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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)

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CHAPITRE XXXIX.
1653.

Bussy est placé dans l'armée de Conti.—Il se rend avec lui à Perpignan.—Obtient sa confiance et sa faveur.—Conti le surnomme son templier.—Conti fait confidence à Bussy-Rabutin de son amour pour madame de Sévigné.—Lettre de Bussy à madame de Sévigné à ce sujet.—Détails sur Senectaire, mentionné dans cette lettre.—Madame de Sévigné repousse les conseils de Bussy-Rabutin.—Nouvelle lettre de Bussy à madame de Sévigné.—Détails sur mademoiselle de Biais.—Madame de Sévigné, pour réprimer la licence de la plume de Bussy, lui fait part de la résolution de montrer à sa tante de Coulanges toutes les lettres qu'il lui écrira.—Autre lettre de Bussy à madame de Sévigné, datée du camp de Vergès.—Apostille à la marquise de La Trousse.—Détails sur la marquise d'Uxelles.—Cause de l'inclination que Bussy avait pour elle.—Détails sur le duc d'Elbeuf et la marquise de Nesle.—Le marquis de Vardes au nombre des amis de madame de Sévigné.—Détails sur la liaison du marquis de Vardes avec la duchesse de Roquelaure.—Bussy répond aux sarcasmes de madame de Sévigné contre ses poulets.—Quels sont les trois rivaux dont il est fait mention dans sa réponse.—Madame de Sévigné quitte Paris, et se rend à sa terre des Rochers.

Telle était la position de Bussy à l'égard de madame de Sévigné. Cependant l'hiver finit, et l'on parla à la cour des généraux et des officiers qui devaient servir pendant la campagne. Bussy obtint d'être placé sous les ordres du prince de Conti, qui commandait en Catalogne. Il partit au mois de mai avec ce prince, et fit route avec lui, dans son carrosse, de Paris à Perpignan [892]. Conti était encore accompagné du poëte Sarrazin, son secrétaire, qui mourut dans l'année, et de l'intendant de sa maison, l'abbé Roquette, assez connu depuis, comme évêque d'Autun, pour être le modèle que Molière a eu en vue dans son Tartufe. Bussy sut profiter de ce voyage pour s'avancer dans la faveur de Conti, qui ne le nommait jamais que son templier [893]. Ses inclinations pour les femmes, le jeu et la bonne chère, et sa résidence au Temple lorsqu'il était à Paris, lui avaient valu ce sobriquet. Ainsi, c'est surtout par ses défauts que Bussy était parvenu à plaire au prince. Celui-ci, qui ignorait les sentiments de Bussy pour sa cousine, après lui avoir fait un grand éloge de ses charmes, lui fit confidence de l'inclination qu'il avait pour elle. Bussy adressa aussitôt à madame de Sévigné la lettre suivante:

LETTRE DE BUSSY A MADAME DE SÉVIGNÉ.

«Montpellier, le 16 juin 1654.

«J'ai bien appris de vos nouvelles, madame: ne vous souvenez-vous point de la conversation que vous eûtes chez madame de Montausier avec monsieur le prince de Conti, l'hiver dernier? Il m'a conté qu'il vous avait dit quelques douceurs, qu'il vous avait trouvée fort aimable, et qu'il vous en dirait deux mots cet hiver. Tenez-vous bien, ma belle cousine! telle dame qui n'est point intéressée est quelquefois ambitieuse; et qui peut résister aux finances du roi ne résiste pas toujours aux cousins de sa Majesté. De la manière dont le prince m'a parlé de son dessein, je vois bien que je suis désigné pour confident; je crois que vous ne vous y opposerez pas, sachant, comme vous faites, avec quelle capacité je me suis acquitté de cette charge en d'autres rencontres. Pour moi, j'en suis ravi, dans l'espérance de la succession: vous m'entendez bien, ma belle cousine. Si, après tout ce que la fortune veut vous mettre en main, je n'en suis pas plus heureux, ce ne sera pas votre faute; mais vous en aurez soin assurément, car enfin il faut bien que vous me serviez à quelque chose. Tout ce qui m'inquiète, c'est que vous serez un peu embarrassée entre ces deux rivaux; et il me semble déjà vous entendre dire:

Des deux côtés j'ai beaucoup de chagrin:

O Dieu, l'étrange peine!

