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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)

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CHAPITRE XXXV.
1653-1654.

Madame de Sévigné ne partageait aucune des passions des partis.—Ses motifs pour rester à Paris.—Le retour de la cour y ramène plusieurs de ses amis.—Marigny resté à Paris, et obligé de se cacher, est sur le point d'être pris.—Il parvient à s'évader.—Audace des partisans de Condé.—Ils enlevaient des hommes riches, pour en tirer rançon.—Cruauté dans les deux partis.—Fin tragique du frère de Chavagnac à Sarlat.—Quatre bourgeois de Périgueux condamnés à être pendus par le duc de Candale, pour en obtenir rançon.—Gourville enlève Burin, directeur des postes, pour en tirer de l'argent.—La Rochefoucauld marie son fils avec une demoiselle de La Roche-Guyon, et se réconcilie avec le roi.—Rôle important que joue Gourville dans cette circonstance.—Il est gagné par le cardinal Mazarin.—Il se rend à Bordeaux pour y négocier la paix.—Il contribue plus à sa conclusion que les troupes du duc de Candale.—Le prince de Conti et la duchesse de Longueville se soumettent.—La duchesse de Longueville voit à Moulins madame de Montmorency, abbesse de Sainte-Marie, et devient pieuse.—Ses regrets, sa dévotion.—Sa correspondance avec l'abbesse de Sainte-Marie et les Carmélites de la rue Saint-Jacques.—Conti se réconcilie avec Mazarin, et épouse la fille de Martinozzi, nièce de ce ministre.—Cessation de la guerre civile.—Les intérêts des chefs, qui auraient pu la faire renaître, se trouvent ralliés à ceux du roi et de son ministre.

Aucune des passions qui dans les temps de partis corrompent le cœur et pervertissent le jugement n'avait de prise sur madame de Sévigné. Elle n'avait pour elle-même d'autre intérêt, d'autre ambition, d'autre pensée, que de remettre en ordre sa fortune, dérangée par les prodigalités de son mari, et de s'occuper de l'éducation de ses enfants. Ses liens de famille et de parenté, ses liaisons de société, son goût pour les plaisirs et les distractions, l'avaient conduite dans les cercles de la Fronde comme dans ceux de la cour, et lui avaient fait connaître tous les grands personnages de son temps, tous ceux qui jouèrent dans les affaires publiques un rôle important; mais elle ne s'était laissé entraîner dans aucune des intrigues de politique ou d'amour où ils se trouvaient tous engagés, par lesquelles ils étaient si fortement agités. Aussi, elle n'avait d'ennemis ni de rivales dans aucun parti; elle comptait dans tous des amis, des admirateurs, des courtisans, et par conséquent au besoin de chauds partisans, d'intrépides défenseurs. L'aventure de Tonquedec et de Rohan, que nous avons racontée, en a fourni la preuve.

Madame de Sévigné n'eut donc aucun motif qui la forçât de quitter Paris après que le roi y fut rentré. Elle en avait, au contraire, plusieurs pour y rester. L'hiver allait commencer. Les campagnes, par suite du mouvement continuel des armées, de la désorganisation du gouvernement, n'offraient plus de sécurité aux voyageurs, et les châteaux même n'étaient pas à l'abri des incursions et des dévastations des maraudeurs. Le séjour de la capitale garantissait madame de Sévigné de tous ces dangers, et ne lui promettait que des agréments. Si l'exil ou la fuite lui avaient enlevé plusieurs de ses connaissances et de ses amis, poursuivis par les rigueurs du pouvoir, la cour en ramenait un aussi grand nombre, qui peu de mois auparavant avaient été aussi forcés de s'exiler et de fuir, pour éviter de devenir victimes des factions. Ainsi, les chances alternatives de tous les partis étaient pour elle des motifs de douleur et de regret; elle sympathisait avec toutes les infortunes; plus que toute autre, elle ressentait le besoin de la concorde, et s'affligeait des divisions, des haines et des déchirements auxquels la France était en proie. Il résultait de cette position, où madame de Sévigné se trouvait placée par la modération de son caractère et la sensibilité de son cœur, que personne ne formait des souhaits plus conformes aux véritables intérêts de son pays et à ceux de l'humanité. Elle aurait voulu que la guerre civile cessât, que la paix s'établit d'une manière solide, et qu'une réconciliation générale et sincère s'opérât entre tous ceux qui se haïssaient ou se persécutaient mutuellement.

