Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)
CHAPITRE XV.
1650.
L'arrestation des princes augmente le nombre des partis.—On en compte cinq.—Celui de Mazarin.—Celui de Condé, ou la nouvelle Fronde.—Celui de l'ancienne Fronde, ou de Gondi.—Celui du parlement.—Celui de Gaston.—Noms des chefs et des principaux personnages de chaque parti.—Leurs caractères, leurs intrigues.—Nature de l'attachement d'Anne d'Autriche pour son ministre.—Motifs qui faisaient agir Mazarin, Gaston, La Rochefoucauld, Turenne, Châteaubriand, Nemours, Gondi, et la duchesse de Chevreuse.—Madame de Sévigné, liée avec la duchesse de Chevreuse, lui donne un souper splendide.—Citation de la Gazette de Loret à ce sujet.—Loret appartenait au parti de la cour.—Sa Gazette était dédiée à mademoiselle de Longueville; caractère de cette princesse.
L'arrestation des princes avait singulièrement compliqué les événements de la scène politique; elle avait déplacé tous les intérêts, et au lieu de réunir les partis et de les comprimer, elle en avait augmenté le nombre. On en comptait cinq, représentés par autant de chefs principaux, autour desquels se groupaient toutes les affections et toutes les ambitions particulières.
D'abord le parti de Mazarin, seul contre tous, dont Servien, la marquise de Sablé, et quelques autres personnages de la cour, étaient plutôt les complices intéressés que les partisans [287]. Ce parti avait pour appui l'habileté de son chef, la prédilection invincible, l'inébranlable fermeté d'Anne d'Autriche, et le nom du roi. C'était là toute sa force, mais cette force était immense; c'était elle qui lui assurait l'obéissance d'hommes éclairés et consciencieux, tels que les Palluau, les Duplessis-Praslin, les Saint-Simon, ayant une grande influence dans l'armée; les Brienne, dans la diplomatie; les Talon, les de Mesmes [288], dans la magistrature. Ces hommes obéissaient au premier ministre par honneur, et par suite de leurs habitudes monarchiques. Au milieu des déchirements des partis, ils ne voyaient d'autorité légitime que dans la reine régente: mais ils souhaitaient, aussi vivement peut-être que ceux des partis contraires, que Mazarin fût éloigné. Cet étranger les exposait tous à l'animosité publique qui le poursuivait. Anne d'Autriche employa souvent les artifices familiers à son sexe pour détourner leur opposition dans le conseil, et calmer leurs mécontentements.
Le parti des princes, que les succès des ennemis de la France durant leur captivité rendaient de jour en jour plus populaires et plus intéressants, était composé de toute la jeune noblesse. De ces chefs apparents, le seul capable de le diriger était le duc de Bouillon. Mais pour conduire un parti il faut s'identifier avec lui, se dévouer à lui tout entier; et le duc de Bouillon avait des vues particulières, étrangères, ou même contraires, à l'intérêt de son parti; et avant cet intérêt il plaçait celui du maintien ou de l'élévation de sa maison. La duchesse de Longueville, la princesse de Condé, La Rochefoucauld et Turenne n'avaient ni assez de finesse, ni assez d'habileté en intrigues, pour pouvoir diriger ce parti et lutter contre Mazarin; mais ils étaient secondés par trois hommes qui, quoique obscurs, déployèrent dans ces circonstances difficiles des talents extraordinaires. C'était Lenet, qui ne quittait pas la princesse de Condé, et la servait de sa plume et de ses conseils; c'était Montreuil, frère de l'ami de madame de Sévigné, dont nous avons parlé. Montreuil, quoiqu'il n'ait jamais rien publié, fut de l'Académie Française, et il était secrétaire du prince de Condé. Il sut, par une adresse infinie, et en imaginant sans cesse de nouveaux moyens, correspondre avec les princes, et mettre toujours en défaut la vigilance de leurs gardiens [289]. C'était surtout Gourville, qui, après avoir porté la livrée comme valet de chambre du duc de La Rochefoucauld, était devenu son homme d'affaires, son confident, son ami; Gourville, qui sous un air épais cachait l'esprit le plus fin, le plus délié, le plus fécond en ressources; persuasif, insinuant, énergique, prompt, réfléchi; sachant arriver au but par la route directe; ou, sous les regards des opposants, l'atteindre inaperçu, par voies souterraines et tortueuses: homme qui jamais ne connut de situation, quelque désespérée qu'elle fût, sans avoir la confiance qu'il pourrait en sortir. Les plus habiles considéraient-ils une affaire comme perdue, Gourville survenait, donnait de l'espoir, promettait de s'en mêler: aussitôt le succès était certain et l'échec impossible.
