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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (1/6)

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CHAPITRE XXXI.
1652-1653.

Condé reste dans Paris.—Il s'aliène le parlement et les anciens frondeur.—Il soulève la populace.—Massacre à l'hôtel de ville.—Ces cruautés ramènent le parlement et les bourgeois de Paris dans le parti du roi.—Condé frappé par le comte de Rieux.—Sentiment de Talon sur ce fait.—Nemours se bat en duel contre Beaufort, et est tué.—Désespoir de la duchesse de Châtillon.—Condé perd tout crédit dans Paris.—Gaston veut en vain se déclarer lieutenant général.—Il n'obtient ni troupe ni argent.—Le peuple refuse de payer les taxes mises par le parlement.—Mazarin s'éloigne.—La rentrée du roi est décidée.—Condé, an lieu de se soumettre, quitte Paris.—La duchesse de Châtillon essaye en vain de le retenir.—Mort de mademoiselle de Chevreuse.—L'abbé Fouquet, son amant, devient l'amant de la duchesse de Châtillon.—Condé, à la tête des Espagnols, s'empare de Rethel et de Mouzon.—Il est aidé par le duc de Lorraine.—Réponse de ce dernier aux reproches de la cour.—La déclaration du roi à sa rentrée est enregistrée, mais non sans opposition.—La puissance des parlements est anéantie.—L'autorité royale règne sans partage.

Turenne se vit, par le canon de la Bastille et l'ouverture de la porte Saint-Antoine, arracher une victoire dont les résultats eussent été décisifs. Il n'avait pu obtenir des habitants de Paris que son armée traversât la ville sans s'y arrêter; et Condé dut à ses revers mêmes la faculté d'y faire entrer tout ce qui lui restait de troupes, et de les y faire résider. Ce fut précisément ce qui occasionna toutes ses fautes et lui fut le plus fatal. Dès qu'au lieu de la séduction et des intrigues il put avoir recours à la force, ce dernier moyen, si bien d'accord avec son caractère altier, fut le seul employé [704]. Lorsque le duc de Lorraine se fut retiré avec ses troupes, Condé vit que les siennes étaient, trop peu nombreuses pour tenir la campagne contre l'armée royale; il voulut contraindre le parlement et les bourgeois de Paris à lui fournir de l'argent et des hommes. Il leva le masque avec les anciens frondeurs, qui n'avaient voulu que l'éloignement de Mazarin, mais non se soustraire à l'autorité légitime du roi; il répondit à leurs justes reproches avec hauteur et dédain [705]. Il avait fait venir de Bordeaux son agent le plus actif, le spirituel Marigny [706]: celui-ci, avec plusieurs de ses affidés, travailla à exciter le mécontentement de cette partie du peuple que dans les grandes villes la misère et le vice tiennent toujours disposée à opérer des bouleversements, lorsque, au lieu de la comprimer, on lui donne les moyens de se soulever. Le duc de Beaufort, le héros de la populace de Paris, qu'on avait surnommé le roi des halles, joua un des principaux rôles dans ces trames odieuses [707]. Elles réussirent à occasionner des émeutes qui épouvantèrent le gouverneur, le prévôt des marchands, les échevins [708], bannirent toute sécurité, et forcèrent à fuir, sous divers déguisements, toutes les personnes d'un rang élevé [709] connues pour être attachées au parti de la cour. Gaston ne provoquait pas ces désordres, mais il les souffrait et ne faisait rien pour les empêcher, dans l'espoir qu'ils forceraient le parlement à le déclarer régent. Il avait aposté parmi le peuple un nommé Peny, autrefois trésorier de Limoges. Cet homme, suivi d'une grande multitude, se postait souvent à son palais, et lui présentait des pétitions au nom de la ville entière, afin qu'il se chargeât de la régence [710].