Mais on était loin d'être encore arrivé là. Tous ceux qui avaient agi et écrit contre Mazarin n'obtinrent pas la même indulgence que Scarron. Marigny, dont madame de Sévigné aimait tant l'esprit et la gaieté, était resté dans Paris. Il était un de ceux qui, par ses chansons et ses vers, auxquels Loret donne l'épithète de cruels [792], avaient le plus contribué à ridiculiser le cardinal parmi le peuple. Agent actif du parti de Condé, il continuait à entretenir une correspondance avec ce prince. On le sut; et le lieutenant civil envoya des archers pour l'arrêter, ainsi que Breteval, marchand de dentelles dans la rue des Bourdonnais, chez lequel Marigny s'était caché. On saisit Breteval lorsqu'il était encore au lit. Marigny, qui entendit du bruit dans la maison à une heure indue, devina quelle en était la cause: aussitôt il se lève, et, sans se donner le temps de se couvrir d'aucun vêtement, il monte nu en chemise sur les toits, sans que personne puisse l'apercevoir; puis il pénètre jusqu'à une lucarne dans le grenier d'une maison voisine. Ne s'y croyant pas en sûreté, il descend dans la cave; mais le froid et l'humidité le gagnant, il se disposait à sortir de ce nouveau gîte, quand une jeune servante y vint pour chercher du vin. Elle jeta un cri en voyant un homme en chemise. Marigny calma sa frayeur, et lui dit qu'il était un marchand de Rouen poursuivi par ses créanciers, et ami de M. Breteval; il la supplia d'aller, sans en parler à son maître, avertir Dalancé, chirurgien, dont le logis était tout proche, et de lui dire de venir le joindre. La jeune fille exécuta fidèlement la commission qui lui avait été donnée. Dalancé, qui croyait son ami Marigny arrêté, reçut avec joie la messagère; il la récompensa généreusement, lui recommanda de garder sur cette aventure le plus profond secret, d'avoir bien soin de son prisonnier, et de l'assurer qu'il irait sur le soir le tirer de son cachot. En effet, il porta à Marigny des habits, et lui fournit des moyens de s'évader de Paris, et d'aller à Bruxelles rejoindre le prince de Condé [793]. Mais Croisy et plusieurs autres membres du parlement, qu'on savait être en correspondance avec Condé, moins heureux que Marigny, furent arrêtés à cette époque.

Mazarin se trouvait d'autant plus obligé de faire surveiller et saisir les partisans de Condé, qu'on appelait alors les princistes, qu'ils cherchaient à suppléer à leur petit nombre par leur activité et par leur audace; ils osaient surprendre et saisir de vive force des hommes connus par leurs richesses et leur dévouement au roi et à Mazarin, et ils les contraignaient à racheter leur vie et leur liberté par une forte rançon. Cachés sous toutes sortes de travestissements, ils exerçaient leurs brigandages jusque dans Paris même. Palluau, Vitry, Brancas, Sanguin, Genlis, mademoiselle de Guerchy, furent attaqués et dépouillés dans les rues de la capitale. Les délits de ce genre y devinrent si fréquents, qu'on forma une chambre de justice, c'est-à-dire qu'on créa un tribunal extraordinaire, pour juger ces délinquants: deux de leurs agents et complices furent condamnés à mort et exécutés [794].

