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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)

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CHAPITRE XXXIII.
1652-1653.

Détails sur le marquis de Tonquedec.—Son amour pour madame de Sévigné.—Il veut secourir, dans un tumulte, le président de Bellièvre.—Il manque d'être assommé par la populace.—Sa haine contre le parti de Condé.—Rohan se rencontre avec lui chez la marquise de Sévigné.—Tonquedec se conduit avec hauteur dans cette entrevue.—La duchesse de Rohan s'en offense.—Elle pousse son mari à demander une explication.—Le duc de Rohan va trouver Tonquedec chez madame de Sévigné.—Menace qu'il lui adresse, en présence de toute la société rassemblée chez elle.—Réponse de Tonquedec.—Il veut se battre, mais on l'oblige à sortir de Paris.—Embarras de madame de Sévigné.—Elle va voir la duchesse de Rohan.—Exigences de celle-ci.—Madame de Sévigné se refuse à subir les conditions qu'elle veut lui imposer.—Le chevalier Renaud de Sévigné envoie un cartel au duc de Rohan.—Ils se rendent hors de la ville pour se battre.—Un exempt du duc d'Orléans les en empêche.—Tonquedec envoie un cartel au duc de Rohan.—Réponse évasive de celui-ci.—Du Lude, Chavagnac et Brissac menacent de provoquer Rohan au combat, s'il ne donne pas satisfaction à Tonquedec.—La duchesse de Rohan fait donner des gardes à son mari, et le fait surveiller pour qu'il ne puisse se battre.—Tonquedec rentre dans Paris avec la cour.—Son affaire avec Rohan n'eut aucune suite.—Mort de Rohan.

Le marquis de Tonquedec était un gentil-homme breton, parent de la duchesse de Rohan. Il parut d'abord vouloir se joindre au parti des princes, et il avait même promis au duc de Rohan de lever un régiment pour lui. Non-seulement il n'exécuta pas sa promesse, mais il se mit du parti de la cour, et devint un des partisans du cardinal Mazarin. Il se brouilla ainsi avec le duc de Rohan, et ils ne se voyaient plus. Cependant, durant la seconde guerre de la Fronde Tonquedec était resté à Paris. Peut-être n'y était-il retenu qu'à cause du séjour qu'y faisait la marquise de Sévigné, dont il était épris. Vers la fin du mois de mai de l'année 1652, Tonquedec passait par hasard dans la rue, au moment même où le peuple maltraitait le fils du premier président de Bellièvre, qui, muni d'un passeport, voulait sortir de la ville. Tonquedec prit sa défense, et chercha à favoriser sa sortie: il manqua d'être assommé par la populace, et fut obligé de garder le lit pendant quelques jours, par suite des contusions qu'il avait reçues [757]. Cette circonstance augmenta encore son aversion contre les partisans de Condé, qui, assez mal vus de la bourgeoisie, étaient alors tout-puissants parmi le bas peuple.

Aussitôt que Tonquedec fut rétabli, il alla voir madame de Sévigné. Il se trouvait seul avec elle un certain mardi, dans la matinée du 18 juin 1652, lorsque le duc de Rohan y arriva [758]. Tonquedec, nonchalamment assis dans un fauteuil placé dans la ruelle et au chevet du lit de la marquise, se leva à demi, ôta son chapeau; mais il se rassit avant que le duc eût un siége et sans lui offrir sa place, qui était la place d'honneur. Le duc de Rohan fut interdit de cette rencontre et de la contenance de Tonquedec. Il fit, contre son ordinaire, une visite courte et silencieuse, et se retira avec toutes les apparences d'un homme piqué [759]. De retour chez lui, il conta ce qui s'était passé à la duchesse sa femme. Celle-ci, outrée de ce qu'elle considérait comme un affront, lui dit que la chose ne pouvait en rester là, et qu'il fallait qu'elle fût réparée. Rohan se rendit donc le lendemain chez la marquise de Sévigné, et se plaignit à elle de l'incivilité de Tonquedec. Madame de Sévigné convint qu'à la vérité il avait été bien fier. Cette manière d'excuser Tonquedec enflamma encore le courroux de l'altière duchesse, à qui les paroles de la marquise furent rapportées. D'après les instigations de sa femme, Rohan retourna le lendemain chez madame de Sévigné, non plus seul, mais accompagné d'un grand nombre de gentils-hommes. Arrivé à l'hôtel de Sévigné, il vit à la porte le carrosse du comte du Lude. Il demanda au cocher si son maître était là. Le cocher répondit que non; qu'il y avait amené M. le marquis de Tonquedec, auquel M. le comte avait prêté son carrosse. Rohan, laissant son cortége à la porte de l'hôtel, monta seul chez madame de Sévigné; il la trouva en compagnie avec sa tante la marquise de La Trousse, avec Marigny et Tonquedec. Rohan, se sentant fort de l'escorte nombreuse qu'il avait amenée, dit en entrant à Tonquedec: «On m'a dit que vous vous vantiez de m'avoir nargué céans; je viens aujourd'hui vous apprendre à me rendre ce que vous me devez.—Monsieur, dit Tonquedec avec un air de mépris, je vous rendrai toujours plus que je ne vous dois.—Vous ne sauriez, répliqua le duc; et je vous montrerai bien ce que vous me devez.» Rohan ordonna ensuite à Tonquedec de sortir, le menaçant, s'il n'obéissait pas, de le faire chasser par son escorte. Tonquedec tira son épée; mais madame de Sévigné, sa tante et Marigny s'interposèrent, et le supplièrent d'éviter une catastrophe sanglante, dont une lutte aussi inégale le rendrait victime. Tonquedec dit qu'il obéirait à madame de Sévigné; mais en se retirant il manifesta l'intention d'obtenir raison de l'insulte qui lui était faite. Gaston et le maréchal de Schomberg le firent chercher pour le faire arrêter, et il fut obligé de s'évader, et d'aller rejoindre la cour.

