Sous le fouet : $b mœurs d'Outre-Rhin
II
« Mon frère Jacques. »
C’était rue Desbordes-Valmore, chez Jacques Provence, la fin du déjeuner. On venait de quitter la vaste salle à manger moyen-âgeuse du romancier, pour passer au fumoir où la divette Ady Marfeuil, promue, pour quelques instants, à la dignité de maîtresse de maison, servait le café aux invités, avec sa grâce un peu inquiétante d’androgyne montmartoise : cheveux courts, « chemisier » orné de perles et jupe-culotte révélant d’impeccables jambes gaînées de soie.
— « Les plus jolies pincettes de Paris ! » avait déclaré Jacques Provence.
L’hôte de céans, affalé sur un divan bas, lançait indolemment au plafond les nuages parfumés d’une cigarette égyptienne. Les cheveux, d’un roux ostensiblement factice, ramenés « à l’enfant » sur un front bas ; d’anciens beaux yeux, glauques, soulignés de crayon, capotés de poches avivées de fard se perdant dans les bajoues d’une courte barbe, de teinte aussi violente que la coiffure, prêtaient au dernier descendant des Targes et Falède une physionomie barbare, un peu byzantine, où, seuls, étaient demeurés intacts le nez fin et la bouche fièrement arquée.
Nul ne semblait se souvenir d’un titre dont il ne tirait aucune vanité. On ne sait d’ailleurs pourquoi il avait renoncé à le porter. Un jour, par fantaisie, et aussi par amour du pays où son adolescence s’était épanouie, où la fortune lui avait souri, il avait signé l’un de ses tout premiers articles du pseudonyme de Provence. Avec le succès, le nom lui était resté. Il y tenait, comme à une sorte de fétiche.
A vingt-cinq ans, lorsque son frère Lucien épousait Mlle de Mertilles, il était déjà lancé et bien lancé.
Pas plus que Marie-Antoinette Corbier, mais pour des raisons toutes différentes, il n’assista au mariage du cadet. Le nom qu’il avait adopté, semblant renoncer à celui des Targes-Falède, et le genre d’existence qu’il menait, avaient creusé un abîme entre les jeunes gens. Plus tard, en termes secs, l’aînée l’avertissait de la mort d’un frère, à demi-oublié déjà, en même temps que de la naissance, pour lui indifférente, d’une nièce s’appelant Françoise.
Sans que Jacques se préoccupât autrement de la famille qui lui restait, dix années glissèrent. Lors de sa première communion, Françoise, exprimant un désir d’enfant gâtée, voulut informer elle-même l’oncle qu’elle avait à Paris d’un événement qu’elle jugeait considérable. « L’homme célèbre » crut devoir répondre par un cadeau. Depuis, avec ponctualité, en dépit de l’irritation un peu jalouse de Moune, Françoise faisait avec le romancier l’échange de courtoises banalités.
Pour Provence, insouciant égoïste, mieux encore que pour tout autre, la vie, cette terrible vie, avait rentré ses griffes, se montrant immuablement bonne fille. Jamais, dans un inutile effort, la main de Jacques ne s’était tendue vers tous les fruits, même défendus, que son capricieux désir avait caressés. Riche, notoire, un peu las, sans avoir été la proie d’un véritable chagrin, un seul désespoir le tenaillait maintenant : Vieillir !…
Le lent supplice des teintures, l’énervement des massages électriques, la souffrance aiguë de l’épilation, le vol organisé autour de lui par une poignée de charlatans, abusant de sa puérile crédulité, les chantages louches dont il était le complaisant objet, tout cela, il le subissait docilement afin de conserver l’illusion d’une beauté, à tout jamais disparue, sombrée plutôt dans les pires débauches. En dépit de son masque flétri, strié de couperoses, de ses chairs molles, il voulait, comme le chante Thaïs, être encore et toujours « éternellement » le beau Provence, celui qui, peu après la parution du livre de Loti, Mon frère Yves, avait mérité le surnom nettement équivoque, pour les gens trop bien renseignés, de Mon frère Jacques…
Il lui avait alors été donné de passer, à Marseille, pour le héros assez singulier d’un scandale ayant pris fin par des coups de revolver échangés entre nervis et marins en bordée… Des arrestations avaient eu lieu. La presse s’était emparée de l’affaire. Sa réputation fâcheuse partait de là.