Ces attentats étaient communs à tous les partis, et celui du roi n'en avait pas été exempt. Ces guerres civiles, qu'on nous dépeint comme une lutte d'épigrammes et de chansons, n'ont produit que trop de scènes tragiques, que trop d'exemples de perfidie et de cruauté [795]; mais les historiens croient leur tâche remplie lorsqu'ils ont raconté les événements principaux, et dédaignent trop souvent de s'occuper des faits particuliers, qui les expliquent et en dévoilent les causes, en nous faisant connaître l'état du pays et les mœurs et les habitudes qui prévalaient aux époques où ils se sont passés. Lorsque le parti royaliste séduisit la garnison de Sarlat, où le frère de Chavagnac commandait pour Condé, sa femme, jeune et belle, accourant au secours de son mari, fut par les propres officiers de celui-ci tuée par une décharge de mousquets, ainsi que son enfant, qui l'accompagnait, et la nourrice qui le portait dans ses bras. Lui-même, après avoir échappé aux meurtriers de sa femme et de son fils, manqua d'être assassiné par un maître d'hôtel qui le servait depuis dix ans, et qu'il surprit occupé à vider son coffre-fort [796]. Gaspard de Chavagnac, quoique alors engagé dans le parti contraire à son frère, fut douloureusement affecté de ce malheur, et témoigna une juste horreur pour le crime qui le produisit. Cependant, il raconte sans manifester le moindre regret ni le plus petit remords comment, après la prise de Périgueux, lui et le duc de Candale condamnèrent quatre bourgeois des plus notables à être pendus, afin de forcer la ville à racheter leur vie pour une rançon de trois cent mille francs, qui leur fut payée [797].

Gourville, l'honnête Gourville, si souvent loué par madame de Sévigné, et qui par sa fidélité et sa générosité envers ses amis, les agréments et la sûreté de son commerce, a mérité tous les éloges qu'elle en a faits [798], rapporte dans ses Mémoires, non comme un fait qu'il se reproche, mais comme une prouesse dont il tire vanité, qu'étant désœuvré à Damvilliers, il eut l'idée d'enlever quelques personnes opulentes des environs de Paris, pour les mettre à rançon. Il en fit la proposition au marquis de Sillery, gouverneur de la ville, et à La Mothe, qui y était lieutenant du roi; ils l'agréèrent. Gourville, assisté des mêmes officiers et des mêmes cavaliers avec lesquels il avait en vain cherché à enlever le cardinal de Retz, réussit cette fois à s'emparer de Burin, directeur des postes, qu'il savait être riche en argent comptant. Burin fut conduit à Damvilliers. «Il arriva, dit Gourville, fatigué et désolé. Je feignis de le consoler, et, ayant traité de sa liberté, je convins à quarante mille livres. L'argent étant venu quelque temps après, il s'en alla [799]

Il est difficile de croire que le duc de La Rochefoucauld, dont Gourville était la créature, ait ignoré cet acte de brigandage. Après la retraite de Condé à Bruxelles, c'est à Damvilliers que La Rochefoucauld se retira et qu'il passa toute cette année 1653. Il désirait se réconcilier avec la cour, pour conclure le mariage de son fils, le prince de Marsillac, avec mademoiselle de La Roche-Guyon, l'unique héritière de Duplessis-Liancourt. Il chargea Gourville de se rendre auprès de Condé, à l'effet d'obtenir son consentement à ce mariage. Gourville, sous divers déguisements, fit pour cette affaire plusieurs voyages à Bruxelles, et Mazarin apprit qu'il était de retour et caché dans Paris; il jura qu'il n'en sortirait pas. Depuis longtemps il le faisait chercher pour le faire arrêter. Gourville comprit, en homme habile, qu'en allant au-devant du danger il parviendrait plus sûrement à l'éviter: il demanda au ministre qui le cherchait une audience, et il l'obtint. Possesseur d'importants secrets, porteur de paroles des princes et de plusieurs chefs de faction qui conservaient du pouvoir, parfaitement instruit des dispositions et des désirs de chacun d'eux, Gourville sut donner des conseils utiles, s'ils étaient suivis, à tous ceux dont il avait été jusque ici l'adroit et intrépide agent, mais plus utiles encore aux intérêts du roi et à ceux de son ministre. Mazarin, avec sa perspicacité ordinaire, devina dans cette entrevue tout le parti qu'il pouvait tirer d'un tel homme. Il lui fit des propositions qui furent acceptées, et il se l'attacha. Gourville réconcilia le duc de La Rochefoucauld avec la cour; puis, chargé de pleins pouvoirs de Mazarin, il se rendit à Bordeaux, et par l'argent, qu'il employa bien et à propos, par ses intrigues avec madame de Calvimont, maîtresse du prince de Conti, avec les membres influents du parlement de Bordeaux et les chefs des factions qui divisaient alors cette malheureuse ville, il fit plus que le duc de Candale avec toutes ses troupes pour la conclusion de la paix. Cette paix, signée le 24 juillet 1653, termina la guerre civile en France; et Gourville fut le premier qui porta cette heureuse nouvelle à Mazarin et à la cour [800].