Dois-je chasser l'ami de mon cousin?

Dois-je chasser le cousin de la reine?

«Peut-être craindrez-vous de vous attacher au service des princes, et que mon exemple vous en rebutera; peut-être la taille de l'un ne vous plaira-t-elle pas; peut-être aussi la figure de l'autre. Mandez-moi des nouvelles de celui-ci, et les progrès qu'ils a faits depuis mon départ; à combien d'acquits patents il a mis votre liberté. La fortune vous fait de belles avances, ma chère cousine: n'en soyez point ingrate. Vous vous amusez après la vertu, comme si c'était une chose solide, et vous méprisez les biens comme si vous ne pouviez jamais en manquer: ne savez-vous pas ce que disait le vieux Senectaire, homme d'une grande expérience et du meilleur sens du monde: Que les gens d'honneur n'avaient point de chausses? Nous vous verrons un jour regretter le temps que vous aurez perdu; nous vous verrons repentir d'avoir mal employé votre jeunesse, et d'avoir voulu avec tant de peine acquérir et conserver une réputation qu'un médisant peut vous ôter, et qui dépend plus de la fortune que de votre conduite.....

«Adieu, ma belle cousine; songez quelquefois à moi, et que vous n'avez ni parent ni ami qui vous aime tant que je fais. Je voudrais..... non, je n'achèverai pas, de peur de vous déplaire; mais vous pouvez bien savoir ce que je voudrais [894]

Les allusions que Bussy fait dans cette lettre à l'amour du surintendant pour madame de Sévigné n'auront point échappé au lecteur. Le vieux Senectaire, dont il est fait mention ici était Henri, seigneur de Saint-Nectaire, père du maréchal de la Ferté-Senneterre. Ce nom de Saint-Nectaire fut d'abord changé, par euphonie, en celui de Senectaire, et ensuite en celui de Senneterre. Senneterre n'était point tel que semblerait le faire présumer le mot piquant que Bussy rapporte de lui, qui était dans sa bouche la satire du monde et de la cour, mais non pas l'expression de ses sentiments. Senneterre avait été ambassadeur en Angleterre [895], et mourut respecté et recherché jusqu'à la fin, en 1662, à l'âge de quatre-vingt-neuf ans. Pendant la Fronde il avait été du parti des modérés, et voyait dans l'accord du duc d'Orléans et de la reine le seul moyen de faire cesser les troubles et de rétablir l'autorité. Courtisan sage et délié, il sut se mouvoir au milieu d'hommes et de partis variables, sans s'attirer l'inimitié d'aucun. Il esquiva souvent la faveur de la reine, pour ne pas trahir la confiance du duc d'Orléans, et se montra loyal envers tous. Ami de Châteauneuf et de Villeroy, il cessait de les seconder dans leurs projets quand ces projets n'avaient plus pour but le bien de l'État, mais leur ambition personnelle. Il contribua beaucoup avec le maréchal Duplessis au retour de Mazarin, quoiqu'il n'aimât pas ce ministre et lui fût souvent opposé; il se concilia par là sa bienveillance. Madame de Motteville, liée avec lui d'amitié, et qui partageait tous ses sentiments, était son intermédiaire auprès de la reine. Celle-ci, dans les occasions importantes, désirait toujours avoir l'avis de ce Nestor des hommes d'État, et lui demandait en secret des conseils, qu'elle ne suivait pas, et qu'elle se repentait toujours de n'avoir pas suivis [896].

Nous n'avons point la réponse que madame de Sévigné fit à la lettre de Bussy; mais nous pouvons facilement juger, par celle qu'il lui écrivit après l'avoir reçue, avec quelle mesure, avec quelle dignité, avec quelle franchise d'expression elle repoussa les viles insinuations de son cousin, puisqu'elle parvint à convaincre un homme qui croyait peu à la vertu des femmes, de la constance et de la sincérité de ses résolutions. On voit aussi par cette lettre comment, sans se fâcher, sans le blâmer, en lui disant même des choses agréables pour son amour-propre et satisfaisantes pour son cœur, elle le força tout doucement à se renfermer dans les limites où elle voulait le contenir.

LETTRE DU COMTE DE BUSSY A MADAME DE SÉVIGNÉ.

«Figuières, le 30 juillet 1654.