Loin de lui nuire dans l’esprit du public, ses livres bénéficièrent de l’indulgence extrême qu’on témoignait à leur auteur. Les ans n’avaient point atténué le privilège d’un tel engouement. De temps à autre, la chronique, avec une curiosité toujours aussi vive, s’emparait des moindres événements de sa vie privée.
Récemment, encore, n’avait-on pas annoncé qu’il devait épouser Liane de Parme, courtisane fameuse ? A vrai dire, il ne vivait avec celle-ci que sur un pied de camaraderie libertine. Cette union singulière avait, tout de suite, déchaîné les rosseries. Aurélien Branteyl, peintre de l’une et ami de l’autre, déclara que c’était là le mariage « de la Carne et du Lapin »… Liane, enivrée de réclame, se montrait ravie de cette publicité nouvelle obtenue sans qu’elle eût eu, pour cette fois, recours à des moyens éventés : empoisonnement au laudanum ou disparition d’un rang de perles. Elle avait usé, sans discrétion, de tels procédés. Les journaux ne parlaient plus que de cette union ultra-parisienne. Oh ! combien !…
Soudain, tout craqua. Les fiançailles rompues, — pour quel motif ?… — Liane s’enfuyait en Écosse, et Provence en Italie. Ils étaient devenus, sans qu’on en ait jamais su exactement la cause, deux ennemis acharnés. Revenue en France, une année plus tard, la Belle des Belles eut, pour juger son ex-favori, un mot cruel.
A quelqu’un, lui parlant d’une pièce en vers que Provence avait récemment fait jouer à l’« Odéon » et qui, malgré ses incontestables qualités et une interprétation de premier ordre, n’avait été qu’un four noir, elle déclara :
— Il est fini. Ce n’est plus un poète, ce n’est même plus un homme !…
Et, décochant la flèche du Parthe, elle ajoutait :
— Il n’écrira plus désormais que des cochonneries. Vraiment, il peut se vanter d’être le nouvel… Art éteint !…
La méchanceté du propos était revenue à Provence qui, pour s’en venger, écrivit L’École des Grues, où il traitait Liane de la pire façon. Ses tares physiques et ses petites faiblesses ne s’y trouvaient pas ménagées. Il avait, à son tour, mis les rieurs de son côté, car le livre obtenait un succès considérable.
Se jugeant offensée, elle lui déléguait son cavalier servant, lord Eddy Talmour, pilier réputé des salles d’armes, et l’affaire se terminait sur le terrain. Talmour n’y gagnait qu’un bon coup d’épée et Provence une réputation de bravoure insoupçonnée jusque-là.
Comme le peintre Aurélien Branteyl, qui avait servi de témoin à Provence, narrait les péripéties du duel devant Charcenol[1], qui ne manquait pas d’esprit et dont les mots faisaient parfois fortune au boulevard, l’artiste croyait devoir terminer l’éloge de son client par un :
[1] Voir Notre-Dame de Lesbos.
— Hein ? Croyez-vous ? Ce Provence !… Qui eût dit cela de lui ?… Il a tout de même des …….. au …!
L’impassible Charcenol, vissant son monocle et hochant la tête, avait répondu, mi-figue, mi-raisin :
— Sans doute, mais… ce ne sont pas toujours les mêmes…
Décrié, détesté, craint et, conséquemment admis partout, idole incontestée de la vie parisienne, tel était, malgré ses tares, ou à cause d’elles, Jacques-Olivier de Targes.
Cet après-midi-là, alourdi par la cinquantaine menaçante, ce gros homme, qui avait connu jadis le triomphant orgueil d’être aimé pour sa seule beauté, se souciait fort peu, noyé de béatitude et dégustant son verre de fine dans le brouhaha des conversations, de posséder encore, sur quelque point du globe, une Françoise qui fût sa nièce.
Il avait là, autour de lui, outre Ady Marfeuil, qui se targuait d’avoir été — une fois n’est pas coutume — sa maîtresse délirante… pendant cinq minutes ! la danseuse Tjouharine, aux longs yeux asiatiques, étoile des ballets russes ; la marquise d’Autreman qui, — par hasard, — se trouvait toujours dans le sillage d’Ady Marfeuil, et l’éclectique baronne Fossier d’Ambleuze, vieux squelette paré comme une fée et peint à ravir un impressionniste. La baronne était dame patronnesse de diverses œuvres importantes et femme de lettres, par surcroît, lorsque ses essayages et ses rendez-vous, où la diplomatie tenait une aussi grande place que la galanterie, lui en laissaient le loisir.
