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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)

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CHAPITRE XVII.
1650.

Le marquis de Sévigné devient amoureux de Ninon de Lenclos.—Le mari, le fils et le petit-fils de madame de Sévigné s'attachent à Ninon.—Nécessité de bien connaître les circonstances de sa vie pour éclaircir les faits qui se rattachent à celle de madame de Sévigné.—Époques de la naissance et de la mort de Ninon.—Trois périodes à distinguer dans sa longue vie.—Différences qui les caractérisent.—Fixité de ses principes.—Son inconstance en amour.—Sa constance en amitié.—Portrait de sa personne.—Noms de ses principaux amants.—Sa conduite envers les plus riches; elle les distingue en trois classes.—Jugement de Châteauneuf à son sujet.—Célébrée par les poëtes.—Épigramme du grand prieur de Vendôme contre elle.—Sa réplique.—Billet qu'elle donne à La Châtre.—Sa passion pour le marquis de Villarceaux.—Aventures de sa jeunesse.—Noms de ses premiers amants.—Admise d'abord dans la haute société du Marais.—Ses amours avec le duc de Châtillon.—Avec le duc d'Enghien.—Vers de Saint-Évremond à ce sujet.—Elle fait une maladie grave.—Mot qu'elle dit, croyant mourir.—Son trait d'espiéglerie envers Navailles.—Querelles produites par les passions qu'elle excite.—La reine régente veut la faire enfermer au couvent.—Réponse de Ninon à l'exempt.—Marque insigne de considération que lui donne le grand Condé.—Sa liaison avec Émery et les gens de finance.—Avec Coulon.—Avec d'Aubijoux.—Le comte de Vasse fait sa cour à la marquise de Sévigné, et est supplanté auprès de Ninon par le marquis de Sévigné.

Un peu avant l'époque du mariage de madame de La Vergne, dont nous venons de parler, le cœur de madame de Sévigné fut contristé par un malheur dont elle semblait plus que toute autre femme devoir être préservée. Jeune, belle, mère de deux enfants charmants, dont l'un continuait le nom de l'ancienne famille dans laquelle elle était entrée, pleine d'esprit, d'attraits, de grâce et d'enjouement, quelle autre femme pouvait mieux qu'elle se flatter de captiver un époux qu'elle aimait, et dont ses actions et sa conduite devaient lui concilier la tendresse? Nous avons déjà remarqué qu'il n'en fut pas ainsi. Madame de Sévigné eut à supporter les fréquentes infidélités d'un homme qu'aucun sentiment de devoir ne retenait, et qui trouvait dans la vertu même de sa femme des motifs pour se livrer avec plus de sécurité à la vie licencieuse dont il avait contracté l'habitude; mais du moins le cœur n'était pour rien dans ces liaisons passagères, et l'obscurité de celles qui en subissaient la honte les avait dérobées jusqu'alors à la malignité publique, et peut-être même à la connaissance de celle qu'elles offensaient. Mais madame de Sévigné apprit enfin (nous dirons bientôt par qui) que son mari se trouvait engagé dans les liens de la plus dangereuse des beautés du jour, de celle qu'on ne pouvait se résoudre à quitter, même lorsqu'on n'en était plus aimé, et qui, tel qu'un souverain altier, avait le privilége d'enchaîner à sa suite, et de retenir à sa cour, ses favoris disgraciés. Elle sut que le marquis de Sévigné était devenu l'amant préféré de Ninon de Lenclos.

Elle ne pouvait douter que cet attachement, trompant l'espoir de nombreux rivaux, allait être partout divulgué, et que personne n'ignorerait l'affront qu'elle se trouvait forcée de subir et la douleur qu'elle en ressentait.

Ninon de Lenclos avait alors trente-quatre ans, et par conséquent dix ans de plus que madame de Sévigné; et non-seulement elle lui enleva le cœur de son mari, mais elle inspira une folle passion à son fils, fut aimée de son petit-fils, et fit ainsi subir dans la même famille, après sa jeunesse écoulée, l'influence de ses attraits et la puissance de ses séductions à trois générations successives. L'antiquité païenne eût été moins que nous surprise d'un fait aussi singulier, et moins embarrassée pour s'en rendre compte: elle n'eût pas manqué d'y voir un effet de la volonté des dieux, un résultat de la fatalité et du destin, un prodige de la mère des Amours. La superstition du moyen âge eût infailliblement expliqué la chose par le pouvoir du démon, par des conjurations et des sorcelleries. Quant à nous, rejetons d'un siècle qui repousse toute illusion, nous avons à faire connaître quels sont les enchantements naturels qui produisirent de tels effets, et nous ne pouvons y parvenir qu'en recherchant tout ce qui peut nous donner une idée exacte de la personne et du caractère de cette femme séduisante.

Née le 15 mai 1616, et morte le 17 octobre 1705 [329], Anne de Lenclos a vécu près de quatre-vingt-dix ans. Ornement de la fin du règne de Louis XIII, elle a brillé dans la régence, et a parcouru presque en entier le long règne de Louis XIV. Elle expira avant que les revers des dernières années de ce règne mémorable eussent terni la gloire du grand roi. Comme pour les personnes qui ont joui de l'existence dans toute sa durée, on doit distinguer dans sa vie trois phases différentes: la jeunesse, l'âge mûr, et la vieillesse. Mais pour Ninon de Lenclos, cette distinction ne suffit pas; elle n'est pas assez tranchée. On peut dire d'elle que dans les trois âges de sa longue carrière, par ses relations avec le monde, elle a été trois personnes différentes. Dans tous les temps l'histoire de sa vie se trouve mêlée avec celle de madame de Sévigné, à laquelle elle a survécu; aussi nous aurons souvent occasion de parler d'elle dans ces Mémoires. Nous dirons donc seulement ici ce qu'elle fut dans sa jeunesse et ce qu'elle a été depuis, jusqu'à l'époque où elle commença à se faire aimer du marquis de Sévigné.

