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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)

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CHAPITRE XXII.
1651.

Réflexion sur l'état de l'âme quand un événement change notre destinée.—Courage des femmes dans l'adversité.—Caractère de madame de Sévigné.—Résolution qu'elle prend de consacrer sa vie à ses enfants.—Réflexions qui ont dû la déterminer.—Grandeur de son sacrifice.—Motifs tirés de la conduite de son mari.—Aveux qu'elle fait sur les deux années les plus heureuses de sa vie.—Ce qu'elle dit du temps de son existence écoulé depuis son veuvage.—Elle se replace sous la tutelle de l'abbé de Livry.—Il remet ses affaires en ordre.—Elle quitte les Rochers, et revient à Paris à l'entrée de l'hiver.—Citation de la Gazette de Loret à ce sujet.—Elle va rendre visite à Scarron.—Vers qu'il lui adresse.—État de Paris lorsqu'elle y arriva.—Tumulte au parlement le 21 octobre.—Lit de justice.—Majorité du roi déclarée.—Déjà il sait dissimuler.—Il signe l'ordonnance du rappel de Mazarin.—Position de la cour à l'égard de Condé.—La reine mère se décide à le poursuivre.—Elle sort de Paris avec le roi.—Le cardinal de Retz se trompe en croyant qu'il aurait pu empêcher ce départ.—Quelle était la position du cardinal de Retz à l'égard des partis.—Changements opérés dans les intentions et les projets du président Molé et de la princesse Palatine.—Le parti de Condé et celui de la Fronde s'affaiblissent.—Embarras de la reine.—Conduite du parlement, ses désirs et ses craintes.—Progrès de l'anarchie.—Preuve tirée de la conduite du comte du Dognon.—Désordre dans les finances.—Mazarin rentre en France, accompagné d'une armée.—Le parlement charge en vain le duc d'Orléans d'exécuter ses arrêts.—Pourquoi le pouvoir échappait au duc d'Orléans.

Quand un événement inattendu rompt subitement le cours de notre destinée, notre âme, étonnée du coup qui la frappe, semble d'abord douter d'elle-même, l'altération qu'elle éprouve réagit sur tout ce qui nous environne. Le monde nous apparaît sous un nouvel aspect; toutes nos illusions s'évanouissent. Dans nos longues rêveries, nous soumettons à un nouvel examen nos idées, nos opinions, et même nos affections. Nous interrogeons nos souvenirs; et le passé se montre alors sous un jour tout nouveau. Il semble qu'après avoir terminé toute une existence, avant d'en recommencer une autre, et de s'élancer vers un douteux avenir, on éprouve le besoin d'examiner autour de soi le sol sur lequel on se trouve transporté et les écueils qu'il faudra surmonter dans cette nouvelle carrière où le sort nous précipite. Cette nécessité réveille alors souvent en nous une puissance de réflexion, une force de résolution, que nous n'avions jamais connues; notre nature même semble changée. On a vu des individus soumis à une telle influence acquérir tout à coup, comme par un don surnaturel, les qualités et les vertus nécessaires à leur nouvelle vie. Pour justifier ces réflexions, l'exemple d'hommes longtemps inconnus et médiocres sous des conditions communes, qui soudainement, dans de grandes circonstances ou de grands revers, ont montré un courage et déployé des facultés qu'on ne leur aurait pas soupçonnés, ne manquerait pas; mais ces heureuses et étonnantes métamorphoses sont peut-être encore plus fréquentes et plus remarquables parmi les femmes; elles présentent du moins des contrastes plus frappants, plus étonnants. Quelque timide que soit une femme, quelque bornée même que soit son intelligence, il est rare qu'elle ne surprenne pas ceux qui la connaissent par une énergie et une présence d'esprit propres à la tirer des crises les plus difficiles, lorsqu'un sentiment profond l'anime, et surtout lorsque c'est celui de l'amour maternel. L'histoire nous en fournit d'illustres exemples. Plusieurs reines régentes ont fait voir dans les orages de leur courte administration une sérénité de caractère et une habileté dont peu d'hommes eussent été capables. Mais les faits les plus décisifs en ce genre ne sont pas ceux que l'histoire puisse consigner dans ses annales, puisqu'ils ont surtout lieu dans les conditions privées, où les sentiments naturels ont bien plus de force que dans les cours, que parmi les grands, condamnés aux tourments de l'ambition et de l'envie.