«Mon Dieu, que vous avez d'esprit, ma belle cousine! que vous écrivez bien, que vous êtes aimable! Il faut avouer qu'étant aussi prude que vous l'êtes, vous m'avez grande obligation de ce que je ne vous aime pas plus que je ne fais. Ma foi, j'ai bien de la peine à me retenir; tantôt je condamne votre insensibilité, tantôt je l'excuse; mais je vous estime toujours. J'ai des raisons de ne vous pas déplaire en cette rencontre; mais j'en ai de si fortes de vous désobéir! Quoi! vous me flattez, ma belle cousine, vous me dites des douceurs, et vous ne voulez pas que j'aie les dernières tendresses pour vous! Eh bien, je ne les aurai pas: il faut bien vouloir ce que vous voulez, et vous aimer à votre mode. Mais vous me répondrez un jour devant Dieu de la violence que je me fais et des maux qui s'ensuivront.

«Au reste, madame, vous me mandez qu'après que vous êtes demeurée d'accord avec Chapelain que j'étais un honnête homme, et que même vous l'avez remercié du bien qu'il vous disait de moi, je ne puis plus vous dire que vous êtes du parti du dernier venu. Je ne vois pas que cela vous justifie beaucoup; vous m'entendez louer, et vous faites de même. Que sais-je, s'il vous avait dit: C'est un galant homme que M. de Bussy; il ne peut manquer de faire son chemin; il est seulement à craindre qu'il ne s'attache un peu trop à ses plaisirs quand il est à Paris.—Que sais-je, dis-je, si vous n'auriez pas cru qu'il eût raison, et si, dans votre cœur au moins, vous n'auriez pas condamné ma conduite? car enfin je vous ai vue dans des alarmes mal fondées, après de semblables conversations. C'est une marque que les bonnes impressions que vous avez de moi ne sont pas encore bien fortes. Bien m'en prend que vous voyiez souvent de mes amis; sans cela mademoiselle de Biais m'aurait bientôt ruiné dans votre esprit. Je ne vous traiterais pas de même si l'occasion s'en présentait; je ne rejetterais pas seulement la médisance la plus outrée qu'on me ferait de vous, mais la plus légère même, précédée de vos louanges. Adieu, ma belle cousine; donnez-moi de vos nouvelles [897]

La demoiselle de Biais, dont il est question dans cette lettre, était une demoiselle de compagnie qu'avait madame de Sévigné. Elle était de son âge, laide, sans fortune, sans esprit, mais fort instruite. Madame de Sévigné, dans une de ses lettres, l'appelle la petite de Biais, et paraît disposée à s'égayer sur son compte [898]; par la suite, le fils de madame de Sévigné la nommait, par dérision, sa tante [899]. Mademoiselle du Pré, une des précieuses du cercle de mademoiselle de Scudéry, s'étonne beaucoup, dans une lettre adressée au comte de Bussy [900], que cette demoiselle, âgée de quarante-cinq ans [901], ait pu enfin trouver un mari.

Madame de Sévigné fut satisfaite de la docilité de son cousin; mais cependant, pour se prémunir à l'avenir contre les licences de sa plume, elle jugea convenable de s'astreindre à montrer toutes les lettres qu'elle recevrait de lui à sa tante maternelle, Henriette de Coulanges, veuve de François Hardi, marquis de La Trousse. Elle fit part de cette résolution à Bussy, et tâcha en même temps de lui persuader que cette bonne et durable amitié qui devait présider à leur commerce alimenterait mieux leur correspondance que tous ses poulets d'amour dictés par la coquetterie, la fausseté et la perfidie, plutôt que par un sentiment vrai. Bussy, qui prenait plaisir à ses entretiens épistolaires avec sa cousine, ne s'offensa point des précautions qu'elle prenait contre lui; elles le flattaient, sans le décourager. Il lui adressa une nouvelle et longue lettre, datée du camp de Vergès, le 17 août. Dans cette lettre il lui disait:

