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Sous le fouet : $b mœurs d'Outre-Rhin

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Palais de Felsburg, 18 novembre 1913.

Quelles idées te mets-tu en tête, ma grande ? Je suis très heureuse. Son Altesse est charmante pour moi et chacun s’ingénie à m’être agréable. La consigne a été donnée. On obéit. Les trois dames d’honneur de l’Archiduchesse ne m’ont point réservé trop mauvais accueil… Figure-toi deux vieilles personnes, très fortes, aux solides épaules carrées avec, — sur une coiffure à cinq étages, — un sacré petit coquin de huit, tressé en faux cheveux, qui est infiniment réjouissant à voir. Ajoutes-y des yeux de faïence bleue et d’extraordinaires mandibules, perpétuellement agitées, voilà pour Frau von Windstrüb et la Comtesse Schwantzer.

La troisième est, sans âge, une austère vertu d’un blond verdâtre, Mina de Gohenlirch, dont la voix grince comme celle d’une corde à puits et qui, si maigre, si étonnamment maigre, à croire que veilles et jeûnes l’ont desséchée pour l’éternité, mange de la façon la plus effroyable qui soit. Un gouffre : Fraülein Tantale !

Ces trois grâces : Aglaé, Thalie et Euphrosine, ne comprennent pas le plus petit mot de français, que peu de personnes parlent à Felsburg, si toutefois j’excepte son Altesse, le Grand Chancelier von Welschmann et messire Wogenhardt, que tu as aperçu chez Mme Fossier d’Ambleuze.

Je possède, en ce palais qui ressemble à quelque monstrueux château-fort du moyen âge avec donjon, tours, tourelles, mâchicoulis, créneaux, meurtrières et poternes, — un château-fort ayant, à l’intérieur, l’électricité et le téléphone, — un très curieux appartement au second étage d’une tour d’angle. Écoute, ô Moune, et sois ravie !

Ma chambre est tendue de soie groseille et de velours vert (dernier style « münichois »). Mon salon, — car j’ai un salon ! — est blanc et or ; il n’y manque plus que des comptoirs, on se croirait dans une pâtisserie ! Mon cabinet de toilette est vert-Nil, avec une frise mosaïquée sur quoi des canards s’envolent dans un ciel où l’orange le dispute à la framboise en un tournoi de couleurs disparates à hurler. Ajouterai-je que la baignoire est, à l’extérieur, incrustée de coquillages ? Tel est l’aquarium dont ta tendre nièce est la chaste naïade.

Mes fonctions de dame d’honneur sont inexistantes. Veux-tu le compte rendu de la pièce avec la photographie des artistes ? Demandez le programme !… Voilà :

Le matin, à 9 h. 1/2, après avoir entendu l’office divin, son Altesse me reçoit pendant qu’elle prend « quelques forces », savoir : une vingtaine de tartines de beurre et de confitures, trempées dans un immense bol de vermeil débordant de café au lait. Là-dessus, quelques cigarettes russes et deux petits verres de kummel. Je lis, pendant une heure environ, les articles politiques des journaux allemands, anglais et français, tandis que le secrétaire Wogenhardt prend des notes.

La lectrice se retire et son Altesse conférencie avec le grand chancelier et son secrétaire jusqu’à midi.

A midi et demi, après une lugubre allocution prononcée par le ministre du culte, déjeuner dans la salle des gardes. Il n’y a pas moins de quatorze à quinze plats à ingurgiter à chaque repas. Et quelle cuisine, ma Moune ! De quoi contracter une gastralgie jusqu’à la fin de ses jours ! Le maître-queux du palais mériterait, pour le moins, d’être interné à Charenton. Il a inventé des recettes qui ravissent la patronne, notamment un certain plat (dont elle raffole) et où il entre — tiens-toi bien ! — du confit d’oie, des anchois, des olives et de la gelée de rhubarbe ! — Bouac !…

Après l’ingestion, promenade en auto dans les alentours. De cinq à six heures, on goûte : chocolat, confitures, café au lait (toujours !) et autres delikatessen de marque. Pendant cent vingt minutes, repos !…

On s’habille pour le dîner qui a lieu à huit heures. Les hommes sont en uniforme ou en smoking. Les femmes en toilette d’apparat. N’ayant emporté que trois robes du soir, je suis allée en commander deux autres chez le plus grand couturier de Felsburg, un nommé Adolf qui, sur les vitres de son magasin, s’intitule pompeusement :

Fournisseur de la Cour, couturier de la rue de la Paix, à Paris.

Et ce, en capitales dorées, hautes de cinquante centimètres !

L’élégance des toilettes peut aller de pair avec le raffinement de la cuisine. Si tu voyais cette Cour, Moumoune ! un vrai jeu de massacre !

Après dîner, musique : — Wagner, Chopin, Mozart, Haydn, Mendelssohn.