Madame de Sévigné, qui, sous une apparence de légèreté, joignait à une sensibilité exquise une grande élévation d'âme, eut dans la solitude où elle s'était renfermée tout le temps de faire les réflexions que lui suggéraient sa nouvelle position et le malheur qu'elle venait d'éprouver. Agée seulement de vingt-cinq ans; déjà célèbre par son esprit, son amabilité, ses attraits; libre de choisir entre un grand nombre de concurrents qui allaient se disputer sa main; assez versée dans la connaissance du monde pour espérer de faire un bon choix, elle pouvait, par un nouveau mariage, accroître sa fortune, et se promettre un bonheur que son premier époux semblait ne lui avoir fait connaître que pour lui en rendre la privation plus pénible. Mais elle se donnait un maître, elle en donnait un à ses enfants; elle faisait tort à leur fortune, si une nouvelle famille, résultant d'un nouvel hymen, nécessitait la division de son bien en un plus grand nombre de parts. Pouvait-elle se flatter alors de conserver les mêmes sentiments pour les deux chères créatures sorties de son sein? Une tendresse plus partagée serait-elle toujours aussi vive? Malgré ses résolutions, pouvait-elle être certaine de ne pas préférer un jour les enfants d'un mari vivant à ceux d'un mari qui n'existait plus, les enfants de celui qui la rendait heureuse aux enfants de celui qui n'avait payé son amour que par l'abandon et l'infidélité? N'est-ce pas d'ailleurs une des nécessités comme un des bienfaits de la nature, que l'inclination des mères pour leurs enfants soit toujours en raison des besoins qu'ils ont d'elles, et que l'enfant le plus jeune, ou le plus débile, soit toujours celui qu'elles préfèrent? Tout était donc en faveur des derniers survenants, et au détriment de leurs aînés. Pouvait-elle, de plus, espérer que le soin de plaire à un nouvel époux, les dissipations du monde qui en seraient la conséquence, ne l'empêcheraient pas de diriger l'éducation de ce fils et de cette fille, objets de toutes ses affections, de toutes ses pensées? Qui sait si cette tendresse même ne deviendrait pas une occasion de discorde et de contrariété entre elle et son époux? si elle ne serait pas forcée, pour ne pas nuire à l'union conjugale, de comprimer le plus fort comme le plus vertueux de tous ses penchants? Si donc un nouveau mariage lui promettait des jouissances et de la sécurité pour son avenir, il n'offrait pour ses enfants que pertes et que dangers. Après avoir fait toutes ces réflexions, madame de Sévigné n'hésita pas, et prit la résolution de se condamner toute sa vie au veuvage, de consacrer à ses enfants toute son existence. Lorsqu'on songe aux embarras de fortune que lui avait créés son mari, aux domaines qu'il lui fallait régir, et qui se trouvaient aux deux extrémités du royaume, à ses inclinations pour le plaisir, aux mœurs de cette époque, à tous les genres de séduction auxquels une jeune femme de la classe élevée était sans cesse en butte, on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il y eut dans la résolution de madame de Sévigné un grand héroïsme maternel; et cette résolution, elle l'exécuta de manière à se rendre digne de servir de modèle à toutes les mères.

S'il est vrai d'affirmer que madame de Sévigné ne put trouver que dans sa tendresse pour ses enfants la force nécessaire pour consommer un sacrifice qui tant que dura sa jeunesse devait se renouveler à tous les instants, cependant on peut croire aussi que la conduite que tint son premier mari a pu lui faciliter ce sacrifice, en lui inspirant des craintes pour un second mariage. Les témoignages irrécusables de Bussy et de Tallemant ne nous laissent aucun doute qu'elle n'aimât son mari; et nous avons vu précédemment que longtemps après elle ne put sans s'évanouir supporter la vue de ceux qui avaient causé sa mort; mais nous avons son propre témoignage pour nous convaincre qu'elle n'était point aveugle sur ses défauts, et que si dans les premiers temps de leur union elle a joui de quelque bonheur, ce bonheur fut passager. Elle ressentit vivement la tyrannie dont plus tard il la rendit victime.