LETTRE DE BUSSY DE RABUTIN
A MADAME DE SÉVIGNÉ.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Je crois donc, ma belle cousine, que vous m'aimez; et je vous assure que je suis pour vous comme vous êtes pour moi, c'est-à-dire content au dernier point de vous et de votre amitié. Ce n'est pas que je demeure d'accord avec vous que votre lettre, toute franche et toute signée comme vous dites, fasse honte à tous les poulets; ces deux choses n'ont rien de commun entre elles: il vous doit suffire que l'on approuve votre manière d'écrire à vos bons amis, sans vouloir médire des poulets, qui ne vous ont jamais rien dit. Vous êtes une ingrate, madame, de les traiter mal, après qu'ils ont eu tant de respect pour vous; pour moi, je vous l'avoue, je suis dans l'intérêt des poulets, non pas contre vos lettres, mais je ne vois pas qu'il faille prendre de parti entre eux; ce sont des beautés différentes: vos lettres ont leurs grâces, et les poulets les leurs. Mais, pour vous parler franchement, si l'on pouvait avoir de vos poulets, madame, on ne ferait pas tant de cas de vos lettres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Je suis bien aise que vous soyez satisfaite du surintendant: c'est une marque qu'il se met à la raison, et qu'il ne prend plus tant les choses à cœur qu'il faisait. Quand vous ne voulez pas ce qu'on veut, madame, il faut bien vouloir ce que vous voulez; on est encore trop heureux de demeurer de vos amis: il n'y a guère que vous, dans le royaume, qui puissiez réduire un amant à se contenter d'amitié; nous n'en voyons presque point qui d'amant éconduit ne devienne ennemi; et je suis persuadé qu'il faut qu'une femme ait un mérite extraordinaire pour faire en sorte que le dépit d'un amant maltraité ne le porte pas à rompre avec elle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Je suis ravi d'être bien avec messieurs vos oncles [l'abbé de Livry et Philippe de Coulanges]; jalousie à part, ce sont d'honnêtes gens: mais il n'y a personne de parfait dans ce monde; s'ils n'étaient jaloux, ils seraient peut-être quelque chose de pis. Avec tout cela je ne les crains pas trop; et savez-vous bien pourquoi, madame? C'est que je vous crains beaucoup, et que vous êtes cent fois plus jalouse de vous qu'eux-mêmes.

«J'oubliais de vous dire que j'écris à M. de Coulanges sur la mort de madame sa femme [Marie Le Fèvre d'Ormesson, morte, le 5 juillet 1654]. Madame de Bussy me mande que je lui ai bien de l'obligation de ce qu'il a fait pour moi à la chambre des comptes. Ce qui redouble le déplaisir que j'ai de la perte qu'il a faite, c'est que j'appréhende qu'il ne devienne mon quatrième rival, car il avait assez de disposition du vivant de sa femme; mais la considération le retenait toujours.

«Adieu, ma belle cousine; c'est assez badiner pour cette fois. Voici le sérieux de ma lettre: je vous aime de tout mon cœur [902]

Dans l'apostille de cette lettre il s'adresse à madame la marquise de La Trousse, et termine en disant: «Madame, en vous rassurant sur les lettres trop tendres, j'ai honte d'en écrire de si folles, sachant que vous devez les lire, vous qui êtes si sage, et devant qui les précieuses ne font que blanchir. Il n'importe; votre vertu n'est point farouche, et jamais personne n'a mieux accordé Dieu et le monde que vous ne faites.»

Bussy donne à sa cousine des nouvelles de Corbinelli, qu'il avait emmené avec lui. Il se plaint qu'elle ne lui dit rien sur la marquise d'Uxelles, «qui, dit-il, est de ses bonnes amies, et assez des siennes». Il veut savoir ce qu'elle fait; il voudrait faire quelque chose pour elle, et «si elle veut sortir de condition,» il lui en offrira. «Est-ce qu'elle n'est plus à Paris, dit-il, ou que vous ne voulez pas m'en parler, de peur d'être obligée de me mander ce qu'elle fait?» Cette manière de s'exprimer de Bussy sur la marquise d'Uxelles prouve (ce que nous avons déjà dit) qu'elle était galante. Son nom de famille était Marie de Bailleul; elle s'était mariée avec le marquis de Nangis. Devenue veuve après un an, elle avait épousé en secondes noces Louis Chalons du Blé, marquis d'Uxelles, lieutenant général. C'était une femme très-aimable, en correspondance avec un grand nombre de beaux esprits et de personnages célèbres de son temps [903], et particulièrement avec le petit Coulanges et avec madame de Sévigné, à laquelle elle a survécu. Après avoir fait à son second mari nombre d'infidélités, elle lui fit ériger, après sa mort, un magnifique tombeau [904]. Elle profita de son intimité avec Louvois pour élever son fils, qu'elle aimait peu [905], aux premières dignités militaires.

