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Sous le fouet : $b mœurs d'Outre-Rhin

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V
Idylle Princière

En haut du grand escalier d’honneur, sur chaque degré duquel, en culotte cerise et perruque poudrée, se tenaient, flambeau en main, les valets de la maison de Felsburg, toute droite, sous les plis écrasants d’un lourd manteau vieil-or rehaussé d’hermine, pâle d’émotion, malgré le fard dont l’inséparable Gohenlirch avait frotté ses joues, touché ses lèvres, l’Archiduchesse Frida attendait…

Son enfance avait été bercée de cette promesse :

— « Tu épouseras ton cousin Hugo ! »

Sa mère, sa grand’mère, son entourage avaient sans cesse répété à la jeune fille ce que l’on avait dit à l’enfant.

Devenu jeune homme, le Prince Hugo fit mille folies, et, pendant quelques années, défraya la chronique scandaleuse de Paris. En vain, l’Empereur François, son parrain, tenta-t-il de faire entendre raison à ce cerveau brûlé, rien n’y fit. Ce que la jeune Marina avait raconté à Françoise était exact. A deux reprises, les fiançailles avaient été rompues.

A vingt-cinq ans, première alerte. — Le Prince, attendu à Pesth pour la célébration du mariage, partait brusquement pour une croisière dans l’Inde avec des amis de cercle et une chanteuse anglaise, devenue, depuis, célèbre au music-hall : Annie Pington. Le scandale fut grand et l’infortunée Frida éprouva, en même temps qu’une désillusion profonde, un atroce chagrin. Elle aimait tendrement alors cet inconstant cousin. Déclinant les autres alliances qui s’offraient, elle se consacra désormais aux affaires de son Archiduché.

Mais son caractère changea. Elle s’assombrit. Elle eut des emportements touchant même à la sauvagerie. On contait qu’à coups de cravache, elle avait crevé les yeux d’une jument favorite pour une ruade intempestive. La spectrale Mina de Gohenlirch savait, seule, freiner de tels accès de démence.

Cinq années plus tard, deuxième alerte, non moins grave.

L’enfant prodigue, revenu en Autriche, avait repris son rang à la cour. L’Empereur avait pardonné à condition que le mariage voulu pour son filleul fût définitivement consacré… Hugo de Baghzen-Kretzmar fit toutes les promesses que le vieux souverain exigeait de lui et il allait partir pour Felsburg, afin de faire amende honorable, lorsque le malicieux Destin voulut qu’il tombât gravement malade.

La fièvre scarlatine, dont une épidémie sévissait alors à Vienne, faillit l’emporter. Élevé par sa mère dans les pratiques les plus étroites du catholicisme espagnol, Hugo eut peur de la mort et, se voyant si gravement atteint, il fit le singulier vœu de consacrer deux années de cette précieuse vie, que Dieu voulait bien lui laisser, aux prières et aux méditations…

Il lui fallut un an pour se remettre. Un autre pour réfléchir. Enfin, il se décida.

Le couvent de Mireflorès, se trouvant sur les terres qu’il avait recueillies de l’héritage maternel, il s’y retirait et, pécheur repenti, y vivait, paraît-il, les deux années promises au ciel… Cette cure de mysticisme ayant pris fin, avec la mobilité et la fougue qui le caractérisaient, le Prince Hugo courait à Paris.

Tapageusement, pendant six mois, il y semait l’or dans tous les restaurants de nuit, menant l’existence la plus folle et la plus déréglée. Il s’affichait ouvertement avec la Señorita Oligado, dont les danses espagnoles faisaient alors fureur aux Folies-Bergère.

On eût dit qu’il voulait regagner, en sensations joyeuses et en plaisirs violents, les vingt-quatre mois qu’il venait de perdre dans le silence attristant d’un cloître.

L’acquisition d’un collier de perles destiné à la brune Carolina, et coûtant la bagatelle de 800.000 francs, le décidait à vendre une propriété en Autriche.

Cette fois, Frantz-Joseph se fâcha pour de bon. Un ordre formel, venu de Vienne, rappelait au Prince l’engagement pris. Felsburg l’attendait.

C’est cet étrange fiancé, qu’un soir de juin, l’Archiduchesse Frida, le cœur battant, s’apprêtait à recevoir.

Était-ce l’amour qui l’animait à cette heure, la farouche Allemande, ou bien l’orgueil ? L’orgueil de retenir, définitivement conquis, irrémédiablement lié, captif, le rebelle insaisissable, cet éternel et fugitif amant ?… Pourvu qu’il vînt, aujourd’hui, l’infidèle, que rien ne l’arrêtât en route, que nul caprice ne l’emportât à nouveau !