Trois ans seulement après la mort du marquis de Sévigné, dans une lettre écrite le 1er octobre 1654, madame de Sévigné s'étonne que Ménage lui ait parlé avec tant d'éloge du grand prieur de Malte, Hugues de Rabutin, brave gentil-homme, dit son neveu de Bussy, mais brusque, et d'une politesse telle qu'un corsaire en peut avoir [457]. Elle rappelle que le marquis de Sévigné l'appelait toujours mon oncle le pirate; et elle ajoute: «Il s'était mis dans la fantaisie que c'était sa bête de ressemblance, et je trouve qu'il avait assez raison [458].» Vers la fin de sa vie, en 1687, à l'âge de soixante ans, elle s'excuse envers Bussy de ne pouvoir lui donner les dates des changements de charge de son fils, et ajoute: «Je confonds quasi toutes les années, parce qu'il n'y en a qu'une ou deux dans mon imagination qui aient mérité d'y demeurer et d'y tenir place [459].» La curiosité de Bussy fut excitée par cet aveu; et, dans la réponse qu'il lui fit, il l'interroge ainsi: «Je voudrais bien savoir quelles sont les deux de vos années qui méritent de rester dans votre mémoire. D'une autre que vous, je dirais que c'est l'année où vous fûtes mariée, et celle où vous devîntes veuve [460].» Madame de Sévigné lui répond: «Je n'avais retenu de dates que l'année de ma naissance et celle de mon mariage; mais sans augmenter le nombre, je m'en vais oublier celle où je suis née, qui m'attriste et qui m'accable [parce qu'elle lui rappelle son âge], et je mettrai à la place celle de mon veuvage, et le commencement d'une existence qui a été assez douce et assez heureuse, sans éclat et sans distinction: mais elle finira plus chrétiennement que si elle avait eu de grands mouvements; et c'est en vérité le principal [461]

Ainsi, madame de Sévigné n'eut jamais lieu de se repentir de la résolution qu'elle avait prise. Aussitôt après la mort de son mari, elle se remit sous la tutelle de l'excellent abbé de Livry, du moins pour la gestion de ses affaires, qui étaient dans une grande confusion. Après le gain de plusieurs procès et quelques années d'une sévère économie, les dettes furent payées, les terres remises en bon état, et l'ordre partout établi [462]. Cela se fit sans que madame de Sévigné fût obligée de se retirer du monde. Elle y reparut même avant la fin de son veuvage [463], et au milieu des événements qui occupaient alors toute la France. Loret crut devoir annoncer, dans la Gazette du 19 novembre 1651, comme une nouvelle qui intéressait toute la capitale, le retour de cette jolie veuve:

Sévigné, veuve, jeune et belle,

Comme une chaste tourterelle

Ayant d'un cœur triste et marri

Lamenté monsieur son mari,

Est de retour de la campagne,

C'est-à-dire de la Bretagne;

Et, malgré ses sombres atours

Qui semblent ternir ses beaux jours,

Vient augmenter dans nos ruelles

L'agréable nombre des belles [464].

Fidèle à sa promesse, madame de Sévigné alla voir Scarron aussitôt après son arrivée; ce qui lui valut, de la part du pauvre malade, ce mauvais madrigal qui a été recueilli dans ses œuvres [465]:

Bel ange en deuil qui m'êtes apparue,

Je suis charmé de votre vue:

Je ne l'aurais pas cru

Que vous fussiez de tant d'attraits pourvue.

Sont-ils de votre cru?

Ou, si l'on vous les vend, enseignez-moi la rue

Où vous prenez de si charmants attraits

Qui charment de loin et de près.

Lorsque madame de Sévigné revint à Paris après huit mois d'absence, tout y paraissait tranquille, et les habitants de cette grande capitale, naguère si agités, ne semblaient penser qu'à leurs plaisirs: mais c'était un calme entre deux tempêtes. Le parlement, les princes, la cour, le cardinal Mazarin, occupaient tous les esprits; tous étaient attentifs à leurs moindres actions; ils étaient les sujets de tous les entretiens. Il semblait, dit madame de Motteville, que Paris était toute la France [466]. On prévoyait, on redoutait de nouvelles crises. Les partis venaient de se livrer à tous leurs emportements: effrayés de leurs excès, ils négociaient, et cherchaient à éviter les maux où devait les plonger la guerre civile; mais ils voulaient tous y parvenir sans rien sacrifier de leurs prétentions. Comme ils étaient tous sans bonne foi, sans conscience, ils ne pouvaient s'inspirer aucune confiance; ils parlaient sans cesse de conciliation, ils tâchaient de se tromper, de s'écraser mutuellement. L'arène de leurs débats, depuis que les chefs de la Fronde s'étaient secrètement réunis avec la cour [467], avait été transportée des rues et des places publiques dans le sein même du parlement. Tout le monde avait été glacé d'effroi en apprenant les détails de cette fameuse journée du 21 août, lorsque les partisans du coadjuteur et ceux du prince de Condé, occupant, comme deux armées en présence, tous les postes du Palais de Justice, au dedans et au dehors, avaient tiré l'épée, et avaient été sur le point de souiller le temple des lois par un affreux carnage [468]. Dans cette journée, Gondi avait failli être écrasé entre les deux énormes battants des portes de la grand'chambre, et poignardé par les ordres de La Rochefoucauld. Peu après, Condé, irrité de voir que Gondi était le seul obstacle qui empêchât le duc d'Orléans de se réunir à lui, résolut de faire enlever ce prélat factieux et de le retenir en captivité. L'habile Gourville se chargea de l'exécution de ce projet, qui n'avorta que par une cause toute fortuite [469].

