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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)

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CHAPITRE XIX.
1651.

Des cause qui éteignent le patriotisme et produisent les émigrations.—État des partis en France.—Projet de former une colonie en Amérique.—Il s'établit une compagnie pour exploiter la Guyane et faire le commerce d'esclaves.—Scarron et Ninon sont au nombre de ceux qui veulent émigrer.—La crainte d'une nouvelle persécution avait déterminé Ninon à s'expatrier; cependant, ni elle ni Scarron ne s'embarquent.—Ninon quitte le marquis de Sévigné, qui est remplacé par Rambouillet de la Sablière.—Vassé succède à Rambouillet.—Citation des Mémoires de Tallemant.—Désintéressement de Ninon.—Elle refuse les dons du marquis de Sévigné.—L'abbé de Livry force madame de Sévigné à se séparer de biens de son mari.—Jugement que porte Tallemant sur celui-ci.—Madame de Sévigné s'engage pour son mari.—Remontrance de Ménage à ce sujet.—Repartie un peu libre de madame de Sévigné à Ménage.—Pourquoi les éditeurs de madame de Sévigné ont été obligés de changer dans ses lettres quelques expressions.

Quand le gouvernement est dans toute son intégrité, les peuples songent moins aux avantages qu'aux abus qu'entraîne l'exercice d'une puissance toujours trop faible pour protéger l'État contre les intérêts privés qui lui font sans cesse la guerre, toujours trop forte pour n'être pas tentée d'usurper sur les droits individuels et les libertés publiques. Mais lorsque, après un bouleversement d'État, la puissance gouvernementale se trouve incapable, par son affaiblissement, d'assurer le règne des lois; quand un pays est déchiré par les partis, qui suppriment tour à tour et exercent avec violence un pouvoir éphémère, alors les victimes de ces révolutions successives, et ceux qui ne partagèrent jamais les fureurs des factieux ni les bassesses des ambitieux, désespérant de voir une fin aux maux de leur patrie, s'en détachent, et cherchent souvent dans d'autres contrées une existence plus tranquille, ou du moins l'espérance d'un meilleur avenir; sentiment qui ne s'éteint jamais dans le cœur de l'homme, et qui est à la fois le mobile de ses efforts et l'appui de son courage.

Tels étaient les motifs qui agissaient sur les esprits au commencement de l'année 1651, et qui favorisèrent en France les projets d'une colonisation en Amérique. A cette époque, tous les partis s'étaient réunis contre celui qui voulait les dominer tous; ils désiraient tous également que l'on mît fin à la captivité des princes, parce que chacun d'eux espérait pouvoir se faire un appui de leur autorité, et un moyen de leur influence, pour anéantir leurs adversaires. Le parti de la cour même avait aussi cette espérance. Les princes furent donc mis en liberté. Mais cette réparation tardive d'une grande injustice affaiblissait encore l'autorité de la reine régente et de son ministre, qui s'en étaient rendus coupables; et l'on ne pouvait que prévoir des troubles plus grands encore que ceux qu'on avait vus, lorsque le parti des princes, longtemps opprimé, viendrait encore ajouter son action à la fermentation produite par le parti de la cour, celui du parlement et celui de la Fronde.

Des quatre nations bornées par la mer Atlantique, la nation française était la seule qui ne se fût point mise en mesure d'entrer dans le partage des richesses que promettait le Nouveau Monde. Cependant quelques aventuriers français, au commencement du dix-septième siècle, s'étaient fixés à Cayenne; et en 1643 des négociants de Rouen avaient en vain cherché à tirer parti de cet établissement.