L'impuissance des autorités pour le rétablissement de l'ordre força de recourir à une assemblée générale des notables bourgeois, qui n'avait lieu que dans les grandes crises et dans les occasions importantes [711]. Condé y parut: dès qu'il eut vu qu'il n'en pourrait rien obtenir, et qu'au contraire les mesures délibérées par cette assemblée seraient dirigées contre lui et son parti, il sortit de l'hôtel de ville, et donna le signal à la populace rassemblée sur la place. Il avait placé parmi elle plusieurs de ses soldats, déguisés en gens du peuple [712]. Aussitôt un effroyable tumulte commença: plusieurs personnages, au nombre des plus estimés et des plus respectés, furent les victimes des assassins et des incendiaires; la terreur se répandit dans Paris; le duc de Lorraine lui-même eut bien de la peine à s'échapper, et à se soustraire, à la fureur populaire [713]. Le calme cependant se rétablit promptement, par les mesures que prirent ceux-là même qui avaient soulevé la tempête; mais l'horreur d'une si atroce perfidie retomba entièrement sur Condé: quelque soin qu'il prît, ainsi que ses partisans, pour éloigner les soupçons et déguiser la part qu'il avait eue à cet événement, on persista à croire qu'il en était l'auteur. Les membres du parlement les plus francs dans leur opposition contre Mazarin, en apercevant l'abîme où l'on plongeait l'État, virent la nécessité de triompher de leur aversion, et allèrent rejoindre le roi, avec la résolution de faire tout ce qu'il ordonnerait, ou plutôt tout ce qui serait ordonné en son nom [714].

Sans vouloir disculper Condé de son odieuse conduite à cette époque, il faut avouer cependant qu'il n'aurait jamais conçu de lui-même l'idée d'armer une portion des habitants de la capitale contre l'autre, afin de régner par la peur, si bon nombre de bourgeois recommandables [715] par leur réputation et leur existence sociale ne s'étaient point abandonnés à leur haine contre Mazarin, jusqu'au point de souhaiter que ses partisans et ceux qui complotaient ouvertement pour sa rentrée fussent anéantis. «Les hommes, dit à ce sujet le cardinal de Retz dans ses Mémoires, ne se sentent pas dans des espèces de fièvres d'état qui tiennent de la frénésie. Je connaissais en ce temps-là des gens de bien qui étaient persuadés jusqu'au martyre, s'il eût été nécessaire, de la justice de la cause des princes. J'en connaissais d'autres, d'une vertu désintéressée et consommée, qui fussent morts de joie pour la défense de celle de la cour. L'ambition des grands se sert de ces dispositions comme il convient à leurs intérêts; ils aident à aveugler le reste des hommes, et ils s'aveuglent encore eux-mêmes après, plus dangereusement que le reste des hommes.» Un fait rapporté par Conrart prouve que le cardinal de Retz n'exagère pas le fanatisme de cette époque. Après les horribles journées dont nous avons parlé, un prêtre de Saint-Jean en Grève osa dire, en chaire, qu'on devait regretter que tous les mazarinistes assemblés à l'hôtel de ville n'eussent pas péri et que le peuple n'en eût pas fait justice. On attribuait généralement à Condé l'intention d'avoir voulu, par cette émeute, faire assassiner tout ce qui restait de l'ancienne Fronde; et cette opinion augmenta encore l'indignation publique contre lui. Dès ce moment son parti déclina dans la capitale, et celui du roi s'accrut, ou plutôt il n'y en eut pas d'autre, lorsque Mazarin eut pris, ainsi que nous l'avons dit la résolution de s'éloigner. Le malheur, ce rude précepteur des hommes, atteignit toutes les classes, calma les têtes, raffermit les jugements. La dévastation des campagnes, la défiance et la peur, avaient produit dans Paris la famine et la misère. Des maladies contagieuses s'y étaient développées, la petite vérole y faisait de grands ravages [716]; la guerre avait obligé cette année les Parisiens à se renfermer dans leurs remparts, durant les chaleurs de l'été. Les paysans des environs, reçus dans la ville avec leurs bestiaux, avaient encore augmenté le resserrement de la population [717]: à toutes ces causes d'insalubrité venaient se joindre les émeutes et les tumultes populaires, qui sont peut-être une de celles qui agissent de la manière la plus funeste sur la santé publique. En effet, l'expérience de tous les siècles a prouvé que dans les intervalles de désorganisation sociale et aux époques des guerres civiles les fléaux destructeurs acquièrent un degré d'intensité qu'on ne leur connaît point dans des temps plus heureux; parce qu'alors les organes sont tendus, le sang et le fluide nerveux sont échauffés par l'effet des passions qui agitent les populations, par les excès auxquels elles se livrent, par le dérangement de toutes les habitudes, par le défaut de soins et de prévoyance, tant de la part des magistrats que de celle des individus.