Cependant Gourville n'était pas même encore, sous le rapport de l'habileté, le premier de son parti. Le personnage qui méritait ce titre était une femme: c'était Anne de Gonzague, princesse Palatine. Par son penchant à la galanterie, elle n'échappait point aux faiblesses de son sexe; mais par son calme imperturbable au milieu des plus violentes agitations, par la hauteur de ses vues, la profondeur de ses desseins, la justesse et la rapidité de ses résolutions, l'art de tout faire concourir à son but, elle montra dans toute sa vigueur le caractère de l'homme d'État et l'âme du conspirateur [290]. Sa générosité l'avait portée à tout faire pour tirer les princes de prison; elle y travaillait constamment. Et tel est l'ascendant des talents et d'une volonté énergique, que c'est à ses conseils que se soumettaient tous les partisans des princes, c'est à elle qu'aboutissaient les fils de toutes les intrigues [291].
Le parti des princes avait été surnommé la nouvelle Fronde. L'ancienne, quoique ayant perdu de son énergie par son union avec la cour, conservait cependant sa haine contre le premier ministre. Il n'était pas au pouvoir de Gondi de faire cesser entièrement ces dispositions hostiles; mais il pouvait empêcher qu'elles ne fussent mises en action d'une manière dangereuse. Gondi agit d'abord dans ce sens avec bonne foi, et fut fidèle dans les premiers moments à l'accord qu'il avait fait avec la reine. Peut-être qu'on eût pu le rattacher alors pour toujours au parti de la cour; mais Mazarin ne put croire que le coadjuteur, si fertile en ruses, doué de tant de finesse, fût capable de générosité et de franchise. Dans la pratique de la vie, la défiance a ses dangers comme l'aveugle confiance; et on échoue aussi bien pour n'avoir pas voulu croire à la vertu, que pour n'avoir pas su deviner le vice. Mazarin jugeait d'après lui-même un homme qui lui ressemblait sous beaucoup de rapports, mais non pas sur tous. D'ailleurs, il craignait qu'il ne cherchât à lui enlever l'affection de la reine; et cette crainte n'était pas sans motifs. Gondi se vit en butte aux soupçons et ensuite aux machinations du pouvoir, qui travaillait à le perdre, tandis que lui compromettait pour le pouvoir son influence et sa popularité. Il se hâta, pour la reconquérir, de se jeter avec tout son parti du côté des princes, et ne vit de salut que dans leur délivrance. Cette alliance de deux camps depuis si longtemps ennemis fut conclue entre le coadjuteur et la princesse Palatine, et rendue tellement ferme et secrète par la confiance que ces deux chefs de parti s'inspiraient mutuellement, que Mazarin, qui redoutait sans cesse cette union, qui la soupçonnait toujours, ne la connut d'une manière certaine que quand elle éclata par ses effets [292].
Le parlement formait un quatrième parti. Non que cette compagnie fût unanime; mais il y avait dans son sein une honorable majorité qui repoussait également les frondeurs, les séditieux et le ministre. Le parlement aurait donc été disposé à se réunir au parti des princes, et à lui prêter appui; mais il eût fallu pour cela que les chefs de ce parti renonçassent à se lier avec les étrangers. Turenne et madame de Longueville s'étaient joints aux Espagnols pour combattre la France. La princesse de Condé, les ducs de Bouillon et de La Rochefoucauld, qui s'étaient renfermés dans Bordeaux, avaient fait alliance avec eux, et en avaient reçu des secours en argent. Les envoyés espagnols à Paris conféraient journellement avec les chefs de l'ancienne comme de la nouvelle Fronde.
Gaston, qui aurait pu être le modérateur de tous les partis, en formait à lui seul un cinquième. Ses irrésolutions empêchaient qu'il ne donnât de force à aucun des autres, mais il formait à tous un obstacle redoutable. Son inclination comme son intérêt auraient dû ne le jamais faire dévier du parti de la cour; et il lui fut toujours opposé. Poussé par sa jalousie contre Condé et contre le premier ministre, il agissait d'une manière contraire à ses désirs. Il ne manquait cependant ni d'esprit, ni de finesse, ni même d'une sorte d'éloquence; et le chef-d'œuvre de l'adresse de Gondi fut d'avoir su, selon le besoin de ses desseins, mettre Gaston avec la Fronde contre les princes, et ensuite pour les princes contre Mazarin.