La princesse de Condé, avec son fils, alla rejoindre son mari dans les Pays-Bas. Conti se retira à sa terre des Granges près de Pézénas [801], et la duchesse de Longueville à Moulins, chez sa parente l'abbesse des Filles de Sainte-Marie [802], la veuve de ce duc de Montmorency que Richelieu avait fait décapiter. Ce fut là, et près du tombeau de son oncle, dont la mort lui avait fait répandre tant de larmes à l'âge de treize ans [803], que la duchesse de Longueville commença ce long retour vers Dieu, qui, souvent traversé par les irrésolutions et les distractions du monde, ne fut cependant jamais interrompu, et se termina par des austérités que la foi la plus sincère et la plus vive peuvent seules suggérer.

De toutes les femmes qui avaient figuré avec éclat dans la Fronde, la duchesse de Longueville était celle que les événements avaient le plus maltraitée, et qui trouvait le plus de mécomptes par le rétablissement de la paix. Douloureusement affectée de la mort du duc de Nemours, qu'elle avait sincèrement aimé, elle avait vu Condé s'éloigner d'elle et entièrement livré à l'influence de la duchesse de Châtillon, son ennemie. Elle s'était brouillée avec Conti en s'opposant à ses volontés à Bordeaux et en assistant dans cette ville un parti qui lui était opposé. Elle était détestée de la cour, non-seulement pour avoir fomenté la guerre par ses intrigues, mais pour avoir mis, le plus longtemps qu'elle l'avait pu, des obstacles à la paix; enfin, elle était justement rejetée par son mari, dont elle avait méconnu les droits et l'autorité. Les seules consolations qui lui restassent, le seul baume versé sur les plaies de ce cœur agité et ulcéré par tant de passions, de douleurs, de regrets et de repentir, étaient les exhortations et les prières de l'illustre veuve de Montmorency et de la prieure des Carmélites de la rue Saint-Jacques à Paris. Ses velléités de piété et de réforme pendant son séjour à Bordeaux l'avaient fait entrer en correspondance avec cette dernière [804]; et cette correspondance devint plus active à mesure qu'elle faisait plus de progrès dans sa conversion. Les opinions peuvent varier, mais le caractère reste invariable. Madame de Longueville porta l'empreinte du sien jusque dans cette nouvelle carrière de piété où elle se trouvait engagée. Les disputes religieuses que les jansénistes avaient fait naître fournirent de nouveaux aliments à l'activité de son esprit et un nouvel emploi à son ardeur pour l'intrigue [805].

Quant à Conti, ses conseillers, voyant le pouvoir de Mazarin désormais sans contrôle, le décidèrent à demander en mariage une des nièces de ce ministre, afin de rendre sa réconciliation complète et de rentrer en grâce à la cour. Conti, prince du sang, en prenant une femme dans la famille de Jules de Mazarin [806], eut la liberté de choisir; et il choisit bien, car il préféra à toutes les autres nièces du cardinal la fille de Martinozzi, qui était belle et se montra vertueuse. Le duc de Candale, à qui elle avait été promise et qui jusque alors avait répugné à une telle mésalliance, arriva justement à Paris au moment où elle venait d'être accordée à Conti. Candale eut le chagrin de se voir refuser celle que Mazarin avait tenu à grand honneur de lui faire épouser. Conti, rentré en grâce auprès de la reine mère et du roi, reçut le commandement en chef de l'armée de Catalogne. On mit sous ses ordres le duc de Candale et un choix des meilleurs officiers [807].

C'est ainsi qu'en ralliant les intérêts des chefs les plus puissants et les plus habiles aux intérêts du roi et du gouvernement, Mazarin non-seulement termina la guerre civile, mais mit Condé et ses partisans dans l'impossibilité de la faire renaître.

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