Bussy, malgré sa liaison avec madame de Monglat, ses intrigues avec la marquise de Gouville, dont nous parlerons dans la suite de ces Mémoires, poursuivit encore de ses attentions la marquise d'Uxelles; mais le ton cavalier qu'il se permettait à son égard dans ses instances amoureuses donnait à son orgueil les moyens de se consoler d'éprouver un échec là où d'autres avaient réussi. La marquise d'Uxelles lui plaisait plus par son esprit que par sa beauté. Il aimait à entretenir avec elle une correspondance qui de sa part, et avec une femme de ce caractère, eût eu moins d'agrément, et n'aurait pu être aussi fréquente et aussi longtemps prolongée, si la galanterie n'en avait été la base et le prétexte [906].

Dans cette même lettre à madame de Sévigné, Bussy s'étonne de la constance du duc d'Elbeuf pour la marquise de Nesle [907]. «Ne voit-il pas, dit-il, ses dents, ou plutôt ne les sent-il pas! Je savais bien que l'amour ôtait la vue; mais j'ignorais qu'il privât de l'odorat.» Bussy serait, d'après cela, très-inquiet de ce que deviendrait la duchesse d'Elbeuf, s'il ne pensait pas que cette belle, récemment revenue des eaux de Bourbon, n'eût déjà pris des mesures pour se venger, et s'il ne croyait pas son mari déjà sur la défensive. Bussy n'aurait pas fait de telles plaisanteries sur cette jeune femme, déjà mariée en secondes noces, s'il avait pu prévoir qu'elle dût mourir à l'âge de vingt-huit ans, six semaines après la lettre qu'il écrivait [908]. Cependant Bussy était bien instruit de ce qui la concernait: il savait que la duchesse d'Elbeuf avait favorablement écouté le plus aimable, le plus brillant des séducteurs de cette époque, le marquis de Vardes; c'était aussi le plus célèbre par le nombre de ses conquêtes. Bussy le vit à l'armée, où il avait un commandement; et il apprit par lui ce qu'il avait jusque là ignoré, que le marquis de Vardes était aussi au nombre des amis ou du moins des connaissances de la marquise de Sévigné. Au ton sérieux qu'il prend tout à coup en parlant de lui, on s'aperçoit que cette nouvelle lui cause de l'inquiétude, et qu'il cherche à prémunir sa cousine contre un homme aussi dangereux. C'est après avoir fait mention de la duchesse d'Elbeuf qu'il ajoute: «Nous avons ici le marquis de Vardes, un de ses amants, qui m'a dit qu'il était de vos amis, et qu'il voulait vous écrire. Je sais, par M. le prince de Conti, qu'il a dessein d'être amoureux de la duchesse de Roquelaure cet hiver: et sur cela, madame, ne plaignez-vous pas les pauvres femmes, qui bien souvent récompensent par une véritable passion un amour de dessein, c'est-à-dire donnent du bon argent pour de la fausse monnaie!»

Bussy, en ne songeant qu'à sa cousine, tirait un pronostic trop véritable. Charlotte-Marie de Daillon, fille du comte du Lude, duchesse de Roquelaure, ne comptait pas encore une année de mariage, lorsque Vardes méditait sa ruine [909]. La surprise qu'avait causée à la cour son éclatante beauté n'avait pas encore cessé. Son mari, ce même duc de Roquelaure qui s'est acquis par ses bons mots et ses bouffonneries une célébrité populaire, amoureux et jaloux, la surveillait avec la vigilance d'un avare environné d'envieux qui cherchent à lui ravir le nouveau trésor dont il est devenu possesseur. Vardes sut cependant fasciner ses yeux d'Argus, et ne réussit que trop à se faire aimer de la duchesse de Roquelaure. Mais comme le caractère du duc exigeait la plus grande discrétion et le plus profond mystère, les deux amants, d'accord, cherchèrent les moyens de se voir sans éveiller ses soupçons. La duchesse les trouva en mettant dans ses intérêts et dans sa confidence un abbé que son mari avait placé près d'elle comme gardien de sa vertu, et qui était chargé de lui rendre compte de toutes ses actions. Cette intrigue fut tenue tellement secrète, que, malgré ce que Vardes avait dit au prince de Conti, personne n'en soupçonna l'existence. Mais Vardes fut bientôt rebuté par tant de précautions, et fatigué d'un attachement qui entraînait avec lui tant d'ennui et de perte de temps. Ses impatiences, son antipathie contre toute contrainte, décelèrent l'affaiblissement de son amour. Sa présence aux rendez-vous devint de plus en plus rare; il cessa enfin de s'y trouver, et il forma d'autres liens.