La complication et la multiplicité des partis n'était rien en comparaison de celle des intérêts privés, qui se croisaient tellement et en tant de sens divers, qui tournaient avec une telle mobilité, que, dans l'ignorance où l'on était des motifs secrets des principaux acteurs de cette scène si vive, si mêlée, si turbulente, on ne concevait plus rien à leurs actions, et on était disposé quelquefois à les regarder tous comme des insensés, plus ennemis d'eux-mêmes qu'ils ne l'étaient de leurs antagonistes.
Si l'on en croyait les libelles du temps, et surtout la satire en vers qui fit condamner le poëte Marlet [293] à être pendu, l'obstination que mettait la reine régente à exposer la couronne de son fils en gardant un ministre détesté de tous s'expliquerait naturellement par une raison toute différente de la raison d'État. L'avocat général Talon, madame de Motteville et la duchesse de Nemours [294] disculpent Anne d'Autriche sous ce rapport. Ce sont trois témoins respectables et sincères; sans nul doute, ce qu'ils ont dit, ils l'ont pensé. Mais MADAME, duchesse d'Orléans, Élisabeth-Charlotte, affirme dans sa correspondance [295] qu'Anne d'Autriche avait épousé secrètement le cardinal Mazarin, qui n'était point prêtre. Elle dit qu'on connaissait tous les détails de ce mariage, et que l'on montrait de son temps, au Palais-Royal, le chemin dérobé par lequel Mazarin se rendait de nuit chez la reine. Elle observe que ces mariages clandestins étaient fréquents à cette époque, et cite celui de la veuve de Charles Ier, qui épousa secrètement son chevalier d'honneur. On peut penser qu'Élisabeth-Charlotte n'a pu écrire que d'après la tradition, et que ses récits ne peuvent contre-balancer les assertions des personnages contemporains que nous avons rapportées. Mais certains faits sont souvent mieux connus longtemps après la mort des personnes qu'ils concernent, que de leur vivant ou des temps voisins de leur décès; ils ne sont entièrement dévoilés que lorsqu'il n'existe plus aucun motif pour les tenir secrets. On ne peut douter des sentiments de la reine pour Mazarin, lorsqu'on lit une lettre qu'elle lui écrivit en date du 30 juin 1660, dont on possède l'autographe [296]; l'aveu qu'elle fit dans son oratoire à madame de Brienne [297]; les confidences de madame de Chevreuse au cardinal de Retz [298]. D'ailleurs, quels qu'aient été les motifs de l'attachement d'Anne d'Autriche pour Mazarin, il est certain qu'ils étaient tout-puissants sur elle. Elle se prêta à tous les projets que formait son ministre pour accroître son pouvoir et sa fortune. La guerre de Bordeaux s'alluma parce que Mazarin voulait faire épouser une de ses nièces par le duc de Candale, fils du duc d'Épernon; et pour ne pas laisser partir, faute de solde, les Suisses lorsque leur secours était le plus nécessaire, Anne d'Autriche mit ses pierreries en gage, et ne voulut pas souffrir que Mazarin répondit de la somme qu'il fallait payer [299].