Le déclin du parti de Condé et l'exemple de l'insubordination populaire relâchèrent les liens de la discipline dans son armée, et affaiblirent son autorité parmi les siens. Ce fut là sans doute pour Condé un des plus fâcheux résultats de son séjour dans Paris, un de ceux qui contribuèrent le plus à la chute de son parti. Quand il voulut reprocher aux chefs de son armée la dévastation des campagnes, qui lui attirait tant de haine, Tavannes lui répondit avec insolence que la cavalerie ne pouvait vivre sans fourrage, et que le meilleur moyen de s'en procurer était de couper les blés. Chavagnac, qu'il réprimanda justement pour un vol de trois cent mille livres de marchandises, commis par ses soldats, le quitta, et passa dans le parti du roi [718]. Condé eut une altercation avec le comte de Rieux: celui-ci, dans l'emportement de sa colère, osa le frapper. Gaston fit aussitôt conduire de Rieux à la Bastille [719]; mais ce manque de respect envers un prince du sang est considéré par l'avocat général Talon [720], qui pourtant haïssait Condé, comme un des symptômes les plus manifestes de l'anéantissement de tout principe d'ordre, comme un des signes certains de la dissolution de la monarchie: tant alors, malgré les progrès de l'opposition et les excès de la sédition, la vénération pour la race royale était encore empreinte dans tous les esprits! Nemours, méprisant les ordres de Condé, et pensant que c'était bien assez de lui avoir immolé son amour sans lui sacrifier sa haine, força enfin Beaufort à se battre pour une misérable querelle de préséance. Nemours fut tué [721], et sa mort causa la même émotion qu'un malheur public. Les hommes regrettaient en lui un guerrier brave et chevaleresque, qui voulait la paix. Beau, galant, gracieux et enjoué [722], il fut pleuré des femmes, et plus amèrement et plus longtemps de la sienne que de toute autre, quoique moins qu'aucune autre elle eût à se louer de lui. La duchesse de Châtillon fut pendant quelque temps plongée par cette mort dans un état de désespoir. «De vingt amants qu'elle a favorisés, dit Bussy, elle n'a jamais aimé que le duc de Nemours [723]

Tout semblait se réunir pour accabler Condé. La forteresse de Montrond, où il avait déposé une grande partie de ses munitions et de ses équipages de guerre, se rendit au maréchal de Palluau après un long blocus [724]. Le prince de Lorraine par sa retraite avait réalisé la railleuse menace qu'il avait faite, lors de la procession générale, d'abandonner Condé à la protection de sainte Geneviève [725]. Le parlement, ou plutôt ce qui restait de jeune conseillers de cette compagnie, avait, dans une de ses séances, déclaré le roi captif et le duc d'Orléans régent, et nommé Condé pour commander les troupes; mais les présidents à mortier, le procureur général Fouquet, les avocats généraux Talon et Bignon, déployant alors un grand courage, refusèrent de siéger et de prêter leur ministère à ces arrêts. Alors cette compagnie, abandonnée de ses chefs, n'étant plus obéie du peuple, ne voulut plus s'assembler. Condé, par des émeutes, par les chaînes et les barricades qu'il faisait tendre tous les jours, essaya de l'y contraindre par la peur; mais il ne put y réussir [726]. La création d'une lieutenance générale fut une mesure absurde, et contraire à tous les usages du royaume sous un roi majeur; le duc de Beaufort fut arbitrairement substitué comme gouverneur de Paris à l'Hospital, et Broussel remplaça Lefebvre-La-Barre, prévôt des marchands, qui avait donné sa démission après le massacre de l'hôtel de ville: toute cette magistrature tyrannique, à laquelle on voulait donner une forme légale, ne put imprimer de force aux arrêts illégalement rendus par un parlement incomplet, dominé par la crainte. Il fut impossible de lever les taxes en hommes et en argent qu'on avait mises sur les bourgeois de Paris [727]. Alors Condé se trouva réduit, pour faire subsister ses troupes et se procurer de quoi les payer, à leur laisser piller, dans les environs de Paris [728], les maisons de ceux qui étaient connus pour être royalistes ou mazarinistes, ou qui, quoique frondeurs, n'étaient pas princistes, pour nous servir du jargon de ce temps; car chaque époque de révolution a le sien. Dès lors Condé fut en horreur à tous les honnêtes gens [729]: un pamphlet du cardinal de Retz, intitulé les Intrigues de la paix, dont il se vendit en peu de jours un nombre prodigieux d'exemplaires, et dans lequel se trouvait démasqué le secret des négociations de Condé avec l'Espagne et avec Mazarin, acheva de désabuser ceux qui étaient le plus prévenus en faveur de la cause des princes, et enleva à ceux-ci le peu de partisans qu'ils avaient encore. Les incertitudes et les hésitations de Gaston [730], augmentant avec les craintes du prochain retour du roi dans Paris, achevèrent d'ôter à Condé son seul appui, et le laissèrent sans ressource et sans moyen de se soutenir dans la capitale et de continuer la guerre.