Le désespoir de la duchesse de Roquelaure ne peut se décrire. Depuis longtemps tous ceux qui l'approchaient cherchaient par intérêt et par ambition à la faire céder aux instances du jeune duc d'Anjou, le frère du roi, qui la recherchait. Elle-même alors voulut se contraindre à écouter le jeune prince, afin de pouvoir oublier Vardes; mais elle ne put y parvenir. Sa santé déclina rapidement. Elle dit aux personnes qui lui donnaient des soins, et qui étaient entrées le plus avant dans son intimité, qu'il était inutile qu'on lui fît aucun remède; qu'une passion qu'elle avait dans le cœur la consumait, et qu'elle désirait mourir. On chercha à connaître, on s'efforça de deviner, quel était l'objet d'un sentiment si profond, d'une si ardente affection; mais on ne put même former une conjecture à ce sujet, car elle montrait une égale indifférence pour tous les hommes, quoique tous cherchassent à lui plaire. Quelque temps après, à la suite d'un accouchement difficile, le 15 décembre 1657, elle mourut; et l'on sut alors que Vardes, qui depuis quelque temps ne fréquentait plus sa maison, était celui dont elle avait caché le nom avec tant de soin. Cette femme, si sensible et si belle, n'avait que vingt-trois ans lorsqu'elle termina sa vie. Elle fut universellement regrettée. On chérissait sa douceur, sa bonté, ses gentillesses, ses grâces, autant qu'on admirait sa beauté. La cour entière fut attristée par sa mort, et sentit qu'elle avait perdu un de ses principaux ornements [910]. La duchesse de Roquelaure était sœur du comte du Lude, ce constant adorateur de madame de Sévigné.

Bussy n'aurait pas écrit une aussi longue lettre à sa cousine uniquement pour l'entretenir des autres, sans s'occuper de lui-même; ce que nous en avons cité prouve au contraire que c'est par là qu'il commence, que c'est aussi par là qu'il termine. Il ne pouvait en effet se dispenser de manifester les regrets que lui faisait éprouver la défense de ne plus parler de son amour: auteur de nombreux poulets tant en prose qu'en vers, il ne voulut pas laisser sans réponse les sarcasmes de sa cousine contre les poulets.

Les trois rivaux dont Bussy parle dans sa lettre, sur un ton moitié sérieux moitié plaisant, étaient le prince de Conti, le surintendant Fouquet, et le comte du Lude.

Quelques semaines après la réception de cette lettre, madame de Sévigné quitta Paris pour se rendre à sa terre des Rochers. Ce départ ne terminait pas la lutte périlleuse qu'elle soutenait contre Bussy.

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TABLE SOMMAIRE
DES CHAPITRES DE CE VOLUME.