Mais il est impossible d'obtenir une image fidèle de cette femme extraordinaire dans un des divers périodes de sa vie, si on ne les compare pas entre eux; et rien ne peut mieux servir à établir d'une manière courte et précise les différences qui les caractérisent, que les noms mêmes par lesquels il fut d'usage de la désigner dans ces trois âges différents. Dans sa vieillesse, c'est, pour tout le monde, mademoiselle de Lenclos; madame de Sévigné elle-même ne la mentionne jamais alors que par ce nom, et elle en parle d'une manière conforme à la considération dont celle-ci jouissait parmi les femmes de la haute société, qui lui savaient gré de l'heureuse influence qu'elle y exerçait. Il en était de même parmi les hommes les plus graves, les plus élevés en dignités, qui s'honoraient d'être admis chez elle. Dans l'âge mûr, c'est Ninon de Lenclos, blâmée pour ses opinions en matière de religion, redoutée encore pour ses séductions, mais avec laquelle le monde s'habituait à compter; recherchée pour son esprit et son amabilité, et s'acquérant chaque jour de plus en plus l'estime générale, par la loyauté de son caractère et la sûreté de son commerce. Pour Saint-Évremond, pour les esprits forts et les libertins, comme on les appelait alors, c'est-à-dire les incrédules en religion, Ninon de Lenclos était à cette époque un sage, sous les atours des Grâces; c'était la moderne Léontium [330]. Dans sa jeunesse brillante et désordonnée, c'est pour ses nombreux adorateurs la charmante Ninon; mais le plus souvent, et surtout pour mademoiselle de Longueville, pour madame de Sévigné, pour toutes les dames de haut parage, pour le gazetier Loret, qui est leur parasite et leur écho, c'est la Ninon, la dangereuse Ninon, Ninon la courtisane [331].

Qu'on ne croie pas que ces différences aient été les résultats des changements et des modifications qu'éprouvent souvent les natures les plus fermes et les plus énergiques pendant le cours d'une longue vie. Le temps a bien pu altérer les attraits de Ninon de Lenclos, mais il n'a eu aucune prise sur ses principes et sur son caractère. Jamais femme ne s'est montrée sous ce rapport plus constante et plus d'accord avec elle-même. De bonne heure formée au scepticisme et à une sagesse toute mondaine par la lecture de Montaigne et de Charron, elle se montra éprise des charmes de la société. Elle se fit aimer de toutes les personnes qui lui en faisaient goûter les jouissances. Son âme s'abandonna tout entière à l'amitié; elle chérit toutes les vertus, perfectionna en elle toutes les qualités qui font naître ou consolident ce sentiment. Quant à l'amour, elle ne le considérait que comme un besoin des sens, auquel la nature n'a attaché le plus vif de tous les plaisirs que pour nous ôter la volonté de lui résister. Selon elle, ce besoin ne produit en nous qu'un penchant aveugle, qui n'est fondé sur aucun mérite de l'objet aimé, et qui n'engage à aucune reconnaissance [332]. Abandonnée à elle-même dès l'âge de quinze ans [333], son ardente constitution lui fit peut-être de cette licencieuse doctrine une nécessité; et le degré d'intensité avec lequel cette nécessité pesa sur sa vie explique toute la différence qu'on observe chez elle dans les trois périodes dont nous avons parlé. Dans le premier, elle fut dominée par ses désirs; dans le second, elle put composer avec eux; dans le dernier, elle s'en vit entièrement délivrée; et sa raison forte, pure et radieuse, débarrassée de l'obstacle qui l'offusquait, brilla dans toute sa clarté, et lui concilia tous les suffrages. Sa société fut alors recherchée par les femmes avec autant d'empressement que par les hommes.

Si dans l'effervescence de la jeunesse Ninon ne se fit aucun scrupule sur le nombre de ses amants, elle se montra pourtant très-délicate sur le choix. Tout ce qui était vulgaire, tout ce qui s'éloignait de cette politesse exquise, de cette élégance de manières dont elle avait contracté l'habitude, ne lui inspirait que du dégoût. Sous tous ces rapports, c'était une véritable précieuse. Mais, à part ces formes et ces apparences extérieures qui alors distinguaient fortement de la bourgeoisie les hautes classes de la société, Ninon n'était guidée dans ses liaisons amoureuses que par l'intérêt de ses plaisirs; et comme les sens que le cœur ne domine pas ont essentiellement besoin de variété, elle était dans ses amours d'une extrême légèreté. Non qu'elle eût recours aux perfidies ou aux infidélités: gardant toujours son indépendance quand elle voulait quitter un amant, elle lui déclarait ses intentions, et ne le traitait pas alors comme ami avec moins d'affection [334]. Mais il fallait qu'il se soumît, et cédât la place à son rival: ni soupirs, ni plaintes, ni gémissements, n'y pouvaient rien. S'il avait fait résistance, il aurait cessé d'être son ami et d'user du privilége de la voir. Il n'en était pas un que cette crainte ne retînt; tant cette femme enchanteresse savait captiver par les charmes de sa conversation, tant elle exerçait de puissance sur ceux qui l'approchaient [335]! D'ailleurs, le succès d'un rival n'empêchait pas qu'on eût l'espoir de le supplanter un jour, et en ne désertant pas la place, l'heureux moment du retour pouvait arriver, et arrivait quelquefois.

Afin d'attirer autour d'elle une cour nombreuse d'adorateurs assez fervents pour se montrer dociles à ses capricieux désirs, il n'était pas besoin qu'elle fît aucun effort: la nature y avait pourvu.