En 1651 une compagnie se forma, qui obtint du gouvernement la concession de cette colonie, et réunit à Paris sept à huit cents individus disposés à s'y transporter. Les contrées qu'entouraient la mer et les grands fleuves Amazone et Orénoque, n'étaient pas alors, comme aujourd'hui, considérées comme des lieux d'exil et de mort, comme des pays humides et malsains, et souvent visités par des fièvres pestilentielles. Au contraire, on ajoutait foi aux brillantes descriptions qu'en avaient données ceux qui les premiers en firent la découverte, l'Espagnol Orellana et le célèbre Walter Ralegh [390]. On croyait, d'après leurs relations, qu'il existait dans l'intérieur une contrée qu'on désignait par le nom magnifique de el Dorado; qu'elle renfermait des mines d'or, et des pierreries plus riches que toutes celles du Pérou; et on se faisait l'idée la plus délicieuse de la beauté du pays, de la douceur et de la salubrité de son climat. Les belles fleurs, les oiseaux brillants, les animaux singuliers qu'on en tirait et qu'on transportait en Europe, semblaient ne laisser aucun doute sur la réalité de ces illusions. On citait des vieillards qui s'étaient guéris de la goutte par un voyage à l'île Martinique [391]; et il semblait qu'il suffisait de se transporter dans le Nouveau Monde pour se délivrer de tous les maux et pour y jouir du bonheur et de la santé. Un grand nombre de personnes notables de Paris, après avoir pris des actions dans la nouvelle compagnie, fatiguées du gouvernement comme des partis qui lui étaient opposés, avaient résolu de se joindre à la nouvelle colonie. Indépendamment des richesses qu'on espérait recueillir, on se croyait certain de faire une prompte et rapide fortune par l'achat et la vente des esclaves dont on avait besoin pour la culture des îles, genre de trafic que l'opinion publique ne proscrivait pas. Dans le nombre de ces émigrants se trouvait la femme d'un maréchal de France. L'infortuné Scarron avait placé une petite somme dans cette entreprise; et, entraîné comme malgré lui par les sollicitations de ses amis, qui le flattaient de pouvoir guérir ses infirmités par les bienfaits d'un meilleur climat, il se décida à s'embarquer [392]. Ninon prit aussi la même résolution. Un événement bien futile en apparence, mais qui eut des suites graves, l'avait forcée à cette étrange détermination. Plusieurs jeunes seigneurs dînaient chez elle un jour de carême; un des convives jeta par la fenêtre un os de poulet qui tomba dans la rue, sur l'épaule d'un prêtre de la paroisse de Saint-Sulpice. Le curé se plaignit à l'abbé de Saint-Germain des Prés. Avant l'édit de 1674, qui réunit les justices particulières au Châtelet de Paris, cet abbé avait droit de juridiction sur le faubourg Saint-Germain des Prés. Un fait bien simple en lui-même fut représenté comme une atteinte grave envers la religion, comme un dessein prémédité d'insulter à ses ministres [393]. La reine régente, irritée, voulait faire enfermer Ninon; mais on apaisa tout avec de l'argent. La résolution que Ninon prit alors de s'embarquer désarmait ses antagonistes; ils n'osèrent plus l'attaquer, et ils gardaient le silence en présence des clameurs occasionnées par l'annonce de son prochain départ. Ceux qui s'étaient accoutumés à la voir (et le nombre en était grand) ne pouvaient penser sans les plus vifs regrets qu'ils allaient être privés d'elle pour longtemps, et peut-être pour toujours: hommes puissants à la cour et dans la haute société, leurs plaintes bruyantes et amères retentissaient dans tous les cercles, et ils n'épargnaient ni ceux ni celles dont le rigorisme et l'intolérance amenaient de tels résultats.

Cependant la première embarcation pour la nouvelle colonie eut lieu; elle consistait en sept cents individus, tant hommes que femmes; Scarron et Ninon n'étaient point du nombre [394]. Il est probable que leur trajet dans le Nouveau Monde devait se faire sur un navire particulier. Quoi qu'il en soit, ce délai leur fut utile. Cette nouvelle tentative de colonisation fut encore plus malheureuse que les précédentes, et, de même que Scarron, Ninon ne partit point.