Du côté mâle : Aurélien Branteyl, le comédien Lucien Grégeois, que Don Juan venait de mettre en lumière pour ses débuts à la « Comédie-Française », et M. Hermann Wogenhardt, dont la rogue attitude, le torse cambré, l’accent tudesque et le rire épais trahissaient la détestable origine.
Aussi l’ahurissement de « Frère Jacques » fut-il indicible lorsqu’Alexis, son vieux valet de chambre, vint, au milieu des éclats de rire qui venaient de saluer le récit faisandé du plus récent potin narré par Branteyl, lui présenter un bristol où figurait un nom auquel il s’attendait peu.
— Françoise de Targes !… murmura-t-il, abasourdi.
— T’as l’air épaté, Frère Jacques ! constatait Marfeuil. Qu’est-ce qui t’arrive ?…
— La police des mœurs vient te coffrer ? s’informait suavement Branteyl.
Jacques Provence, soulevé parmi ses coussins, demandait au domestique :
— Où avez-vous fait entrer cette personne ?
— Dans le petit salon chinois.
— Bien. Et… dites-moi, Alexis ? Comment… Hum !… Comment est-elle ?…
— Oh ! Monsieur !… Très bien !
Et le valet avait une mimique enthousiaste terminée par un baiser sur le bout des doigts :
— Et des yeux, Monsieur !… Un sourire !…
Il y eut une rumeur :
— Voyez-vous ça !…
— Ah ! le gros vicieux !…
— M’as-tu vu dans Sardanapale ?…
Le chœur féminin s’en donnait à cœur-joie. Branteyl clama :
— Depuis quand Monsieur se fait-il livrer à domicile ?…
Alors, Provence, avec un grand sérieux :
— Ne blaguez pas ! Je suis assez embêté… C’est ma nièce !
Des rires fusèrent. Mme d’Ambleuze gloussa :
— Mais vous êtes un petit cachottier, Maître !… Jamais vous ne nous aviez parlé d’elle !
— C’est par coquetterie, assurait Mme d’Autreman qui, profitant du tumulte, s’était glissée tout contre sa chère Ady, son bras vigoureux emprisonnant la taille de l’androgyne.
— Oncle Jacques ! s’étouffait celle-ci, riant aux larmes, tu vas pouvoir donner un bal blanc !
Grégeois, qui avait des lettres ou, tout au moins de la mémoire, déclama :
Les robes courtes des nièces font les jeunesses longues…
— … des tantes !…
L’incorrigible Branteyl avait coupé la citation.
Assise sur le tapis, Tjouharine, battait des mains à la manière orientale, tandis que Grégeois, afin de mieux montrer ses dents, se pâmait d’aise.
Plus posée, et fignolant, par habitude, la distinction de ses manières, même dans les milieux les plus désordonnés où elle avait accoutumé de fréquenter, Mme Fossier d’Ambleuze, irrespectueusement surnommée par ses intimes : « La mère Fessier » et à qui Provence, en raison de sa jeunesse plus que persistante avait décoché le doux sobriquet de Momie-Pinson, tint à donner une preuve de tact :
— Nous allons vous laisser en famille.
Froid et correct, comme étonné du charivari créé autour d’une simple carte de visite, Hermann Wogenhardt imita le mouvement de départ esquissé par la Baronne.
— Restez ! insistait Provence, contrarié. Je vais recevoir cette petite fille. Je ne vous demande que quelques minutes.
Et il gagnait rapidement l’entresol où Félix avait fait pénétrer Françoise.
— Filons ! conseillait la marquise, talonnée par l’espoir de se retrouver le plus tôt possible seule avec Ady Marfeuil.
— Laissons-le à ses épanchements… nobiliaires, opinait Grégeois.
Ce fut la retraite. Tous s’envolèrent et il ne resta bientôt plus, au fumoir, figés dans la correction de leur attitude, que Mme d’Ambleuze et son sigisbée allemand.
Par habitude, elle minauda :
— Nous voulions partir les premiers et c’est nous qui restons ! C’est très parisien ! Ne croyez-vous pas aussi, cher ami, que le maître eût pu se froisser d’une si totale désertion ? Je ne suis pas fâchée, d’ailleurs, de bavarder librement avec vous sans témoins.