Sa taille était grande et bien prise; toutes les parties de son corps, dans des proportions parfaites; la jambe fine, la main petite et potelée; les bras, le cou et la gorge admirables par leurs contours gracieux; la peau blanche, le teint légèrement coloré: elle avait cette sorte d'embonpoint modéré qui annonce une santé ferme et constante. Sa tête présentait un ovale régulier; ses cheveux étaient châtain brun; ses sourcils, noirs, bien séparés et bien arqués; ses yeux, grands et noirs, ombragés par de longues paupières, qui en tempéraient l'éclat. Son nez et son menton, bien modelés, étaient dans une harmonie parfaite avec le reste de ses traits; ses lèvres vermeilles, un peu saillantes et relevées vers les coins, et ses dents du plus bel émail, rangées avec une régularité remarquable, donnaient à sa bouche et à son sourire un attrait inexprimable [336]. Sa physionomie était à la fois ouverte, fine, tendre et animée. Quand rien ne l'affectait, et dans l'habitude de la vie, elle paraissait froide et indolente; mais au moindre objet qui faisait sortir son âme de cet état de repos, que la multiplicité de ses émotions semblait lui rendre nécessaire, toute sa personne paraissait transformée; ses traits se passionnaient, le son de sa voix allait au cœur; la grâce de ses gestes et de ses poses, l'expression de ses regards, tout en elle charmait les sens et excitait leur ardeur [337]. Parfaitement décente dans la manière de se vêtir, elle ne montrait de ses attraits que ce que la mode chez les femmes de mœurs sévères ne leur permettait pas de cacher. De riches habillements ne la couvraient jamais; ils étaient toujours de la plus élégante simplicité et de la plus exquise fraîcheur.

Telle était Ninon. Quand Homère nous raconte l'arrivée d'Hélène à Troie, il dépeint non-seulement les jeunes guerriers, mais les vieillards, ravis à son aspect. L'influence de la beauté est générale, et l'âge même ne nous en garantit pas. Qu'on juge donc de l'impression que dut faire une femme telle que nous l'avons dépeinte, dans un siècle de galanterie et de volupté, à une époque où plaire aux dames et s'en faire aimer semblait être un des plus grands besoins, une des principales occupations de la vie! Tout ce qu'il y avait de beau, de brillant et d'illustre parmi les jeunes seigneurs de la cour, ceux même qui comptaient des conquêtes dans les rangs les plus élevés, s'empressèrent d'accroître le nombre des adorateurs de Ninon, et briguèrent ses faveurs. Dans le nombre on remarqua le jeune duc d'Enghien, depuis si célèbre sous le nom de grand Condé; le comte de Miossens, depuis maréchal d'Albret; le comte de Palluau, depuis maréchal de Clérambault; le marquis de Créqui, le commandeur de Souvré, le marquis de Vardes, le marquis de Jarzé, le comte de Guiche [338], le beau duc de Candale, Châtillon, le prince de Marsillac, le comte d'Aubijoux, Navailles, et plusieurs autres.

Ninon jouissait d'un patrimoine modique, mais suffisant pour la rendre indépendante. L'intérêt n'eut aucune part à ses choix; et même dans le second période de sa vie elle s'abstint de rien accepter de ses amants ou de ses amis qui eût quelque valeur [339]. Mais dans sa jeunesse, moins prudente et moins réservée, elle ne se refusa pas à entraîner dans d'assez grandes prodigalités ceux que lui asservissait l'amour: il lui semblait que c'était là une preuve de plus de l'effet de ses charmes, dont elle se plaisait à essayer la puissance. Comme les despotes, qui ne croient pas régner s'ils n'abusent de leur pouvoir, c'est envers ceux qui étaient les plus disposés au faste et à la magnificence qu'elle se montrait plus difficile. Un de ses contemporains nous apprend qu'alors on distinguait les adorateurs de Ninon en trois classes: les payants, les martyrs, et les favoris. Mais bien souvent les payants n'arrivaient pas à être classés parmi les favoris; et lorsqu'ils devenaient exigeants, elle n'en voulait ni comme amis ni comme amants. Tallemant des Réaux rapporte dans ses Mémoires qu'à Lyon un nommé Perrachon, frère d'un avocat célèbre [340], en fut tellement épris, qu'il la pria d'accepter de lui une superbe maison, sans réclamer d'elle d'autre faveur que la permission de la voir quelquefois. Elle y consentit, et l'acte de donation se fit; mais Perrachon ayant manifesté d'autres intentions, elle lui rendit sa maison, et le congédia. Un nommé Fourreau, homme fort riche, grand gourmet, qui savait par elle-même qu'il ne devait rien espérer d'elle que le plaisir d'être admis dans sa société, ne s'exposa jamais à être traité comme Perrachon. Sa générosité fut sans bornes comme son désintéressement. Quand elle avait besoin de répandre quelques bienfaits ou d'acquitter quelques dépenses, elle tirait sur lui, comme sur un banquier, des billets au porteur, qui commençaient toujours par ces mots: «Fourreau payera,» et Fourreau payait toujours. Ce fut Ninon qui se lassa la première de faire payer Fourreau, et qui cessa de tirer sur lui [341].

Ceux qu'on nommait ses martyrs se trouvaient dans les rangs de ses amis les plus chéris, de ceux pour lesquels elle ne connaissait pas l'inconstance, de ceux qui ne la quittaient presque jamais et dont la société lui était nécessaire, mais qui cependant se trouvaient malheureux par la contemplation de ses appas et auraient voulu avoir part à ses faveurs. On remarquait parmi eux Saint-Évremond, Regnier-Desmarais, la Mesnardière et le gentil et spirituel Charleval. Elle se plaisait tant avec ce dernier, qu'il eut toujours l'espoir de la fléchir, sans que jamais elle lui ait rien accordé. Mais quoiqu'elle ne demandât point dans ses amants les qualités qui rendirent le marquis de Soyecour si fameux dans les annales de la galanterie [342], cependant elle ne put jamais se résoudre à essayer d'un homme dont Scarron, en faisant allusion à la délicatesse de son corps et à la finesse de son esprit, disait qu'il avait été nourri par les Muses avec du blanc-manger et du blanc de poulet; ce qui ne l'empêcha pas de vivre jusqu'à l'âge de quatre-vingt ans [343]. Tallemant des Réaux nomme encore au nombre des martyrs de Ninon le comte de Brancas, et un jeune homme nommé Moreau, fils du lieutenant civil, remarquable par les agréments de sa figure et de son esprit; il faillit succomber à l'excès de sa passion pour Ninon.

