Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)
CHAPITRE XVIII.
1651.
Bussy toujours amoureux de madame de Sévigné cherche à la séduire.—Il devient le confident de son mari et le sien.—Parti qu'il tire de cette position.—Il instruit madame de Sévigné de la liaison de son mari avec Ninon.—Le courroux qu'elle en ressent engage Bussy à se déclarer.—Récit qu'il fait lui-même des suites de sa déclaration.—Madame de Sévigné parle à son mari de sa liaison avec Ninon.—Bussy persuade au marquis de Sévigné que ce n'est pas lui qui en avait instruit sa femme.—Bussy écrit à madame de Sévigné pour lui reprocher son indiscrétion, et l'engage en même temps à se venger de son mari.—Le marquis de Sévigné intercepte cette lettre, et défend à sa femme de voir Bussy.
Bussy, qui, malgré son récent mariage, était toujours épris de sa cousine, ne la perdait pas de vue. Il avait eu l'adresse de se concilier l'amitié et la confiance de son mari. Celui-ci l'avait pris pour confident de ses désordres; peut-être il les encourageait. A l'égard de madame de Sévigné, au contraire, Bussy jouait le rôle d'ami et de conciliateur: il semblait compatir à ses peines; il lui offrait ses bons offices et son influence auprès de son époux; il recevait les témoignages de reconnaissance de sa cousine pour l'intérêt qu'il mettait à servir sa tendresse conjugale. Par cette conduite, il était parvenu à déguiser ses projets, à écarter toute défiance, à se rendre nécessaire: il avait habitué madame de Sévigné à ne lui rien cacher, à se confier à lui avec l'abandon le plus entier. Puis, quand il s'aperçut que les brusqueries de Sévigné, sa froideur, ses fréquentes infidélités, avaient commencé à lui aliéner le cœur de sa femme, il pensa qu'il était temps de se montrer à elle sous un autre aspect. Il voulut se hâter d'arriver au but où il tendait depuis longtemps avec tant de patience et de persévérance. L'amitié que sa cousine avait pour lui, les éloges qu'elle donnait à son esprit, la familiarité produite par un commerce intime et habituel, furent, de la part d'un homme aussi vain et aussi présomptueux, autant de signes interprétés en faveur de sa passion. Il ne douta point que celle qui en était l'objet ne la partageât, et il crut trouver une occasion favorable de faire taire ses scrupules en l'instruisant de la liaison de Ninon avec le marquis de Sévigné, dont celui-ci lui avait fait confidence lorsque cette liaison était encore ignorée de tout le monde. Quand il vit madame de Sévigné courroucée de ce nouvel outrage, et douloureusement affectée de l'éclat qu'il ferait dans le monde, Bussy se crut au comble de ses vœux, et ne craignit pas de se démasquer entièrement. Mais il faut l'entendre faire lui-même le récit de sa perfidie, et ne pas oublier qu'il a écrit dans le but de diffamer sa cousine, avec laquelle, ainsi que nous le dirons plus tard, il s'était brouillé. Il faut donc, en le lisant, faire la part des expressions que lui arrachent le dépit et l'orgueil humiliés, expressions qu'il a depuis démenties de la manière la plus forte, et avec toutes les marques du plus sincère repentir. Dans tout le reste, son récit est parfaitement exact; et ce qui le prouve, c'est que madame de Sévigné, qui se plaignit par la suite de ce qu'il avait, par cet écrit satirique, calomnié ses sentiments et noirci son caractère [386], ne l'accusa jamais d'avoir altéré la vérité des faits [387].
«Voilà, mes chers, le portrait de madame de Sévigné. Son bien, qui accommodait fort le mien, parce que c'était un parti de ma maison, obligea mon père de souhaiter que je l'épousasse; mais, quoique je ne la connusse pas alors si bien que je fais aujourd'hui, je ne répondis point au dessein de mon père. Certaine manière étourdie dont je la voyais agir [388] me la faisait appréhender, et je la trouvais la plus jolie fille du monde pour être la femme d'un autre. Ce sentiment-là m'aida fort à ne la point épouser; mais comme elle fut mariée un peu de temps après moi, j'en devins amoureux; et la plus forte raison qui m'obligea d'en faire ma maîtresse fut celle qui m'avait empêché de souhaiter d'être son mari.
«Comme j'étais son proche parent, j'avais un fort grand accès chez elle, et je voyais les chagrins que son mari lui donnait tous les jours; elle s'en plaignait à moi bien souvent, et me priait de lui faire honte de mille attachements ridicules qu'il avait. Je la servis en cela quelque temps fort heureusement; mais enfin le naturel de son mari l'emportant sur mes conseils, de propos délibéré je me mis à être amoureux d'elle, plus par la commodité de la conjoncture que par la force de mon inclination.
«Un jour donc que Sévigné m'avait dit qu'il avait passé la veille la plus agréable nuit du monde, non-seulement pour lui, mais pour la dame avec qui il l'avait passée: Vous pouvez croire, ajouta-t-il, que ce n'est pas avec votre cousine; c'est avec Ninon.—Tant pis pour vous, lui dis-je; ma cousine vaut mille fois mieux; et je suis persuadé que si elle n'était pas votre femme elle serait votre maîtresse.—Cela pourrait bien être, me répondit-il.