Gondi ne redoutait pas les émeutes populaires; courageux jusqu'à l'imprudence, il prenait plaisir à se jouer des dangers qui lui étaient interdits par son état: Condé, au contraire, accoutumé à de plus illustres périls, s'indignait d'être exposé aux chances d'une si ignoble lutte. Dominé par la crainte de succomber, il se hâta trop de sortir de Paris. Son éloignement alarma la cour, mais rassura le parlement et les bourgeois. Le parlement désirait la paix, les principaux chefs de son parti la désiraient aussi; mais chacun d'eux se trouvant dans une position à l'égard de la cour telle qu'ils ne pouvaient traiter avec avantage pour eux-mêmes, ils opinèrent à la guerre. Condé s'y résolut, quoique prévoyant qu'il serait abandonné de ceux qui l'y entraînaient, si la fortune ne lui était pas favorable [470]. Il refusa de se trouver avec les autres princes du sang au lit de justice où la majorité du roi fut déclarée [471]. Cette cérémonie, qui eut lieu le 7 septembre (1651), fut faite avec éclat [472]. L'enfant-roi traversa à cheval les rues de Paris, escorté de toute sa maison et de toute sa cour; mais le peuple, conservant encore des rancunes et des dispositions factieuses, n'avait contemplé qu'avec froideur ces premières pompes du règne le plus fastueux et le plus glorieux de notre histoire. Cependant, de dessus son coursier que sa jeune main gouvernait avec grâce, Louis XIV salua l'homme le plus populaire du moment, le coadjuteur, qu'il aperçut à une fenêtre [473]. Déjà le novice souverain savait pratiquer la dissimulation, qu'une politique, qui se prend souvent dans ses propres piéges, enseigne comme la première qualité de l'art de régner.