Quelques-uns de ceux qui composaient le cortége habituel de Ninon ne supportaient pas aussi patiemment ses refus, et n'acceptaient point le martyre; alors ils cessaient de vouloir être comptés au nombre de ses amis, lorsqu'ils avaient perdu l'espoir de parvenir dans les rangs de ses favoris. Tel fut le grand prieur de Vendôme, qui, désespérant de l'emporter sur ses rivaux, se retira en lui faisant remettre ce quatrain injurieux:

Indigne de mes feux, indigne de mes larmes,

Je renonce sans peine à tes faibles appas;

Mon amour te prêtait des charmes,

Ingrate, que tu n'avais pas.

Elle lui renvoya sur-le-champ son quatrain ainsi parodié:

Insensible à tes feux, insensible à tes larmes,

Je te vois renoncer à mes faibles appas:

Mais si l'amour prête des charmes,

Pourquoi n'en empruntais-tu pas [344]?

L'abbé de Châteauneuf a dit de Ninon que ses amants n'avaient pas de plus dangereux rivaux que ses amis, parce qu'en effet on savait que personne ne pouvait fixer son inconstance. Tout le monde connaît la singulière précaution que prit avec elle La Châtre, colonel général des Suisses, son amant favorisé. Il se voyait obligé de partir pour l'armée: dans un moment où le regret d'une séparation le rendait l'objet des plus tendres caresses, il demanda à son amante de lui signer un billet par lequel elle promettait de lui être fidèle jusqu'à son retour. A peine La Châtre fut-il parti, que Ninon choisit un autre amant; et dans le moment même de son infidélité, la promesse qu'elle avait faite lui revenant en mémoire, elle ne put s'empêcher de s'écrier en riant: «Ah! le bon billet qu'a La Châtre!» L'amant favorisé demanda à Ninon l'explication de ces paroles; elle la lui donna. Il raconta la chose; ce qui, dit Saint-Simon, accabla La Châtre d'un ridicule qui gagna jusqu'à l'armée [345].

Cette humeur volage de Ninon laissait de l'espérance à tous ses poursuivants, surtout aux amis qui étaient toujours là pour en profiter. Ainsi, aucun des martyrs ne désespérait de pouvoir passer dans la classe des favoris. D'ailleurs elle-même les encourageait dans cet espoir, non par coquetterie, non par calcul, mais parce qu'en effet elle n'était jamais certaine de ses propres dispositions. A ceux de ses plus intimes amis qui la pressaient trop vivement, elle disait souvent: «Attends mon caprice.» Ses liaisons amoureuses n'étaient en effet à ses yeux que des caprices des sens. Interrogée sur le nombre de ses amants, Tallemant des Réaux lui a entendu répondre: «J'en suis à mon dix-huitième caprice. J'en suis à mon vingtième caprice [346]

On conçoit facilement tout ce qu'un tel mode d'existence donnait d'activité à cette jeunesse qui entourait Ninon et composait ses cercles; combien sa seule présence excitait le désir de plaire; combien on calculait avec impatience la durée de ses caprices, et comment celui qui parvenait à la tenir plus longtemps engagée semblait, en quelque sorte, faire tort à tous les autres.

J'ai dit que le sentiment n'avait aucune part aux liaisons amoureuses de Ninon; il faut cependant admettre une exception à cette assertion, mais une seule exception dans tout le cours de sa vie. Une seule fois Ninon connut l'amour, ses peines, ses anxiétés, ses emportements, ses jalousies. Le marquis de Villarceaux fut le seul qui sut lui inspirer une passion forte et durable, peut-être parce qu'il fut pour elle l'amant le plus passionné, celui dont le cœur était le plus véritablement épris. Les familiarités de Ninon avec ses amis donnèrent à Villarceaux de telles craintes, lui occasionnèrent tant de jalousie, qu'il en tomba malade [347]. La douleur de Ninon fut alors excessive; et pour qu'il ne doutât pas de ses intentions de se consacrer uniquement à lui, elle coupa ses beaux cheveux, et les lui envoya. Il fut si vivement touché de cette marque de tendresse, qu'il guérit. Villarceaux, pour mieux s'assurer de sa précieuse conquête, l'emmena en Normandie, dans le château de Varicarville, son ami. Ninon amoureuse, Ninon se consacrant à un seul homme, fut un désappointement des plus violents pour toute cette brillante jeunesse dont elle faisait les délices, pour toutes les sociétés dont elle était l'âme. Ce fut à cette époque que Saint-Évremond lui adressa cette jolie élégie où, après lui avoir rappelé ses triomphes sur le duc de Châtillon et le duc d'Enghien, il tâche de lui faire honte de son asservissement actuel, et où il lui rappelle ses propres maximes:

Écoutez donc un avis salutaire,

Sachez de moi ce que tous devez faire.

Un dieu chagrin s'irrite contre vous:

Tâchez, Philis, d'apaiser son courroux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il faut brûler d'une flamme légère,

Vive et brillante, et toujours passagère;

Être inconstante aussi longtemps qu'on peut:

Car un temps vient que ne l'est pas qui veut [348].

Mais la passion de Ninon pour Villarceaux date de l'année 1652, et est ainsi postérieure de deux ans au choix qu'elle fit de Sévigné. Ceci me rappelle qu'il est nécessaire à mon sujet de raconter ce qu'on sait de cette femme célèbre antérieurement à cette époque, et de reprendre l'ordre chronologique des faits qui la concernent, que le désir de la faire connaître à mes lecteurs m'a fait abandonner. A cet égard, les Mémoires de Tallemant des Réaux me serviront de guide. Il dit que Villarceaux avait été le dernier amant de Ninon; il est donc évident qu'il écrivait à l'époque même de cette liaison, et il nous fournit un des témoignages les plus rapprochés des faits qu'il raconte.