«Je ne l'eus pas si tôt quitté, que j'allai tout conter à madame de Sévigné.—Il y a bien de quoi se vanter à lui, dit-elle en rougissant de dépit.—Ne faites pas semblant de savoir cela, lui répondis-je; car vous en voyez la conséquence.—Je crois que vous êtes fou, reprit-elle, de me donner cet avis, ou que vous croyez que je suis folle.—Vous le seriez bien plus, madame, lui répliquai-je, si vous ne lui rendiez la pareille, que si vous lui redisiez ce que je vous ai dit. Vengez-vous, ma belle cousine, je serai de moitié dans la vengeance; car enfin vos intérêts me sont aussi chers que les miens propres.—Tout beau, monsieur le comte! me dit-elle, je ne suis pas si fâchée que vous le pensez.
«Le lendemain, ayant trouvé Sévigné au Cours, il se mit avec moi dans mon carrosse. Aussitôt qu'il y fut:—Je pense, dit-il, que vous avez dit à votre cousine ce que je vous contai hier de Ninon, parce qu'elle m'en a touché quelque chose.—Moi! lui répliquai-je, je ne lui en ai point parlé, monsieur; mais, comme elle a de l'esprit, elle m'a dit tant de choses sur le chapitre de la jalousie, qu'elle rencontre quelquefois juste. Sévigné s'étant rendu à une si bonne raison, me remit sur le chapitre de sa bonne fortune; et, après m'avoir dit mille avantages qu'il y avait d'être amoureux, il conclut par me dire qu'il le voulait être toute sa vie, et même qu'il l'était alors de Ninon autant qu'on le pouvait être; qu'il s'en allait passer la nuit à Saint-Cloud avec elle et avec Vassé, qui leur donnait une fête, et duquel ils se moquaient ensemble.
«Je lui redis ce que je lui avais dit mille fois, que quoique sa femme fût sage, il en pourrait faire tant qu'enfin il la désespérerait; et que, quelque honnête homme devenant amoureux d'elle dans le temps qu'il lui ferait de méchants tours, elle pourrait peut-être chercher des douceurs dans l'amour et dans la vengeance, qu'elle n'aurait pas envisagée dans l'amour seulement. Et là-dessus nous étant séparés, j'écrivis cette lettre à sa femme:
Lettre.
«Je n'avais pas tort hier, madame, de me défier de votre imprudence: vous avez dit à votre mari ce que je vous ai dit. Vous voyez bien que ce n'est pas pour mes intérêts que je vous fais ce reproche; car tout ce qui m'en peut arriver est de perdre son amitié, et pour vous, madame, il y a bien plus à craindre. J'ai pourtant été assez heureux pour le désabuser. Au reste, madame, il est tellement persuadé qu'on ne peut être honnête homme sans être toujours amoureux, que je désespère de vous voir jamais contente si vous n'aspirez qu'à être aimée de lui. Mais que cela ne vous alarme pas, madame; comme j'ai commencé de vous servir, je ne vous abandonnerai pas en l'état où vous êtes. Vous savez que la jalousie a quelquefois plus de vertu pour retenir un cœur que les charmes et le mérite; je vous conseille d'en donner à votre mari, ma belle cousine, et pour cela je m'offre à vous. Si vous le faites revenir par là, je vous aime assez pour recommencer mon premier personnage de votre agent auprès de lui, et me faire sacrifier encore pour vous rendre heureuse; et s'il faut qu'il vous échappe, aimez-moi, ma cousine, et je vous aiderai à vous venger de lui en vous aimant toute ma vie.»
«Le page à qui je donnai cette lettre l'étant allé porter à madame de Sévigné, la trouva endormie; et comme il attendait qu'on l'éveillât, Sévigné arriva de la campagne. Celui-ci ayant su de mon page, que je n'avais pas instruit là-dessus, ne prévoyant pas que le mari dût arriver si tôt, ayant su, dis-je, qu'il avait une lettre de ma part à sa femme, la lui demanda sans rien soupçonner; et l'ayant lue à l'heure même, lui dit de s'en retourner, qu'il n'y avait nulle réponse à faire. Vous pouvez juger comme je le reçus: je fus sur le point de le tuer, voyant le danger où il avait exposé ma cousine; et je ne dormis pas une heure de cette nuit-là. Sévigné, de son côté, ne la passa pas meilleure que moi; et le lendemain, après de grands reproches qu'il fit à sa femme, il lui défendit de me voir. Elle me le manda, en m'avertissant qu'avec un peu de patience tout cela s'accommoderait un jour [389].»
Ainsi Bussy ne recueillit d'autre fruit de ses intrigues que de se voir expulsé de chez une parente dont la société lui était devenue d'autant plus nécessaire qu'il en avait toujours joui depuis son enfance, et qu'il n'en avait jamais si bien apprécié les douceurs et les agréments qu'à l'époque où il se trouvait forcé d'y renoncer.