Et, changeant de ton :
— Quand son Altesse arrive-t-elle ? Il faudrait que je fusse très exactement informée afin d’adresser une note aux journaux !…
Dans l’idiome de Gœthe, ils continuèrent de chuchoter.
Pendant ce temps, Françoise, très à l’aise, bavardait avec son oncle, comme si elle l’avait toujours connu. Librement, elle lui narrait la mésaventure financière de Marie-Antoinette et les démarches que cette dernière tentait, probablement en pure perte. Plus positive, elle était venue demander aide, conseil et protection à son tuteur naturel qu’elle dévisageait avec autant de sympathie amusée que de curiosité. Il lui produisait l’effet d’un comédien grimé, vu en plein jour… Lui, déjà remis de sa surprise, la regardait avec attention.
— Sais-tu… permets-moi de te tutoyer, petite… que tu es tout à fait jolie ? Que je te regarde encore !… Oui, oui, le vivant portrait de ton père.
— Moune me l’a dit aussi bien souvent.
— Moune ?…
— Mais oui, Moune, Mounette, Moumounette et Moumoune, c’est ma tante. Auriez-vous, par hasard, oublié que votre frère était aussi le sien ?
— Et comment se porte mon auguste sœur ?
— Si vous lui posiez vous-même la question, elle vous répondrait, mon oncle, comme Mme Jourdain : « Sur mes deux jambes. »
— Ce qui équivaut à me prévenir que la Révérende Cordier ne m’a toujours point en odeur de sainteté.
— Oui et non.
Et, avec un visible souci de détourner la conversation d’un aussi périlleux sujet, Françoise, d’un ton câlin, insinuait :
— Alors, mon oncle, vous allez me caser ?
— On verra. Je vais parler de toi dans mon entourage. C’est très délicat…
— Je puis être une excellente secrétaire.
— Hum ! Tu es trop jolie, tu subirais des… effractions.
— Oh ! mon oncle !…
Elle avait rougi. Lui s’amusait décidément beaucoup. Cette gamine lui plaisait. Ils bavardaient depuis plus d’une demi-heure lorsque, soudain, il eut un cri :
— Et mes invités !…
Elle se levait :
— Vous aviez du monde ? Je me sauve.
— Attends.
Il sonnait. L’œil émerillonné, Félix parut.
— Ces dames sont-elles encore là ?
— Oh ! non, Monsieur. Tout le monde est parti à l’exception de Mme d’Ambleuze et du monsieur qui l’accompagne.
Provence réfléchissait. Malgré le relâchement de ses mœurs, il eût été choqué, tout de même, de mettre cette grande jeune fille, éclatante et pure, en contact avec le couple Marfeuil-d’Autreman, avec la bestiale Tjouharine, l’équivoque Grégeois et le dangereux Branteyl. Décidément, ceux-là avaient bien fait de partir ! Avec Mme d’Ambleuze, reçue partout, la chose lui paraissait beaucoup plus aisée.
— Au fait, murmura-t-il, c’est peut-être elle qui trouvera ce qu’il te faut. Elle est si répandue !…
La baronne Fossier parut s’évanouir d’extase, lorsque Provence lui présenta Françoise. Tout de suite, elle s’improvisait chaperon.
— Souffrez, mignonne, gazouilla-t-elle, que je vous présente un admirateur passionné de la France, sinon un ami : M. Hermann Wogenhardt, secrétaire particulier de son Altesse Royale l’Archiduchesse Frida de Marxenstein-Felsburg.
L’homme s’inclinait très bas devant la nièce du « Grand Maître ». Quand il releva la tête, la jeune fille aperçut, dans une large face jambonnée, deux yeux faux qui clignotaient, encadrés de courts favoris roussâtres. La bouche épaisse, où les mots français trouvaient un passage difficile, articula lourdement quelques phrases complimenteuses.
La baronne s’agitait, arrachant à Françoise la promesse de venir prendre le thé chez elle, dès le lendemain. Mais quand elle apprit l’existence de Mlle Corbier, comme elle se montrait, en toute occasion, respectueuse du protocole, elle proposa d’aller la saluer au « Continental ».
— Vous serez là, sans doute, cher Maître ?…
Et le cher Maître n’osa pas dire non.