Ninon était encore très-jeune lorsque son père, M. de Lenclos, gentil-homme de Touraine de la suite du duc d'Elbeuf, fut forcé de sortir de France pour avoir tué en duel le comte de Chabans, d'une manière peu honorable [349], Lenclos jouait fort bien du luth [350], et communiqua ce talent à sa fille. C'était son seul enfant, et il avait pris plaisir à la former. Elle fit de si grands progrès dans la musique, et dansait la sarabande avec tant de grâce, qu'elle fut, avec sa mère, invitée dans les cercles les plus brillants du Marais; et dans un âge aussi précoce elle se fit déjà remarquer par la vivacité de son esprit. Son père, homme d'une vie peu réglée, lui avait inculqué des principes conformes à ceux qu'il avait lui-même adoptés. Sa mère, nommée Abra Raconis, demoiselle de l'Orléanais, était au contraire très-pieuse, et avait cherché à inspirer à sa fille des sentiments semblables aux siens, et à combattre, autant qu'il était en elle, les effets de l'éducation paternelle; mais ce fut en vain; la fougue des sens entraînait la jeune Ninon, et l'empêchait d'écouter les sages conseils d'une mère que pourtant elle chérissait tendrement.

Saint-Étienne, capitaine des chevau-légers, homme d'une bravoure extraordinaire, qui ne dut sa fortune qu'à son épée, fut le premier amant de Ninon [351]. Il s'était présenté pour l'épouser, et la séduisit. Si l'on s'en rapporte à Segrais et à Voltaire [352], il paraîtrait que le cardinal de Richelieu en voyant la jeune Ninon ne put s'empêcher de ressentir des désirs. Saint-Étienne aurait été son intermédiaire; il portait les billets que l'Éminence adressait à Ninon, et rapportait les réponses. «Ce fut la seule fois, dit Voltaire, qu'elle se donna sans consulter son goût.» Cette assertion n'est peut-être pas exacte, même en supposant que l'anecdote soit véritable. Voltaire a négligé de rappeler les dates; et il a cru que lorsque Ninon fut en âge de pouvoir inspirer de l'amour, Richelieu approchait du terme de sa vie: le goût de l'antithèse a fait dire à Voltaire que Ninon avait eu les dernières faveurs de ce grand ministre, et qu'elle lui avait accordé ses premières. Mais il n'a pas fait attention qu'en 1632, lorsque Ninon avait seize ans, Armand de Richelieu n'en avait que quarante-sept; il était donc encore alors dans la force de l'âge, et tout le monde sait qu'il avait une fort belle figure. Voltaire ajoute que Richelieu fit à Ninon une pension de deux mille livres. Elle comptait au nombre de ses amis plusieurs créatures du cardinal [353]; et peut-être une pension généreusement accordée sur leur sollicitation par le ministre pour cette jeune et noble orpheline, peu favorisée par la fortune, a-t-elle donné lieu à la supposition d'une liaison qui n'exista point. Le récit du comte de Chavagnac est plus obscur et plus invraisemblable encore que celui de Voltaire; il le tenait de son frère, qui avait été l'amant de Marion de Lorme. Ce fut Marion de Lorme, selon Chavagnac, que Richelieu chargea d'offrir à la jeune Ninon cinquante mille écus pour prix de ses faveurs; et Ninon, qui depuis la mort de Cinq-Mars vivait avec un conseiller au parlement, refusa, dit-on, l'offre magnifique du cardinal [354].

Quoi qu'il en soit de ces assertions diverses et contradictoires, il est certain que s'il a existé une liaison entre Richelieu et Ninon, elle fut longtemps ignorée. Tallemant des Réaux, qui se montre très-bien instruit des anecdotes scandaleuses de son temps, et prend plaisir à les raconter, dans le long article qu'il a consacré à Ninon ne nous dit rien de sa liaison avec le cardinal de Richelieu; et il nous apprend que le chevalier de Rarai succéda à la passion qu'elle avait eue pour Saint-Étienne. Ce Rarai ou Raré nous paraît être le même personnage que Scarron a mentionné dans sa légende des eaux de Bourbon:

Raré, cet aimable garçon [355],
Lequel a si bonne façon?

Le chevalier de Raré était le fils de madame de Raré, gouvernante des filles de Gaston, duc d'Orléans; il fut tué le 17 août 1655, au siége de Condé. S'il n'y a pas confusion de deux personnages du même nom ou de la même famille, Raré aurait été de la maison de Grignan; et la femme qu'il épousa, et dont il eut au moins un enfant, devrait être comptée au nombre des amies de madame de Sévigné, car elle est souvent mentionnée dans sa correspondance [356].

Il paraît, d'après une circonstance peu importante rapportée par Tallemant des Réaux [357], qu'à l'époque de son intrigue avec Raré, Ninon était surveillée de près par sa mère; ce qui prouverait qu'elle avait été bien précoce en ses amours, puisqu'il est certain qu'elle perdit sa mère en 1630, avant d'avoir atteint l'âge de quinze ans. La douleur qu'elle ressentit fut si vive, que le lendemain même de cette perte fatale elle alla se jeter dans un couvent, et annonça l'intention d'y rester [358]. Cette résolution ne dura pas. Son père mourut l'année suivante, âgé de cinquante ans. Ainsi à quinze ans Ninon se trouva maîtresse de sa fortune et de ses actions. Elle sortit du couvent, et reprit facilement le goût du monde.

La jeune orpheline fut d'abord accueillie avec empressement dans toutes les sociétés du Marais où elle avait été reçue du vivant de sa mère. Scarron, qui habitait aussi ce quartier du monde élégant, et qui d'un petit abbé au teint frais, à la taille svelte et bien prise, beau danseur, habile musicien, était devenu, par l'horrible maladie qui l'avait défiguré, l'objet de la pitié de ce même monde où il avait autrefois brillé, nous apprend, dans une de ses épîtres, quelles étaient les dames qui présidaient aux cercles où Ninon était admise, et qui toutes demeuraient dans ce quartier. C'étaient la princesse de Guéméné, la duchesse de Rohan, la marquise de Piennes, la maréchale de Bassompierre; mesdames de Maugiron, de Villequier, de Blerancourt, de Lude, de Bois-Dauphin (Souvré), la marquise de Grimault [359]. Plusieurs des femmes que nous venons de nommer étaient loin d'être irréprochables; cependant toutes blâmèrent sévèrement la conduite de la jeune Ninon, et s'accordèrent à ne plus la recevoir chez elles. Les sociétés de Ninon en femmes se trouvèrent donc réduites à Marion de Lorme [360], qui avait été célèbre par sa beauté et le scandale de sa vie; à la comtesse de la Suze, et à quelques autres précieuses qui avaient secoué le joug de l'opinion.