Prête à défendre un bonheur qui semblait l’avoir si souvent narguée, elle sentait sourdre dans ses veines une ardeur inconnue… Pour lui, la bête frénétique et sauvage qu’elle était se montrerait tendre, douce, et dévouée, mais malheur à qui tenterait de lui ravir ce cœur qui lui était dû, ce cœur pour lequel, elle, presque une reine, avait souffert des humiliations si cruelles !

Un roulement de tambours, le cliquetis de fusils des soldats présentant les armes, le couin-couin d’une auto s’arrêtant au bas des marches… Elle avait un cri :

— Hugo ! Ah ! cher Hugo !…

Si l’étiquette ne s’y fût opposée, elle eût sauté au cou de ce charmant cavalier portant, avec une crâne élégance, l’uniforme de son régiment d’Autriche.

Ils étaient du même âge. Il paraissait, de beaucoup, le plus jeune. Grand, les épaules larges, la figure passionnée, très brune, olivâtre presque, virgulée de moustaches noires, le nez droit, le Prince était, en dépit de ses pommettes saillantes et d’un menton osseux, le type réussi d’un assez beau Castillan.

On avait peine, en apercevant l’éclat sombre et velouté de ses prunelles bleuâtres, à s’imaginer qu’un tel homme eût macéré deux ans dans l’austérité d’un cloître…

Respectueusement, il avait porté la main de sa cousine à ses lèvres…

Dans la grande Salle d’Honneur, avant le dîner de gala, le Prince présenta sa suite, quelques officiers autrichiens, à l’Archiduchesse. A son tour, celle-ci nommait à son fiancé les personnes attachées à son Altesse.

Fraülein Mina de Gohenlirch, plus spectrale que d’habitude dans une fracassante robe de faille mauve, passa la première, automatique et guindée. La Comtesse Schwantzer et Frau von Windstrüb, fagotées à pleurer, faillirent s’écrouler dans la solennité de leurs révérences. Le Prince, réprimant mal un sourire narquois, murmura d’un accent blagueur, à l’oreille d’un officier qui se trouvait à ses côtés, le comte Adressy, son intime :

— Mais c’est le musée des Horreurs !

— Des Erreurs, Prince, rectifiait l’autre. Voyez plutôt l’admirable beauté qui suit !

— Mademoiselle Françoise de Targes, de Mertilles et Falède, notre lectrice.

Un éblouissement !… Cette fois, Hugo en croyait à peine ses yeux… Semblable merveille dans une Cour d’Allemagne était chose impossible. Et pourtant !…

Adorable, vêtue de crêpe de Chine blanc avec, pour seul joyau, quelques roses France mourant à sa ceinture, Françoise surgissait parmi toutes ces laideurs, ainsi qu’une gerbe lumineuse et splendide, magiquement éclose dans un potager rempli de choux monstrueux et de cucurbitacés grotesques.

— Mademoiselle porte sur sa personne tous les charmes d’un pays que j’adore. C’est une fleur de France, un lis, que je trouve en arrivant ici. Nul présage ne pouvait m’être plus agréable.

La comparaison était exacte. Du lis, Françoise avait la pureté, la fière splendeur et le grisant parfum.

Hugo s’était exprimé très rapidement, d’un ton enjoué, usant d’un excellent français. Frida ne comprit pas avec exactitude le sens des paroles qu’il avait prononcées. Elle avait seulement entendu « fleur de France ».

Encore sous l’impression d’une émotion trop vive, pour concevoir quelque inquiétude d’une fadaise galamment débitée, son âme tumultueuse, sous une vague de bonheur, avait été comme nettoyée de tout soupçon. Elle savourait les joies sans égales d’un triomphe attendu dix ans. Il était là !… N’était-ce pas l’essentiel ?… Son ingrat visage, au profil chevalin, s’éclairait d’une lueur d’indulgence.

Elle regarda complaisamment sa lectrice. Non, elle ne la détestait pas. Elle avait pris cette jeune fille auprès d’elle, ainsi qu’on acquiert, par fantaisie, un très beau meuble, un bijou précieux. Elle trouva donc presque naturel le compliment qu’Hugo venait d’adresser à Françoise et, s’extasiant sur l’esprit de son futur mari, elle traduisit à haute voix :

— Blume aus Frankreich !…

Le mot courait maintenant de bouche en bouche. Il semblait que, jusqu’alors, la nièce de Mlle Corbier et de Jacques Provence eût passé inaperçue. Cette étrangère, calme et discrète, qui demeurait presque toujours enfermée chez elle, mangeant si peu, buvant moins encore, et aux lectures de qui on dormait presque toujours, on la découvrait, comme par enchantement !