Il semblait que cette circonstance dût être fâcheuse pour madame de Sévigné, mais elle lui était indifférente. Déjà l'inconstance de Ninon, mieux que n'aurait pu faire son absence, avait cessé de la lui rendre redoutable; déjà Rambouillet de la Sablière, dont le nom a conservé quelque célébrité, plus par sa femme que par ses madrigaux, avait fait congédier Sévigné. Tallemant des Réaux [395] était le beau-frère de Rambouillet. Ce fut lui qui l'introduisit chez Ninon. Après avoir parlé du voyage qu'elle fit à Lyon, et de sa liaison avec Sévigné, il ajoute: «M. de Rambouillet eut son tour; durant sa passion, personne ne la voyait que celui-là. Il allait bien d'autres gens chez elle, mais ce n'était que pour la conversation, et quelquefois pour souper; car elle avait un ordinaire assez raisonnable; sa maison était passablement meublée: elle avait une chaise [une voiture] fort propre. Elle écrivit en badinant à Rambouillet: «Je crois que je t'aimerai trois mois; c'est trois siècles pour moi.» Charleval ayant trouvé chez elle ce jouvenceau, qu'il n'y avait pas encore vu, s'approcha de l'oreille de la belle, et lui dit: «Ma chère, voilà qui a bien l'air d'être un de vos caprices [396]

Le règne de Rambouillet ne fut pas plus long que celui du marquis de Sévigné; il fut supplanté par Vassé, qui recueillit ainsi le fruit de sa longue persévérance. Comme Coulon et d'Aubijoux, Vassé, se plut à user de ses richesses pour satisfaire sa vanité, et à faire parade d'une conquête dont il était glorieux; et ce fut aussi la cause qui la lui fit perdre.

Tallemant remarque à ce sujet que Ninon ne voulut rien recevoir du marquis de Sévigné qu'une bague de peu de valeur: peut-être eût-il été à désirer pour madame de Sévigné que son mari eût conservé plus longtemps une maîtresse aussi désintéressée; il n'en continua pas moins, après l'avoir perdue, de donner en ce genre de nouveaux sujets de peine à sa femme. Les nouvelles liaisons qu'il contracta contribuèrent, ainsi que son défaut d'ordre, à déranger sa fortune. Ce fut alors que madame de Sévigné se sépara de biens d'avec lui; mais elle ne put s'y déterminer qu'après y avoir été en quelque sorte contrainte par les instances de l'abbé de Livry. Celui-ci ne put empêcher que, peu de temps après cette séparation, elle ne se rendît caution pour M. de Sévigné d'une somme de cinquante mille écus. Ménage, qui n'aimait pas le marquis, ne put se contenir quand il apprit ce nouvel engagement. Usant des droits d'une ancienne amitié, il gronda vivement madame de Sévigné de cette faiblesse, et lui dit: «Madame, une femme prudente ne doit jamais placer de si fortes sommes sur la tête d'un mari.—Pourvu que je ne mette que cela sur sa tête, que pourra-t-on me dire?» répondit-elle [397].—Nous n'eussions pas reproduit cette grivoise repartie, si elle ne servait à faire ressortir une singularité du caractère de madame de Sévigné, dont nous avons déjà parlé: c'est que le besoin de gaieté qu'éprouvait cette femme spirituelle la rendait très-libre dans ses propos, et que son imagination n'était pas aussi chaste que sa raison et sa conscience.

«Sévigné, dit Tallemant, n'était point un honnête homme: il ruinait sa femme, qui est une des plus agréables de Paris. Elle chante, elle danse, elle a de l'esprit, elle est vive, et ne peut se tenir de dire ce qu'elle croit joli, quoique assez souvent ce soient des choses un peu gaillardes: même elle en affecte, et trouve moyen de les faire venir à propos [398]

Ce n'est pas seulement ceux qui ont eu occasion de voir madame de Sévigné et de s'entretenir avec elle qui confirment cette observation, mais ce sont ses lettres mêmes. Ceux qui les ont les premiers livrée à l'impression sous le règne de Louis XV, à l'époque de la plus grande dépravation des mœurs en France, ont cru nécessaire de changer quelques expressions, et d'adoucir certains passages, par trop libres, pour ne pas choquer la délicatesse du public de leur temps. Le plus savant et le plus exact éditeur de madame de Sévigné n'a pas osé rétablir dans son édition ces parties du texte telles qu'il les trouvait dans les lettres autographes qu'il a collationnées, et s'est déterminé à laisser subsister les changements que les précédents éditeurs y avaient faits; et il est telle repartie échappée à madame de Sévigné dans la vivacité du dialogue, citée par Tallemant, que nous ne voudrions pas reproduire dans ces Mémoires. Chose étrange, que nous soyons devenus plus scrupuleux et plus susceptibles qu'une précieuse formée à l'école de Rambouillet!

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