Madame de Sévigné, qui après la première entrevue des deux rivaux en avait redouté les suites, était allée, dans l'espérance de les prévenir, faire une visite à la duchesse de Rohan. Elle en fut reçue très-froidement, et s'en plaignit à mademoiselle de Chabot, sœur du duc de Rohan. Mademoiselle de Chabot lui dit que pour que la duchesse fût contente d'elle, il fallait qu'elle promît de ne plus jamais recevoir chez elle le marquis de Tonquedec. Madame de Sévigné refusa de consentir à cette humiliation; et à cause de ce refus les Rohans et leurs amis rejetaient sur elle tout le tort de la scène qui avait eu lieu.

Madame de Sévigné était désespérée d'une affaire qui la brouillait avec toute une famille illustre et puissante à Paris et en Bretagne, qui la rendait l'objet des entretiens de tout le monde, l'exposait à un blâme qu'elle n'avait pas mérité, et qui menaçait de se terminer d'une manière tragique. En effet un duel semblait inévitable; la chose était publique, et Loret même en avait parlé dans sa gazette [760]. L'arrogance et les procédés de la duchesse de Rohan dans cette circonstance furent généralement blâmés; mais l'influence que les circonstances politiques et l'appui de Condé donnaient aux Rohans empêchaient que l'opinion ne se manifestât ouvertement en faveur de madame de Sévigné. Les Rohans abusèrent à son égard du désavantage de sa position: ils se conduisirent avec une hauteur inconvenante; mais ils eurent bientôt lieu de s'en repentir, et ils apprirent qu'une femme jeune, jolie, spirituelle et vertueuse, qui sait tirer parti des dons qu'elle a reçus du ciel, est aussi une puissance, qu'on ne peut opprimer impunément.

Vers la fin de juillet, et aussitôt que Rohan eut été déclaré duc et pair au parlement, il reçut un cartel du chevalier Renaud de Sévigné, pour qu'il eût à lui rendre raison de sa conduite envers la marquise, sa parente. Tous deux se rendirent hors de la ville; un exempt du duc d'Orléans, par ordre de Son Altesse Royale, vint arrêter Rohan au moment où les deux combattants venaient de mettre bas leur pourpoint et de tirer leurs épées [761]. Le duc d'Orléans donna un garde à Rohan et un au chevalier Renaud de Sévigné, pour les empêcher de se battre: cette mesure, qui était selon les usages de ce temps, calma les craintes de la duchesse de Rohan, qui l'avait provoquée; mais elle fit tort à la réputation de son mari, dont la bravoure était suspecte: il passait pour être plus habile à la danse qu'à l'escrime [762]. C'était d'ailleurs un moyen de différer l'issue de cette affaire, et non de la terminer. Les amis de madame de Sévigné ne paraissaient pas disposés à céder.

Le duc de Rohan reçut bientôt un nouveau cartel du marquis de Tonquedec, qui, n'obtenant pas de réponse, fit parler au duc par les comtes de Vassé et de Chavagnac. Rohan ne répondit à ceux-ci que d'une manière évasive: alors le comte du Lude, le duc de Brissac et le comte de Chavagnac allèrent de nouveau le trouver, et lui signifièrent que s'il ne se battait pas avec Tonquedec, il fallait qu'il tirât l'épée contre eux, et qu'il eût à se pourvoir de deux amis qui voulussent avec lui se battre contre eux. Le barbare usage de ces duels collectifs n'était pas, comme l'on voit, entièrement aboli, quoique les exemples en fussent devenus rares. Le duc de Rohan se vit ainsi forcé de promettre de répondre à l'appel de Tonquedec, aussitôt qu'il pourrait se délivrer de son garde. La duchesse de Rohan, qui craignait pour les jours de son mari, était, dit Conrart, un garde bien plus difficile à éviter que celui qui lui avait été donné par le duc d'Orléans. Elle faisait veiller le duc de Rohan en tous lieux, même la nuit, de peur qu'il ne lui échappât; mais on disait dans le monde qu'elle n'avait pas tant de peine à le garder et à l'empêcher de se battre qu'elle voulait bien le faire croire [763]. C'est alors qu'elle se repentit vivement de s'être attaquée à notre jeune veuve, et d'avoir été à son égard si injuste et si arrogante. Cependant, elle réussit à empêcher le combat, et cette affaire n'eut pas d'autre suite, soit à cause de l'intervention de madame de Sévigné, soit parce que les deux antagonistes, suivant des partis différents, ne purent se rejoindre, soit enfin parce que le rapide affaiblissement de la santé du duc de Rohan ne lui permit pas de réparer le tort que cette aventure faisait à son honneur. En effet, aussitôt après le retour du roi, le duc et la duchesse de Rohan furent exilés de Paris, et le duc de Rohan mourut le dernier jour du mois de février de l'année suivante, à son château de Chanteloup, où, déjà gravement malade, il s'était fait transporter, par l'avis des médecins, pour respirer un meilleur air [764].

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