C’est vrai, elle était wahrhaftig schœn, — réellement belle, — cette Française jugée, jusque-là, si insignifiante !… Tous les yeux la dévoraient, à présent. Ceux des hommes surtout.

Au bal qui suivit le dîner, les officiers autrichiens se précipitèrent, le Comte Ardessy en tête, chacun réclamant la faveur d’être inscrit sur le carnet de la belle étrangère.

— Je ne bostonne pas, Messieurs, déclara-t-elle en souriant, assise sur un tabouret auprès de l’Altesse qui bavardait avec Mlle de Gohenlirch.

— Dansez, Mademoiselle, intervenait le Prince d’une voix persuasive. Je suis convaincu que vous surpassez nos Viennoises, si réputées pourtant sous ce rapport. Dansez, et faites-moi le très grand honneur de me réserver la première valse.

Il y eut un moment de stupeur…

Délibérément, en homme qui n’observe que les lois dictées par son seul caprice, Baghzen-Kretzmar foulait aux pieds la rigoureuse étiquette de la Cour. Il allait trop loin.

L’Altesse avait froncé le sourcil. La morsure de la jalousie l’atteignait au cœur. Ne s’était-elle tant réjouie que pour subir d’autres affronts ?… Une seconde, son amour-propre raisonna. Pouvait-elle empêcher le Prince de danser ou même en témoigner quelque contrariété ? Peut-être le volage trouverait-il, là encore, un prétexte à s’éloigner de nouveau, à l’abandonner pour toujours ?…

Sa dignité voulait qu’elle fît bonne contenance. Grimaçante, se tournant vers la jeune fille interdite, qui la regardait, comme si elle comprenait le doute et la souffrance qui avait traversé cette âme, elle laissa tomber son consentement hautain :

— Dansez, Mademoiselle. Nous vous le permettons.

Les violons pleuraient la musique énervante et pâmée d’une valse langoureuse. Mlle de Targes se sentit soulevée entre les bras nerveux du Prince, dont la figure ambrée et l’éclatant costume faisaient, avec la poétique blondeur de Françoise, un contraste saisissant. On eût dit un ange entraîné dans un tourbillon voluptueux, vers quelque sabbat fantastique, par un démoniaque cavalier…

Dans l’embrasure d’une fenêtre, Hermann Wogenhardt causait avec le Comte Ardessy. A travers la vitre du monocle, l’œil inquisiteur du secrétaire de l’Altesse semblait vouloir fouiller jusqu’à l’âme celui qu’il savait être l’alter ego du Prince autrichien.

— Ne trouvez-vous pas que Son Altesse Frida, insinua-t-il, possède en la personne de Mlle de Targes, une dame d’atours exceptionnellement jolie ?

— Je suis de votre avis, répondit l’autre avec tranquillité…

— Vous qui êtes « très parisien », continuait Wogenhardt, vous devez lire beaucoup de romans français.

— Pourquoi cette question ?

— Afin de vous en poser une seconde. Connaissez-vous Jacques Provence ?

— Très bien. J’ai dîné souvent avec lui (il allait lâcher : « … et avec le Prince, chez Lina Oligado. » Il se retint)… il y a quelques années. C’est un esprit charmant.

— J’ai eu, moi aussi, l’avantage de déjeuner chez lui. Une amie délicieuse, que je possède là-bas, m’y avait entraîné. Quel esprit curieux !

— Et quel dépravé, hein ?… C’est Sodome et Gomorrhe, à lui seul, que cet homme-là !

Le visage d’Ardessy était changé. Son masque froid, aux traits réguliers et fins, aux rares cheveux blonds, s’illuminait soudain, faisant remonter à ses narines l’odeur du scandale, chère au flair de tout homme de joie. Wogenhardt l’examinait avec attention.

— Eh bien, Mlle de Targes est sa nièce.

— Fichtre ! Si elle tient de lui !…

— Elle paraît inattaquable, rectifiait hypocritement le secrétaire. Mais résistera-t-elle à l’assaut ?

— Lequel ?

— Celui du prince. Voyez-le. Il n’est occupé que d’elle ! Voilà un homme qui ne changera jamais.

— Croyez-vous ? répondait l’attaché autrichien avec une négligence affectée. Les résolutions du prince Hugo sont prises et bien prises. Il peut avoir une passade, un caprice, un « béguin », comme on dit là-bas, mais il y en a pour vingt-quatre heures ! Après, il n’y songera plus.

— Vingt-quatre heures, murmurait Wogenhardt, comme avec une lourde mélancolie, il n’en faut pas davantage pour faner une fleur, même quand elle est de France.

— Et surtout de Provence ! concluait méchamment le comte Ardessy.

Le docteur Oberstag, médecin du Palais, étant survenu, ils parlèrent aussitôt d’autre chose.

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