Un seul parti restait à ce prince: c'était de poser les armes devant son roi. Il le pouvait avec honneur, puisque le prétexte même de la résistance avait été écarté, et que Mazarin n'était plus en France. Nul doute que l'espoir d'arriver à ce résultat et de conserver Condé au roi, mais Condé désarmé et soumis, n'ait été un des motifs qui avaient déterminé l'habile ministre à s'éloigner. Beaufort, de Guise, Rohan, Richelieu, résolus à s'arranger avec la cour dès qu'ils virent que Gaston restait neutre, invitaient Condé à céder; mais aucun d'eux n'avait assez d'influence sur son esprit pour en arracher cette détermination [731]. Nemours n'était plus; La Rochefoucauld, grièvement blessé, était retenu dans son lit: Condé se trouva ainsi livré à la faction de la duchesse de Longueville, ennemie de ces deux hommes, et qui l'entraînait du côté des Espagnols, avec lesquels il avait conclu des traités [732]. Condé avait dit à ceux qui le poussaient à la guerre, qu'il serait le dernier à prendre les armes, et le dernier à les poser [733]. Il tint parole. Plusieurs motifs puissants le déterminaient. Il ne doutait pas, et toute la France en était convaincue comme lui, que l'exil de Mazarin ne fût une ruse pour dissoudre les partis; et il prévoyait que ce ministre serait promptement rappelé. Sous son administration, Condé ne pouvait espérer aucun commandement, ni aspirer à exercer aucune influence. L'exemple du duc de Lorraine, plus libre, plus puissant, plus redouté à la tête de son armée qu'il ne l'avait été à la cour de Nancy, lorsqu'il était possesseur du duché de Lorraine, séduisait Condé [734]. La guerre était son élément, les camps sa patrie, les champs de bataille ses délices, la gloire sa divinité. Son âme altière ne put supporter l'idée de fléchir sous Mazarin, de profiter d'une amnistie, de languir dans le repos et l'obscurité.

En vain la duchesse de Châtillon, qui ne voulait pas quitter la France, essaya d'y retenir Condé: elle ne put rien obtenir. Il paraît même qu'il avait cessé de l'aimer depuis qu'il n'était plus obligé de la disputer à Nemours [735]; peut-être aussi eut-il connaissance de sa liaison avec l'abbé Fouquet, qui commença vers cette époque. Mademoiselle de Chevreuse, auprès de laquelle cet abbé avait remplacé le cardinal de Retz, mourut, après trois jours de maladie, dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté [736].

L'abbé Fouquet, libre de tout engagement de cœur, fut peu de temps après fait prisonnier, et détenu sur parole dans l'hôtel de Condé. Investi de la confiance de Mazarin, il eut de fréquentes conférences avec la duchesse de Châtillon pour les négociations qui avaient lieu alors entre Condé et la cour. Jeune, aimable, entreprenant, exercé par l'usage à faire naître et à saisir auprès des femmes l'instant favorable, l'abbé Fouquet ne tarda pas à mettre à profit les faciles et amoureuses dispositions de sa belle négociatrice. Puis, par la suite, quand le retour du roi et le triomphe de Mazarin l'eurent investi d'un grand crédit, il employa la perfidie pour s'en assurer la possession exclusive; il la fit exiler à sa terre de Mello (Merlou), près de Creil. Mais il s'aperçut bientôt qu'en l'isolant de la cour il n'avait pas écarté tous ses rivaux. A Mello, le chanoine Cambiac, deux Anglais, mylord Graf, et George Digby comte de Bristol, gouverneur de Mantes et de l'Isle-Adam, se trouvaient sans cesse auprès d'elle, et firent éprouver à l'abbé Fouquet toutes les fureurs de la jalousie. D'ailleurs, la foule des poursuivants que le prince de Condé, par le respect et la crainte qu'il inspirait, avait écartée, se rapprocha de la belle duchesse quand on le vit séparé d'elle; et peut-être vit-elle s'éloigner ce héros, dont la conquête au moins honorait ses charmes, avec aussi peu de regret qu'il en montra lui-même en la quittant. Le cardinal de Retz aurait pu lui appliquer ce qu'il a dit de la duchesse de Montbazon, qu'il n'avait guère vu de femmes qui, dans le vice, conservassent moins de respect pour la vertu [737]. Cependant madame de Sévigné, répandue alors dans toute la société des femmes opposées à la cour, la voyait souvent, et avait avec elle des liaisons d'amitié qui étaient comme héréditaires dans sa famille. La duchesse de Châtillon était la fille de ce Montmorency-Bouteville dont nous avons parlé dans le premier chapitre de cet ouvrage, qui périt sur l'échafaud, victime de sa passion pour les duels, et dont la mort fut la cause indirecte de celle du père de madame de Sévigné [738].

