude, a mérité le reproche d'avoir été un peu trop libre dans ses expressions, était cependant du nombre des jeunes femmes que la licence de Scarron et le cynisme de ses écrits effarouchaient. Il était d'ailleurs tellement difforme, qu'il dit dans plusieurs de ses lettres qu'on interdisait sa vue aux femmes enceintes; et, d'après les descriptions que nous avons de sa personne, il ne paraît pas que cette assertion fût seulement une plaisanterie, ni qu'elle eût rien d'exagéré. Enfin, une des femmes avec lesquelles Scarron se plaisait le plus était Ninon de Lenclos; et nos lecteurs seront, dans le chapitre suivant, instruits des motifs qu'avait la marquise de Sévigné pour éviter tous les lieux où elle pouvait se rencontrer avec cette femme, alors si scandaleusement célèbre.

Quelques-unes de ces causes, ou peut-être toutes ces causes réunies, ont empêché longtemps la marquise de Sévigné non-seulement d'admettre Scarron dans sa société, mais même de le voir, quoique ce fût alors une mode de l'avoir vu, et que par ses difformités mêmes il fût devenu l'objet d'une curiosité que chacun s'empressait de satisfaire. C'est ce dont lui-même se plaint amèrement, quand il dépeint, dans une de ses épîtres, le campagnard qui dans Paris séjourne,

Et, n'ayant rien à faire tous les jours,

Lui rend visite avant l'heure du Cours,

Comme on va voir un lion de la foire [327].

Madame Renaud de Sévigné, qui tenait chez elle des assemblées de beaux esprits, n'avait pas les mêmes motifs que la marquise pour éviter Scarron, et elle en avait plusieurs pour rechercher sa société. Aussi est-ce à elle qu'il s'adresse pour obtenir, par la lettre que nous avons transcrite, des recommandations pour le gouverneur du Havre, neveu de la duchesse d'Aiguillon, qu'il appelle sa grande-duchesse. Le placet pour le président Barrillon était probablement relatif au procès que Scarron perdit contre sa belle-mère, quelque temps après; et ce qui excuse en partie l'éditeur qui a le premier publié cette lettre, en 1669, d'avoir cru qu'elle était adressée à la marquise de Sévigné, c'est que celle-ci était alors liée avec Barillon autant que, de son vivant, l'avait été madame Renaud de Sévigné [328]. Mais ce qui est dit à la fin de cette lettre sur mademoiselle de La Vergne aurait dû, avec un peu d'attention, lui faire apercevoir son erreur. Remarquons de quelle manière Scarron fait l'éloge de cette jeune personne, «toute lumineuse, dit-il, toute précieuse.» Ce mot précieuse était alors la louange la plus grande que l'on pût faire d'une femme. C'est parmi les précieuses que se trouvaient les meilleures amies et les protectrices de Scarron: c'est dans les rangs des précieuses qu'il obtenait le plus de succès, car en tout genre les extrêmes se touchent. Depuis que le mot précieuse a changé de signification, il n'a été remplacé par aucun autre. Dans son acception primitive il exprimait par un seul mot la grâce et la dignité des manières unies à la culture de l'esprit et aux talents, l'accord parfait du bon goût et du bon ton; en un mot, tout ce qui dans les hauts rangs de la société peut donner l'idée d'une femme accomplie. Tout cela se trouvait alors renfermé dans cette courte phrase: «C'est une précieuse.»

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