Ce fut lors de son inclination pour Coligny, marquis d'Andelot, depuis duc de Châtillon [361], que Ninon jeta le masque et bannit toute contrainte. Cette conquête lui acquit dans tout Paris une célébrité qui s'était auparavant renfermée dans le cercle des sociétés dont elle faisait le charme. Avant cette époque, le secret de ses amours avait été si bien gardé, que l'on crut généralement que Châtillon avait été sa première inclination. Cette croyance était celle de Saint-Évremond, qui lui rappelle à elle-même cet accord ravissant de deux êtres qui aiment pour la première fois:

Ce beau garçon dont vous fûtes éprise

Mit dans vos mains son aimable franchise [362].

Il était jeune, il n'avait point senti

Ce que ressent un cœur assujetti:

Et jeune encore, vous ignoriez l'usage

Des mouvements qu'excite un beau visage;

Vous ignoriez la peine et le plaisir

Qu'ont su donner l'amour et le désir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jamais les nœuds d'une chaîne si sainte

N'eurent pour vous ni force ni contrainte;

Une si douce et si tendre amitié

Ne vit jamais un tourment sans pitié;

Les seuls soupirs que l'amour nous envoie

Furent mêlés à l'excès de la joie,

Et les plaisirs sans cesse renaissants

Remplirent l'âme et comblèrent les sens [363].

L'illustration d'une grande naissance était un des moindres avantages qui distinguaient Gaspard de Châtillon. Sa belle taille, son air noble, fier et doux, son teint frais et animé, ses grands yeux noirs et brillants, son esprit enjoué, son caractère complaisant, ses manières élégantes et polies, le rendaient un des hommes les plus séduisants de son temps. Renommé pour sa valeur dans les combats, il promettait à la France un grand capitaine, lorsqu'il fut tué dans la guerre de la Fronde, à l'attaque du pont de Charenton [364].

A Châtillon succéda Miossens, depuis maréchal d'Albret; ce Miossens, dit Scarron,

. . . . . . . . . . aux maris si terrible,

Ce Miossens à l'amour si sensible,

Mais si léger en toutes ses amours,

Qu'il change encore, et changera toujours [365].

C'est Miossens [366], Charleval et d'Elbène que Tallemant accuse d'avoir le plus contribué à inspirer à Ninon ces principes épicuriens et irréligieux dont elle faisait profession dans sa jeunesse, et qu'elle mettait en pratique. Nous avons déjà fait mention de Charleval. D'Elbène fut d'abord capitaine-lieutenant des chevau-légers, puis chambellan de Gaston, duc d'Orléans. Il était connu par l'originalité de son esprit et son insouciance pour les affaires; et il vécut toute sa vie de ses dettes, comme un autre de ses revenus [367]. C'est Miossens qui, par son faste, donna le plus d'éclat aux déréglements de Ninon. Cependant il fut promptement supplanté près d'elle par le jeune duc d'Enghien (depuis le grand Condé), tout resplendissant alors des premiers lauriers de la victoire. C'est ce que Saint-Évremond rappelle encore à Ninon dans la pièce de vers que nous avons déjà citée:

Un maréchal, l'ornement de la France,

Rare en esprit, magnifique en dépense,

Devint sensible à tous vos agréments,

Et fit son bien d'être de vos amants.

Ce jeune duc qui gagnait des batailles,

Qui sut couvrir de tant de funérailles

Les champs fameux de Norlingue et Rocroi,

Qui sut remplir nos ennemis d'effroi,

Las de fournir des sujets à l'histoire,

Voulant jouir quelquefois de sa gloire,

De fier et grand rendu civil et doux,

Ce même duc allait souper chez vous.

Comme un héros jamais ne su repose,

Après souper il faisait autre chose;

Et sans savoir s'il poussait des soupirs,

Je sais au moins qu'il aimait ses plaisirs [368].

Ce fut peu de temps après sa liaison avec le duc d'Enghien, à l'âge de vingt-deux ans, c'est-à-dire en 1638, que Ninon de Lenclos fit une longue maladie, qui la conduisit aux portes du tombeau. Elle crut sa fin prochaine; entourée de ses nombreux amis et songeant à la brièveté de la vie, elle dit à toute cette jeunesse qui s'affligeait de la perdre: «Hélas! je ne laisse au monde que des mourants.»

Elle se rétablit, et quand sa convalescence fut terminée, elle reparut dans le monde plus belle encore qu'elle n'était avant sa maladie. Elle reprit son genre de vie habituel, et devenue plus hardie elle se montra plus gaie, plus folâtre que dans sa première jeunesse. Ses liaisons avec le marquis de Jarzé et le chevalier de Méré datent de cette époque [369].

Ninon fit, en 1648, un voyage à Lyon déguisée en homme, et courant la poste à franc étrier pour atteindre ce beau Villars, que sa mine héroïque fit surnommer Orondate [370]. Elle le quitta ou en fut quittée, et alla se renfermer au couvent. Elle plut aux religieuses par son enjouement, et le cardinal-archevêque de Lyon lui rendit de fréquentes visites. Peut-être, d'après les dispositions à la retraite qu'elle semblait montrer, conçut-il l'espérance de lui faire changer de conduite, et de la ramener à la religion par ses raisonnements et ses pieuses exhortations; mais cette tâche était difficile. Du Plessis de Richelieu, cardinal-archevêque de Lyon, était le frère aîné du ministre, et autant il le surpassait en vertus et en piété, autant il lui était inférieur par l'esprit et les talents [371].