Condé partit, abhorré de ce même peuple dont il avait été accueilli avec des acclamations de joie quelques mois auparavant [739]. Dès qu'il eut quitté le théâtre des intrigues et des factions populaires, où il n'avait éprouvé que des chutes, recueilli que des ridicules et des crimes, et qu'il se retrouva à la tête d'une armée, il redevint lui-même et ce que la nature l'avait fait, c'est-à-dire un grand capitaine et un valeureux guerrier. Il se fit suivre par la victoire, en combattant contre sa patrie avec ces mêmes Espagnols qu'il avait vaincus lorsqu'il s'était battu pour elle. Il ne tarda pas à s'emparer de Saint-Porcien, de Rhetel et de Mouzon [740]. Cette fois il fut sincèrement secondé dans ses plans militaires par le duc de Lorraine, qui conduisit de nouveau en Champagne ses bandes dévastatrices [741]. En vain on voulut le faire rétrograder, en lui opposant le traité qu'il avait signé et l'argent qu'il avait reçu: il répondit qu'il était sorti de France conformément au traité, mais qu'il n'avait pas promis dans le traité de n'y point rentrer.

Ce fut contre ces deux rudes jouteurs que Turenne eut à lutter. Ce fut à lui à sauver la France des attaques des ennemis extérieure, qui eurent lieu simultanément du côté de l'Italie, où les Français perdirent Casal, qu'ils possédaient depuis 1628; de l'Espagne, où Barcelone leur fut enlevée; des Pays-Bas, où on leur prit Gravelines et Dunkerque. Il fallait encore que les victoires dans l'intérieur fussent aidées par les négociations de Mazarin, et parvinssent en même temps à anéantir la guerre civile, qui, apaisée dans la capitale, continuait avec acharnement dans le midi du royaume; il fallait aller délivrer Bordeaux, dont les rebelles étaient en possession, et qu'ils avaient fait le centre de leurs opérations [742].

La déclaration du roi dans la séance du Louvre du 22 octobre (1652), qui interdisait aux cours de justice toute discussion sur les affaires du royaume, et bannissait arbitrairement plusieurs de leurs membres, des princes du sang, des pairs de France, et tous les principaux fauteurs de la Fronde, ne fut pas vérifiée au parlement sans opposition. Camus de Pontcarré, Le Boindre, Le Boult, et quelques autres magistrats, réclamèrent les garanties précédemment accordées par la reine régente sous la minorité du roi: les discours qu'ils prononcèrent en cette occasion furent les derniers accents que fit entendre sous ce règne la liberté parlementaire. Le jour qui termina l'année 1652 vit éclore plusieurs édits bursaux pour lever de l'argent par voies extraordinaires [743]. Ces édits, contraires à la déclaration du 24 octobre 1648, et qui l'anéantissaient, furent enregistrés sans résistance par le parlement de Paris, et ne donnèrent lieu à aucune remontrance de la part de la cour des aides.

Ainsi fut annulée la puissance politique des parlements et l'influence de la magistrature sur le gouvernement de l'État. L'autorité royale n'eut plus de digue légale. Les magistrats étaient pris dans la bourgeoisie, parmi les légistes, les commerçants; il y avait donc une sympathie naturelle et une communauté d'intérêts entre les parlements et les classes riches du tiers état. A un petit nombre d'exceptions près, celles-ci restèrent étrangères aux hautes dignités militaires et ecclésiastiques, qui étaient devenues le patrimoine exclusif de la noblesse. Les princes du sang, les seigneurs puissants étaient donc unis avec les nobles par les mêmes motifs que le tiers état avec les parlements; ils avaient voulu, de même que les parlements, se rendre redoutables à l'autorité royale. Cette faction, par suite des derniers événements, se trouvait représentée par le seul Condé; et sa fuite à l'étranger, ses alliances avec lui, les troupes étrangères qu'il commandait, avaient converti une guerre civile en une guerre étrangère. Si celle-ci pouvait être terminée heureusement et par un traité de paix, sans aucune concession à un sujet révolté, l'autorité royale s'établissait alors sans contrôle et sans obstacle, et n'avait plus rien à redouter que de ses propres excès ou de sa faiblesse, ou de l'impéritie de ceux qui pouvaient être appelés à l'exercer. Ce fut ce grand œuvre que Mazarin entreprit, et qu'il termina heureusement.

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