CHAPITRE PREMIER.—1592-1627.
  Pages.
Ancêtres de Marie de Rabutin-Chantal. 1
CHAPITRE II.—1626-1644.
Sa naissance, son éducation. 8
CHAPITRE III.—1634-1644.
De la jeunesse de Marie de Rabutin-Chantal, et de son mariage avec le marquis de Sévigné. 18
CHAPITRE IV.
De l'hôtel de Rambouillet, et de la société qui s'y réunissait. 24
CHAPITRE V.—1644.
Une matinée de madame de Sévigné passée à l'hôtel de Rambouillet. 38
CHAPITRE VI.—1644-1648.
Liaisons de madame de Sévigné avec Ménage, Chapelain, Marigny, l'abbé de Montreuil, Saint-Pavin, Segrais. 57
CHAPITRE VII.
Des personnages de la haute classe qui firent leur cour à madame de Sévigné.—De Bussy, et de ses intrigues amoureuses. 81
CHAPITRE VIII.—1644-1646.
Du marquis de Sévigné, de sa terre des Rochers, de Bussy, de Montreuil et de Lenet. 105
CHAPITRE IX.—1647-1648.
De Bussy, de Condé.—Madame de Sévigné accouche d'un fils. 119
CHAPITRE X.—1645-1649.
De Bussy et de madame de Miramion. 124
CHAPITRE XI.—1648.
De Bussy, de l'évêque de Châlons, et de madame de Sévigné. 150
CHAPITRE XII.—1648-1649.
De la Fronde, de ses causes, de ses commencements et de ses progrès; journée des Barricades. 156
CHAPITRE XIII.—1848-1649.
De Bussy; madame de Sévigné accouche d'une fille. 183
CHAPITRE XIV.—1649-1650.
De Bussy, de madame de Sévigné; arrestation des princes. 197
CHAPITRE XV.—1650.
Des divers partis de la Fronde. 209
CHAPITRE XVI.—1650-1651.
Du chevalier Renaud de Sévigné, de madame et de mademoiselle de La Vergne, de Scarron et de madame de Sévigné. 223
CHAPITRE XVII.—1650.
De Ninon de Lenclos et du marquis de Sévigné. 234
CHAPITRE XVIII.—1651.
De Bussy et de madame de Sévigné, de Ninon de Lenclos et du marquis de Sévigné. 264
CHAPITRE XIX.—1651.
De Ninon de Lenclos, de Scarron, du marquis et de la marquise de Sévigné. 270
CHAPITRE XX.—1651.
De madame de Gondran; du marquis de Sévigné, de son duel avec d'Albret, et de sa mort. 278
CHAPITRE XXI.—1651.
De madame de Sévigné et de son veuvage; intrigues dans Paris. 296
CHAPITRE XXII.—1651.
Événements de la Fronde, des résolutions de madame de Sévigné à cette époque. 303
CHAPITRE XXIII.—1651-1652.
La Fronde et la guerre civile. 320
CHAPITRE XXIV.—1651-1652.
De madame de Sévigné, de Tonquedec et de Rohan; des intrigues amoureuses du cardinal de Retz, et des désastres de la guerre civile. 344
CHAPITRE XXV.—1652.
Événements de la Fronde, fanatisme des partis, combat de Bleneau. 361
CHAPITRE XXVI.—1652-1653.
Derniers événements de la Fronde; comparaison de Mazarin et de Retz. 369
CHAPITRE XXVII.—1652-1653.
Division des partis; de Rohan-Chabot et de madame de Sévigné. 391
CHAPITRE XXVIII.—1652-1653.
De Gaston, de Mademoiselle, de Turenne, et du duc de Lorraine. 402
CHAPITRE XXIX.—1652-1653.
Le duc de Lorraine à Paris; de Mademoiselle, des religieuses de Longchamps. 413
CHAPITRE XXX.—1652-1653.
Continuation de la guerre civile; du combat de Saint-Antoine. 423
CHAPITRE XXXI.—1652-1653.
Massacre à l'hôtel de ville; derniers événements de la guerre de Paris. 430
CHAPITRE XXXII.—1652-1653.
De Balzac, de Conrart, de Ménage, et de son idylle adressée à madame de Sévigné. 445
CHAPITRE XXXIII.—1652-1653.
De madame de Sévigné, du marquis de Tonquedec et du duc de Rohan-Chabot. 456
CHAPITRE XXXIV.—1652-1653.
De madame Scarron et de madame de Sévigné. 462
CHAPITRE XXXV.—1653-1654.
De madame de Sévigné et des partis; conversion de la duchesse de Longueville; fin de la guerre civile. 477
CHAPITRE XXXVI.—1653-1654.
Guerre avec l'Espagne et Condé; plaisirs dans Paris; des nouvelles précieuses, madrigal à madame de Sévigné. 481
CHAPITRE XXXVII.—1653-1654.
De Bussy, de madame de Monglat, de madame de Sévigné, de Corbinelli. 501
CHAPITRE XXXVIII.—1654.
Spectacles de Paris, ballets royaux; de Bussy, de madame de Sévigné. 513
CHAPITRE XXXIX.—1654.
De Bussy, du prince de Conti; madame de Sévigné part pour les Rochers. 526

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