Ninon revint à Paris, et signala son retour par une aventure dont la singularité piquante devint pendant quelques jours l'objet des entretiens de toutes les sociétés de la capitale avides de scandale. Navailles, qui fut depuis créé duc et maréchal de France, était un des plus jolis hommes et un des mieux faits de son temps. Ninon ne l'avait jamais vu. Elle se promenait au Cours, et aperçut le maréchal de Gramont qui faisait approcher de lui un cavalier. Celui-ci descendit de cheval, et monta dans la voiture du maréchal. Ce cavalier était Navailles. Ninon, après l'avoir considéré attentivement, lui fit dire qu'à la sortie du Cours elle désirait lui parler. Navailles se rendit avec empressement à cette invitation. Ninon le fait monter dans son carrosse, l'emmène, lui fait servir un bon souper, et le conduit ensuite elle-même dans une chambre à coucher élégamment ornée; puis elle lui dit de se mettre au lit, lui fait espérer qu'il aura bientôt compagnie, et se retire. Navailles s'était ce jour-là levé de très-bonne heure pour chasser, et il avait passé la plus grande partie de la journée à cet exercice violent: cependant la délicieuse attente de la promesse qui lui avait été faite le tint longtemps éveillé; mais la fatigue qu'il avait éprouvée, la mollesse de sa couche, le firent enfin succomber au sommeil. Ninon entre doucement dans sa chambre, et emporte ses habits. Le lendemain de grand matin, revêtue de l'uniforme du dormeur, l'épée au côté, le chapeau à plumet enfoncé sur la tête, la folle femme s'approche du lit où reposait Navailles, profondément endormi; elle frappe du pied la terre, et prononce des paroles de mort et de vengeance. Navailles se réveille en sursaut, s'imaginant que c'est un rival qui veut l'assassiner. «Point de surprise, dit-il, au nom de Dieu point de surprise! je suis homme d'honneur, et je vous donnerai satisfaction.» Ninon ôte le chapeau qui lui couvre la tête, laisse les longs flots de ses beaux cheveux retomber sur ses épaules, et éclate de rire. Ce nouveau caprice ne subsista pas aussi longtemps que Navailles aurait dû l'espérer, d'après d'aussi heureux commencements; il dura encore trois mois: au bout de ce temps Navailles se vit forcé, non sans de douloureux regrets, de céder la place à un successeur [372].

Le nombre des poursuivants de Ninon augmentait en raison de sa célébrité; et l'émulation que l'ardeur de lui plaire excitait souvent entre tant de rivaux amenait des altercations, dont elle avait bien de la peine à prévenir les suites dangereuses. C'est ce que Scarron a exprimé à sa manière burlesque et cynique dans ses Adieux au Marais, où il parle de toutes les beautés célèbres de ce quartier de Paris [373]:

Adieu, bien que ne soyez blonde,

Fille dont parle tout le monde,

Charmant esprit, belle Ninon.

La maîtresse d'Agamemnon

N'eut jamais rien de comparable

A tout ce qui vous rend aimable,

Était sans voix, était sans luth,

Et mit pourtant les Grecs en rut:

Tant est vrai que fille trop belle

N'engendre jamais que querelle.

Cependant la vie licencieuse de Ninon et le trouble qu'elle portait dans les familles, peut-être aussi un zèle vrai et désintéressé pour le maintien des bonnes mœurs, suscitèrent contre elle un parti nombreux et puissant. On s'adressa à la reine-mère pour faire cesser un scandale qu'elle avait, dit-on, trop longtemps toléré. Ninon était demoiselle, c'est-à-dire noble de naissance; et comme telle, selon les mœurs et les habitudes de ce temps, placée sous la surveillance de l'autorité; elle se trouvait, plus qu'une simple bourgeoise, obligée de se conformer aux volontés de la cour. La reine lui envoya l'ordre de se retirer dans un couvent. Un exempt fut chargé de l'exécution du cette lettre de cachet. Ninon, à qui il la présenta, la lut, et remarqua qu'on n'y avait désigné aucun couvent particulier. «Monsieur, dit-elle à l'exempt, puisque la reine a tant de bontés pour moi que de me laisser le choix du couvent où elle veut que je me retire, je choisis celui des grands Cordeliers [374].» L'exempt, stupéfait, ne répliqua rien, et on alla porter cette réponse à la reine, qui, selon Saint-Simon et Chavagnac, la trouva si plaisante qu'elle laissa Ninon en repos [375]; mais, selon des récits plus vraisemblables, cette affaire se passa tout autrement. Des amis puissants de Ninon, les ducs de Candale et de Mortemart, et surtout le prince de Condé, intervinrent, et elle ne dut qu'à leurs sollicitations de continuer à jouir de son indépendance. Il est certain que pendant que Ninon se trouvait ainsi menacée d'être frappée par l'autorité le prince de Condé, qui depuis longtemps n'avait eu avec elle que des relations de simple amitié, l'ayant aperçue dans son carrosse, fit arrêter le sien, en descendit, et alla chapeau bas saluer Ninon, en présence de la foule étonnée. Cette marque de déférence et de respect de la part du vainqueur de Rocroi et de Lens envers celle qu'on traitait de courtisane imposa silence à ses ennemis. Cependant le bruit avait couru dans Paris qu'on voulait la mettre aux Filles repenties; «ce qui serait bien injuste, disait le comte de Bautru, car elle n'est ni fille ni repentie [376]