Je reconnais que son Altesse est une musicienne remarquablement douée. Nous jouons souvent à quatre mains. Tout d’un coup : — « Halte ! — Ne bougeons plus ! » L’engloutisseuse de café au lait commande en français :

— « Silence ! Mat’mzelle de Targes va faire le lectoure. »

Sur ce, tout le monde écoute, bâille et, n’y comprenant goutte, s’endort avec béatitude.

Le « lectoure », ô Marie-Antoinette ! c’est Corneille, Racine, Bossuet, Mme de Sévigné et quelques poètes modernes.

Son Altesse, qui parle si cocassement notre langue, éprouve, de temps à autre, l’impérieux besoin d’émettre son opinion sur nos grands contemporains. Elle m’a déclaré hier :

«  — Votre plous grande poète, mat’mzelle de Targes, est Roustande. »

Roustande ?? ? (Je ne comprenais pas.)

«  — Ia… Ia… Vous savez bien, Edmundo ?… Edmundo Roustande, cel’ qui a écrit ce pièce-volailles : Chantaclair. Il est grande poète, mais… (d’un air supérieur) il vaut pas notré « Gueuté !… »

Ah ! ce Gœthe ! Ce Gœthe et ce Wagner, ce qu’on m’en rebat les oreilles ! Je les subis jusqu’à l’écœurement, jusqu’à la nausée !…

Après le « lectoure », précipitamment, tout le monde se réveille. Si tu voyais leurs têtes !… Les voyageurs d’un paquebot qu’on flanque en bas de leur lit en criant : « Sauve qui peut ! » n’auraient pas l’air plus effaré !… On joue par petites tables aux échecs, au loto (!) au bridge, surtout au bridge, et la passion du jeu anime, peu à peu, ces visages alourdis par une nourriture compliquée. Son Altesse est une joueuse enragée. Quand elle gagne, elle se montre généreuse et distribue, dès le lendemain, des petits cadeaux, touchants et ridicules, à tout le monde. Quand elle perd, fulminante, elle injurie ses partenaires, les dents serrées, les yeux mauvais.

Je ne participe à aucun jeu. Je regarde. Vers minuit, on apporte des sirops glacés, des gâteaux et, naturellement, du café au lait !! !… Tout le monde se jette là-dessus avec voracité… Encore manger !… Toujours manger !… Quelle préoccupation constante pour ces ventres aux abois ! Quand vous n’ingérez pas comme eux, on vous tient pour malade, on vous regarde avec inquiétude…

Un peu après ces beuveries, chacun regagne son logis. Alors, Son Altesse demeure seule avec Von Welschmann, Wogenhardt et Euphrosine, Mina de Gohenlirch. Le Protocole veut que cette grâce antique, solennelle et décharnée, assiste au coucher de Son Altesse. Grand bien lui fasse ! C’est une faveur dont je ne saurais me montrer envieuse.

Non sans satisfaction, je regagne ma tour d’angle. J’embrasse le portrait de la Moune, je souris au majestueux profil de Jacques Provence, travesti en fabuleux Rajah — photo qu’il m’a donnée avant mon départ — et, sagement, je glisse dans les bras d’un amant très convenable, le seigneur Morphée…

Je dors peu, mais bien. Le matin, de bonne heure, j’ouvre mes fenêtres afin d’admirer le paysage. Il n’est pas dénué de beauté. Au fond, une haute forêt de sombres sapins ; à gauche, perdue dans un lointain brumeux, la ville de Felsburg couronnée par le dôme doré de sa cathédrale ; à droite, une autre forêt plus proche, plus claire et, à mes pieds, l’abîme glauque et profond d’un torrent qui bouillonne près des fossés du Palais. Bref, un beau décor d’opéra.

Du Mont-Boron, j’ai reçu, moi aussi, des nouvelles du susdit Rajah. Il m’a dit n’être pas très bien portant, en m’envoyant son dernier livre L’Évangile de la Volupté. C’est effarant, mais il y a des passages qui sont très, très beaux. Moi, je lui trouve beaucoup de talent, tu sais ?…

Te rappelles-tu les réserves qu’il a formulées lorsque je lui ai dit avoir accepté la situation offerte si spontanément par Mme d’Ambleuze ? Après m’avoir presque jetée à la tête de cette évaporée, il a paru mécontent de cette réussite :

— Est-ce qu’on s’emballe comme ça ? On réfléchit ! Tu aurais pu me consulter ! etc…

Il n’aime pas Son Altesse. Tu sais comme il est influençable. Un potin a raison de lui. Un ami a dû lui faire quelques ragots sur elle. Moi, jusqu’à ce jour, je n’en puis dire que du bien.

Je travaille. Je sens qu’ici je finirai tranquillement mon recueil de poèmes. Rien ne presse. Qui sait, quand il sera édité, grâce à l’appui de l’oncle, ce sera peut-être la gloire ?…

J’embrasse ma grande de tout mon cœur.

Sa

Françoise.

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