Gaston d'Orléans, après avoir consenti à l'emprisonnement des princes, ne se décidait à entrer dans le projet de leur délivrance que sous la promesse du mariage de sa fille, la duchesse d'Alençon, avec le duc d'Enghien, fils du grand Condé [300]. La Rochefoucauld et Turenne songeaient alors souvent moins à leur gloire ou au succès de leur parti, qu'à ce qui pouvait être utile à la duchesse de Longueville, dont ils désiraient se faire aimer. De plus obscures liaisons, qui ont échappé même à l'abondance anecdotique des Mémoires de ce temps, semblent aussi avoir exercé leur influence sur la conduite des plus hauts personnages. Dans une lettre que Gondi avait écrite à Turenne, et qu'il observe avoir été honnêtement folle, il ne déguise pas qu'au milieu de beaucoup de motifs sérieux qu'il donnait à ce grand guerrier pour le déterminer à la paix, il n'oubliait pas de l'entretenir de l'espoir de revoir une petite grisette de la rue des Petits-Champs, que Turenne aimait de tout son cœur [301]. Les plus faibles causes avaient action sur des hommes qui, tous jeunes et ardents, suivaient des partis différents, mais sans préjugés, sans principes, sans conviction, sans haine et sans attachement. Les femmes jouaient dans tous ces événements des rôles importants, auxquels le genre de galanterie et de culte envers la beauté mis en honneur par l'hôtel de Rambouillet n'était pas étranger. Ainsi on ne pouvait rien espérer du duc de Beaufort, même dans ce qui le touchait le plus, si on ne s'était avant assuré du consentement de la duchesse de Montbazon, qui avait sur lui tout pouvoir. Nemours, amoureux de la duchesse de Châtillon, aimée du prince de Condé, embrassait avec chaleur la cause de ce prince, parce que sa maîtresse l'y excitait; et la duchesse de Nemours s'employait de toutes ses forces pour procurer la liberté au prince de Condé, dans l'espérance qu'il surveillerait la duchesse de Châtillon, et empêcherait les infidélités de son mari. Enfin, le garde des sceaux Châteauneuf, septuagénaire, tournait au gré de cette madame de Rhodes que Bussy nous a déjà fait connaître lorsqu'elle était demoiselle de Romorantin.
Gondi lui-même, malgré la supériorité de son esprit, se laissait aller, par suite de ses inclinations pour les femmes, à des imprudences et à des indiscrétions qui mettaient sa vie en danger et faisaient avorter ses mesures les mieux concertées. Pour apaiser la jalousie de mademoiselle de Chevreuse, il se permit une expression méprisante sur la reine, qui fut redite, et qui devint la cause de la haine violente qu'elle conserva toujours contre lui. La princesse de Guéméné, furieuse d'avoir été abandonnée, offrit à la reine, si elle voulait y consentir, de faire disparaître le coadjuteur en l'attirant chez elle, et en le confinant dans un souterrain de son hôtel. Gondi sut qu'on avait formé le projet de l'assassiner; et lorsqu'il allait à l'hôtel de Chevreuse, il plaçait, pour sa sûreté, des vedettes en dehors de la porte de cet hôtel, et tout près des sentinelles de la reine qui gardaient le Palais-Royal [302], sans faire attention à l'effet que produisait cet excès d'insolence et de scandale. Avec tous les talents propres à dominer les partis, il ne pouvait s'attirer la confiance d'aucun. Il regardait toute alliance avec l'étranger comme odieuse et impolitique; et cependant, lorsque ses embarras augmentaient il prêtait l'oreille à l'envoyé de l'archiduc, et même à celui de Cromwell [303]. En même temps, plein d'admiration pour le comte de Montrose, qu'il appelait un héros à la Plutarque, il se liait avec lui d'une étroite amitié, et l'aidait de tout son crédit dans les efforts qu'il faisait pour rétablir sur le trône le roi légitime de la Grande-Bretagne. Gondi semblait, en un mot, se montrer jaloux d'épuiser tous les contrastes. Lorsque le nœud du drame où il s'était engagé fut devenu tellement compliqué par ses intrigues qu'il n'entrevit plus la possibilité de le dénouer, il chercha les moyens de se retirer de la scène avec le plus d'avantages possible pour les siens et pour lui, et à obtenir le chapeau de cardinal. Le mariage de mademoiselle de Chevreuse avec le prince de Conti devint la condition essentielle de toutes les négociations qu'il entamait soit avec la cour, soit avec la duchesse de Chevreuse: celle-ci, Caumartin et madame de Rhodes, l'aidaient puissamment dans ses intrigues [304]. Les souvenirs d'une ancienne et étroite amitié, l'habitude d'une familiarité contractée dans la jeunesse, donnaient auprès de la reine des moyens d'influence à la duchesse de Chevreuse, si constante dans ses haines, si inconstante dans ses amours. La