Il est présumable que la peur causée par ces menaces de l'autorité détermina Ninon à s'abstenir de choisir ses amants parmi les gens de cour. Du moins pendant quelque temps les financiers et les gens de robe eurent des succès auprès d'elle. Elle engagea dans ses liens Émery, le surintendant des finances, auquel elle fit succéder Coulon, conseiller au parlement de Paris, grand frondeur, fort riche, et qui surpassa pour elle en magnificence le surintendant lui-même. Émery, avant de devenir amoureux de Ninon, vivait depuis longtemps avec la femme de Coulon, fille de Cornuel, contrôleur général des finances, dont la femme fut si célèbre par son esprit et ses bons mots [377]. Lorsque Coulon enleva à Émery sa maîtresse, on trouva qu'il y avait entre ces deux hommes une sorte de parité de procédés, une application plaisante de la loi du talion; et cette double intrigue donna lieu à quelques chansons insipides, mais auxquelles la malignité publique prêta cours dans le monde; on les a recueillies dans les volumineux recueils manuscrits de vaudevilles et de couplets relatifs aux événements de cette époque [378]. De tous les amants de Ninon, Coulon fut celui qui sut le mieux lui faire agréer le faste et le luxe dont il affectait de se parer auprès de celle qu'il aimait. Mais il eut tort de compter ce moyen au nombre de ceux qui pouvaient fixer l'humeur volage de sa maîtresse. Elle n'aimait ni la pompe ni le fracas dans ses plaisirs, et revint bientôt à la prédilection qu'elle avait toujours montrée pour les gens de cour, la haute noblesse, et les militaires; classe d'hommes qui à cette époque avait un avantage marqué sur toutes les autres, par tout ce qui peut plaire et contribuer aux agréments de la vie sociale.

Coulon fut congédié pour le comte d'Aubijoux, dont Ninon s'éprit fortement. Il était homme d'esprit et de mérite, riche, et d'une ancienne famille; il fut gouverneur de la ville et citadelle de Montpellier, et lieutenant général pour le roi dans l'Albigeois [379]. C'est dans ses jardins, près de Toulouse, que furent supposés tracés les vers du voyage de Chapelle et de Bachaumont, si souvent cités. Il mourut dans cette même retraite, le dernier de son nom, le 9 novembre 1656 [380]. Pour lui Ninon abandonna le Marais, et alla demeurer au faubourg Saint-Germain. Ce changement de quartier ne diminua pas son penchant à l'inconstance: il sembla, au contraire, l'augmenter, en lui facilitant les moyens de faire de nouvelles connaissances.

Ninon, par sa nouvelle demeure, était devenue la voisine de l'abbé de Bois-Robert et de madame Paget [381], femme d'un maître des requêtes fort riche, homme à bonnes fortunes, qui partagea assez longtemps, avec le beau duc de Candale, les faveurs de la comtesse d'Olonne, si scandaleusement célèbre [382]. Madame Paget, que de Somaize [383] nomme au nombre des illustres précieuses du faubourg Saint-Germain, était à la fois prude et galante. Lorsqu'elle allait à l'église, elle se trouvait souvent placée près de Ninon; en attendant le prédicateur, elle prenait plaisir à s'entretenir avec elle sans la connaître; et elle eut un grand désir de savoir le nom d'une femme si spirituelle et si belle. Elle s'aperçut qu'un de ses amis, un nommé du Pin, trésorier des Menus-Plaisirs, saluait cette étrangère; et aussitôt elle l'arrêta pour obtenir de lui les informations qu'elle désirait. Du Pin ne jugea pas à propos de lever l'incognito que Ninon avait gardé. Il répondit donc que c'était madame d'Argencourt de Bretagne, qui était sortie de sa province pour un procès qu'elle avait à Paris; et il équivoqua et plaisanta sur ce nom de d'Argencourt. Madame Paget n'eut rien de plus pressé que d'offrir ses services, et même au besoin les secours de sa bourse, à la prétendue madame d'Argencourt; elle lui nomma les nombreux amis quelle avait dans le parlement, et dont la protection pouvait lui assurer le gain de son procès. Elle insista avec chaleur pour qu'elle acceptât ses offres, et l'assura qu'elle ne pouvait avoir de plus grande joie que d'être utile à une aussi aimable personne. Ninon, qui avait beaucoup de peine à garder son sérieux, témoigna à madame Paget sa reconnaissance, et lui dit qu'elle profiterait de ses offres obligeantes si le besoin s'en présentait. Comme Ninon finissait de parler, l'abbé de Bois-Robert vint à passer, et la salua. Madame Paget, étonnée, interrogea Ninon pour savoir d'où elle connaissait cet abbé. «Il est mon voisin, répondit Ninon, depuis que je loge au faubourg, et il vient souvent me voir.» Alors madame Paget crut devoir prémunir la belle étrangère contre les dangers d'une telle liaison, et, pour lui prouver jusqu'à quel point elle devait la redouter, elle lui dit que l'abbé de Bois-Robert faisait sa société habituelle de la trop célèbre Ninon, dont elle se mit à parler en termes très-injurieux. Ninon, sans se déconcerter, lui dit: «Ah, madame! il ne faut pas croire tout ce qu'on dit de cette Ninon; on en dit peut-être autant de vous et de moi: la médisance n'épargne personne.» Au sortir de l'église, l'abbé de Bois-Robert, qui ne savait rien de la méprise de madame Paget, s'approcha d'elle en lui disant: «Vous avez bien causé avec Ninon.» Madame Paget devint furieuse de cette mystification, et ne pouvait la pardonner ni à du Pin ni à Ninon. Mais bientôt elle se rappela le plaisir qu'elle avait éprouvé dans ses entretiens avec cette femme extraordinaire; elle regretta de ne plus pouvoir en jouir, et elle employa ce même du Pin pour trouver les moyens de la revoir encore. Cette entrevue se fit dans le jardin d'un oculiste nommé Thévenin, allié à la famille Paget; les voisins avaient la faculté d'entrer à toute heure dans ce jardin et de s'y promener. Ce fut madame Paget qui, dans ce lieu, aborda Ninon la première, et elles conversèrent ensemble avec la même amitié et le même abandon qu'auparavant, sans qu'il fût en rien question de la feinte qui avait eu lieu, et de ce qui s'était passé précédemment [384].

Après avoir donné au comte d'Aubijoux quelques successeurs dont nous ignorons les noms, Ninon parut un instant disposée à céder aux instances du comte de Vassé. Celui-ci avait cherché à séduire la marquise de Sévigné; et, par une sorte de justice de la destinée, ce fut le marquis de Sévigné qui lui enleva la conquête de Ninon, et qui lui fit donner son congé au moment même où il croyait son succès assuré [385].

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