Le roi en commençant son règne confirma, par sa première ordonnance, les arrêts du parlement qui bannissaient Mazarin; et les premières lettres qu'il signa furent pour lui ordonner de revenir [474]. Il y eut cependant un intervalle de deux mois entre ces deux actes. Anne d'Autriche hésita longtemps à faire ce qu'elle désirait le plus. Beaucoup plus puissante comme reine mère que comme reine régente, désormais elle parlait au nom du roi, qui ne devait compte qu'à Dieu de ses résolutions. Elle n'était plus dans la nécessité de se concerter avec le lieutenant général du royaume ou avec le parlement. Elle était résolue à poursuivre Condé dans son gouvernement de Guienne: il avait fait, sans avoir pris les ordres du roi, des levées de troupes; et le parlement l'avait déclaré rebelle, et criminel de haute trahison et de lèse-majesté [475]. Ces actes de rébellion ouverte fournissaient à la reine des prétextes pour sortir de Paris, et des moyens de soustraire le roi à la domination des frondeurs. Le coadjuteur s'accuse fortement d'avoir permis ce départ, et d'y avoir fait consentir le duc d'Orléans. Il cite cet exemple pour prouver que dans les grandes crises d'État il y a des moments d'erreur et d'aveuglement qui font commettre aux plus habiles des fautes que les moins expérimentés auraient pu éviter; mais il avoue qu'il désirait lui-même ce départ, sans lequel il ne pouvait conserver son ascendant sur le duc d'Orléans [476]. Le cardinal de Retz a écrit ses Mémoires comme les grands généraux leurs campagnes, en se donnant tout le mérite des succès que le hasard a produits, en assujettissant les faits aux règles de la stratégie. Il exagère ici beaucoup la puissance qu'il avait à cette époque. Il lui eût été difficile, et même impossible, d'empêcher la cour d'aller rejoindre l'armée. L'état des choses était bien changé pour le coadjuteur et pour la Fronde. Les intelligences du coadjuteur avec la cour étaient connues; et sa nomination au cardinalat, qui révéla le but de tous les mouvements qu'il s'était donnés, lui avait fait perdre beaucoup de sa popularité [477]. Les bourgeois de Paris étaient fatigués d'une lutte si nuisible à leur fortune et à la prospérité de leur ville. Ils haïssaient toujours Mazarin, mais ils détestaient encore plus l'orgueil insultant de Condé. L'influence du coadjuteur dans le parlement avaient décliné encore plus que dans le peuple. Gondi ne comptait guère de son parti qu'une vingtaine de jeunes gens des plus fougueux [478]. Le reste, tout en admirant ses talents, n'avait aucune confiance en lui, et redoutait son esprit factieux. Le premier président Matthieu Molé, qui par ses vertus et sa courageuse résistance envers la cour, sa fermeté au milieu des émeutes populaires, avait acquis sur sa compagnie une si haute autorité, ne se montrait plus tel qu'il avait été dans la régence. Il avait peu de biens, dix enfants, soixante et six ans, et réprouvait également les factieuses prétentions des chefs de la Fronde et la coupable ambition des princes. Toujours prêt à dire aux dépositaires de l'autorité du roi de mâles vérités, il était décidé, après ce devoir accompli, à plier sous la volonté de cette autorité lorsqu'elle aurait prononcé. Il avait accepté les sceaux; et en s'en allant rejoindre la cour, non-seulement il n'avait rien caché à sa compagnie de ses résolutions, mais il avait usé de tout son ascendant pour les lui faire partager: s'il n'y était pas entièrement parvenu, il avait de beaucoup diminué la force et l'âpreté de l'opposition. La princesse Palatine, toujours asservie au besoin de ses passions, toujours nécessiteuse, s'était réunie sincèrement à la cour, dont elle avait reçu cent mille écus, et qui avait, selon ses désirs, accordé les finances au marquis de la Vieuville [479].

Quoique mademoiselle de Chevreuse n'eût cessé d'aimer Gondi et qu'elle lui fût restée fidèle, la duchesse, sa mère s'était arrangée secrètement avec Mazarin; et sa défection devint manifeste et publique lorsqu'elle quitta Paris, sous le prétexte d'aller conduire sa fille abbesse à Pont-aux-Dames [480].

L'affaiblissement du parti de Condé était aussi rapide que celui de la Fronde. Ce prince, après les ennuis de la captivité, aurait voulu jouir des délices de son beau séjour de Chantilly; ses inclinations guerrières fléchissaient sous les attraits de la volupté, dont son amour pour la duchesse de Châtillon lui faisait éprouver toute la puissance [481]. C'est avec regret qu'il avait été entraîné dans la guerre civile; et pourtant le dépit et l'orgueil lui faisaient oublier ses glorieuses victoires, son rang, sa patrie, ses propres intérêts. Il se portait aux plus coupables extrémités. En vertu du traité qu'il avait conclu avec les plus grands ennemis de la France, des vaisseaux espagnols chargés de subsides et de munitions étaient entrés dans le port de Bordeaux, au grand scandale des membres du parlement siégeant en cette ville, le seul parmi tous les autres parlements du royaume qui se fût ouvertement déclaré pour lui [482]. Il cherchait à traiter avec Cromwell et à faire renaître le parti des protestants; mais ceux-ci n'étaient nullement mécontents de Mazarin, qui, en habile ministre, avait veillé à ce que les ordonnances rendues en leur faveur fussent fidèlement exécutées. Ils résistèrent aux suggestions de Condé. Cependant le parlement de Toulouse et celui de Provence avaient enregistré les ordonnances qui déclaraient Mazarin rebelle. Le parlement de Paris nourrissait contre lui des sentiments plus haineux et plus hostiles encore; mais la crainte de son retour rendait l'illustre compagnie plus prudente et plus politique que les autres, et elle ménageait dans Condé le plus puissant ennemi d'un ministre proscrit par ses arrêts [483].