reine, qui d'ailleurs se trouvait encore malheureuse par les obstacles que lui opposaient tant de factions, lui avait rendu en partie sa confiance. La duchesse de Chevreuse semblait aussi avoir les mêmes intérêts que Gondi, puisque, ainsi que lui, elle désirait vivement l'union de sa fille avec un prince du sang. Mais elle avait de grandes sommes à réclamer du gouvernement, et le succès de ses réclamations dépendait de la décision du premier ministre: elle ménageait donc Mazarin, et négociait en même temps avec lui et avec l'ancienne et la nouvelle Fronde. Elle mettait à profit pour elle-même l'influence que ses liaisons à la cour, avec le coadjuteur et avec les princes, lui donnaient dans tous les partis. Elle était aidée dans ses intrigues par le marquis de Laigues, homme de courage, mais de peu de sens [305], qui, lors de son exil à Bruxelles, s'était déclaré son amant pour se rendre important dans le parti de la Fronde, qu'il avait embrassé. Comme il ne restait plus à la duchesse de Chevreuse des appas de sa jeunesse que leur ancienne célébrité [306], elle n'avait pas toujours beaucoup à se louer de l'humeur et des procédés de Laigues [307]. Celui-ci avait été jusque alors tout dévoué au coadjuteur; mais Gondi s'aperçut bientôt que Laigues entrait dans des projets différents des siens. Afin d'avoir quelqu'un qui pût lui répondre de la duchesse de Chevreuse, il aurait voulu substituer auprès d'elle d'Hacqueville à Laigues. D'Hacqueville était l'ami particulier de Gondi et aussi celui de madame de Sévigné; et secondé par madame de Chevreuse et madame de Rhodes, Gondi aurait réussi à faire expulser Laigues, si d'Hacqueville avait voulu consentir à ce projet. Nul homme n'était plus obligeant que d'Hacqueville; mais, malgré le désir qu'il montrait d'être utile à ses amis, il recula devant cette continuelle immolation de lui-même. Peut-être aussi était-il trop honnête homme pour se prêter à un tel rôle [308].
Madame de Sévigné, tout entière à son mari et à ses enfants, était étrangère à toutes ces intrigues; mais elle était liée avec les personnes qui secondaient les projets du coadjuteur, et par conséquent avec la duchesse de Chevreuse. Un article de la Muse historique de Loret (quelle étrange Muse!) nous prouve combien la liaison de madame de Sévigné avec cette duchesse était intime. Dans le mois de juillet de cette année 1650, au retour de la promenade du Cours, où la haute société allait alors en voiture prendre le frais, le marquis et la marquise de Sévigné donnèrent un souper splendide à la duchesse de Chevreuse. La manière bruyante dont éclata la joie des frondeurs fit ressembler ce repas nocturne à une petite orgie; et par cette raison il devint un moment l'objet des entretiens de la capitale. Voici comment s'exprime à ce sujet le rimeur gazetier, dans sa feuille du 26 juillet 1650:
On fait ici grand'mention
D'une belle collation
Qu'à la duchesse de Chevreuse
Sévigné, de race frondeuse,
Donna depuis quatre ou cinq jours,
Quand on fut revenu du Cours.
On y vit briller aux chandelles
Des gorges passablement belles:
On y vit nombre de galants;
On y mangea des ortolans;
On chanta des chansons à boire;
On dit cent fois non—oui—non, voire.
La Fronde, dit-on, y claqua:
Un plat d'argent on escroqua;
On répandit quelque potage,
Et je n'en sais pas davantage [309].
On voit, d'après ces détails, que déjà les manières et les habitudes du grand monde se ressentaient de la licence des guerres civiles, et qu'elles ne ressemblaient plus à celles dont l'hôtel de Rambouillet offrait encore le modèle épuré. Il serait possible aussi qu'il y eût quelque exagération dans le récit de Loret; il était du parti de la cour; il recevait de Mazarin une pension de deux cents écus, et détestait la Fronde. Sa gazette en vers était adressée à sa protectrice, mademoiselle de Longueville, d'autant plus contraire à la Fronde que sa belle-mère était l'héroïne de ce parti. Mademoiselle de Longueville est cette princesse qui nous a laissé des Mémoires; elle épousa le duc de Nemours, et il est souvent fait mention d'elle dans les écrits de ce temps, quoiqu'elle ne se soit mêlée dans aucune intrigue, qu'elle n'ait participé à aucun événement. Son immense fortune, les lumières de son esprit, la hauteur de ses sentiments, ses grands airs, la sévère dignité de ses manières, l'énergie de son caractère, en ont fait pendant la régence, et durant le long règne de Louis XIV, un personnage à part, qui ne se soumit à aucune influence, et ne permettait pas plus au monarque absolu de faire varier ses déterminations, qu'à la mode de changer les formes de son habillement [310].