Cependant un grand nombre de ceux qui étaient jusque là restés fidèles au parti du vainqueur de Rocroi l'abandonnèrent: quelques-uns, gagnés par les places et les récompenses que la cour leur offrait; d'autres, parce qu'après avoir sans scrupule résisté à la reine régente, ils se considéraient comme criminels en portant les armes contre le roi, déclaré majeur. Laigues, Noirmoutier, le maréchal de la Mothe, furent de ce nombre [484]. Le duc de Bouillon même et Turenne refusèrent de se joindre à Condé: le premier, parce qu'il espérait, par sa soumission à l'autorité royale, rentrer plus promptement dans sa principauté de Sedan; le second, parce que la cour lui offrit le commandement en chef d'une armée. Bussy-Rabutin, auquel le prince de Condé avait écrit de sa main le 15 septembre, pour l'inviter à venir le joindre, alla porter cette lettre à la reine, et se rangea sous les drapeaux du roi: il reçut l'ordre d'aller dans sa lieutenance de Nivernais, avec les troupes qu'il avait sous son commandement [485].

L'armée royale, commandée par le comte d'Harcourt, remportait en toute occasion la victoire sur les troupes de Condé [486]. Tout semblait favoriser la reine, et cependant ses embarras et sa perplexité augmentaient avec ses succès mêmes. Elle désirait par-dessus tout rappeler le cardinal Mazarin; mais elle ne se déguisait pas que par la rentrée du ce ministre l'inflammation des esprits arrêterait les progrès de l'armée royale, et jetterait un grand nombre de personnes dans le parti de Condé; tandis qu'en continuant à poursuivre ses avantages contre ce prince, il n'était pas douteux qu'elle ne le forçât promptement à la soumission, aux conditions qu'il lui plairait de lui imposer; mais alors elle craignait que les ministres qu'elle avait nommés (Châteauneuf, Le Tellier, Lyonne et Brienne), après avoir rendu au pays et à la couronne un aussi grand service que de mettre fin à la guerre civile, n'eussent assez de crédit et d'autorité pour se maintenir, malgré elle, au timon des affaires, à l'exclusion de Mazarin, qu'ils détestaient [487]. Elle savait que ses ministres, en lui faisant ainsi violence pour maintenir l'exil du cardinal, acquerraient dans toute la France une immense popularité; et qu'ils étaient certains d'être appuyés par la noblesse, les princes, le duc d'Orléans, les parlements.

Durant ces dissensions et ces temporisations, les Espagnols avaient repris presque toutes les villes que Condé leur avait précédemment enlevées [488]. L'anarchie croissait. De simples commandants de place se rendaient indépendants, levaient des taxes, et soumettaient par la crainte le pays qui les environnait. Le désordre était dans les finances, et l'on était sur le point de suspendre le payement des rentes à l'hôtel de ville [489].

Pour se tirer de tous ses embarras, ou du moins pour mettre un terme à ses incertitudes et à ses anxiétés, la reine se résolut à rappeler auprès d'elle son ministre. Les nouveaux arrêts rendus par le parlement de Paris pour empêcher le retour de Mazarin contribuèrent encore à l'affermir dans sa résolution. Elle s'indignait que cette compagnie de juges et de légistes eût la prétention de s'immiscer dans le gouvernement du roi, déclaré majeur. L'éloignement du cardinal avait-il pacifié le royaume? avait-il remédié à l'orgueil des grands, à la morgue et aux prétentions des parlements, à l'insolence de la Fronde? Point. C'est depuis lors, au contraire, que le roi avait été menacé, tenu prisonnier dans son palais, et qu'il avait été obligé de s'éloigner de la capitale pour pouvoir agir en liberté [490].

Par ces considérations, la reine se décida à donner les ordres nécessaires pour le rappel de Mazarin. L'émotion du parlement de Paris à cette nouvelle alla encore au delà de ce qu'on aurait pu prévoir. Par un arrêt [491], il confirma celui par lequel il avait déjà prononcé l'exil de Mazarin; il défendit à tous les gouverneurs et commandant de place de le recevoir [492]; il ordonna à tout sujet du roi du lui courir sus; il fit vendre à l'encan son riche mobilier, sa nombreuse et précieuse bibliothèque [493], et enfin il mit sa tête à prix; genre d'atrocité qu'on s'interdisait même contre les pirates [494]. Ces mesures ne l'effrayèrent pas, il entra en France; et dans une lettre à la reine, datée de Pont-sur-Yonne, le 11 janvier 1652, il écrivit: «On me mande que quantité d'assassins sont partis de Paris pour entreprendre contre le cardinal, après avoir reçu la bénédiction de M. de Beaufort; mais Dieu le garantira. Je vous promets qu'il n'appréhende rien, et qu'il fait le voyage avec la tranquillité d'esprit que ce porteur vous pourra dire [495]

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