Sous le fouet : $b mœurs d'Outre-Rhin
VI
L’envers du Décor.
Devant l’étrange cadeau, la stupeur paralysait Françoise. On n’avait pu pénétrer chez elle qu’avec la complicité de Marina, cette adolescente, sèche et brune, aux yeux de braise, à la peau cuivrée qui, de race italienne, était, parmi l’obséquieuse valetaille encombrant le palais, la seule qu’on pût regarder sans déplaisir.
Mlle de Targes avait été charmée tout d’abord de trouver auprès d’elle cette figure originale, à la grâce sauvage. Ayant pris quelques croquis de la fillette pour son album, elle avait apprivoisé la servante, la gagnant par de menus cadeaux et, surtout, par la douceur. Quand la Triestine se fut assez gravement brûlée, avec la bonté coutumière qu’elle avait héritée de Moune Corbier, mais une bonté souriante, tempérée par la grâce, Françoise tint à soigner et à panser elle-même la sauvageonne. Le dévouement de Marina lui était depuis acquis, un dévouement de chien fidèle, grondant au seuil…
— Ah ! Signorina, lui avait, à maintes reprises, confié la camériste, vous êtes si différente des autres ! Que ne ferais-je pour vous ?… Si vous partiez du Palais, je me sauverais. Les autres, quand elles ont bu et goinfré, sont méchantes, de vraies bêtes fauves !… Si vous saviez !… D’abord, je les déteste pour toutes les misères qu’elles m’ont infligées et parce que leur race a vaincu la mienne, parce que Trente et Trieste gémissent dans les fers ! Mais il y en a une que j’exècre, c’est Fraülein Mina. Ah ! celle-là !…
Secouant farouchement sa tête aux boucles noires, elle parlait avec une furia bien italienne.
Mlle de Targes s’était divertie des révélations piquantes que Marina lui avait faites au sujet de certaines habitudes insoupçonnées d’elle, et qui, peu à peu, transformaient cette vertueuse et royale demeure en un cloaque de hideurs, de lèpres et de vices.
L’Archiduchesse se piquait à la morphine et prenait chaque soir, mélangée au kummel traditionnel, une forte dose d’éther. Ce petit mélange, sous couleur de calmer ses nerfs… A en croire Marina, cette Archiduchesse aux lèvres minces, à l’attitude glaciale, n’était qu’un monstre de cruauté. L’anecdote du cheval aux yeux crevés n’était qu’une peccadille. Elle martyrisait non seulement les bêtes, mais les gens. Pour le moindre délit, elle faisait infliger la schlague à la domesticité. Marina, pour sa part, en savait quelque chose.
Un peu avant l’arrivée de Françoise, ne s’était-elle pas avisée, avec la gaminerie de son âge, de tirer la langue dans le dos de la funéraire Mina de Gohenlirch, qui divaguait sous l’empire de la cocaïne, dont elle était enragée priseuse ? Le jeu d’une glace avait trahi l’enfant.
Les suites avaient été terribles.
Mandé sur-le-champ par Wogenhardt, le valet de chambre de ce dernier, Frédéric, un athlétique poméranien, s’était emparé d’elle, l’avait traînée dans l’un des cachots souterrains, et là, dans une salle basse, toute garnie de fouets de diverses grandeurs, une salle où une sellette attendait qu’on ligotât le patient, elle avait été dévêtue jusqu’à la ceinture et impitoyablement fustigée. Trois mois, elle avait conservé sur ses jeunes seins, fleurs à peine écloses, les traces de cette magistrale correction.
Le pire était qu’après avoir poussé des cris de douleur qui n’avaient aucunement ému son bourreau, lorsque le supplice eut pris fin, la pauvrette, sommée de se rhabiller, s’était empêtrée si maladroitement, remuée de sanglots, dans la chemise qu’elle tentait de revêtir, qu’un éclat de rire féminin crépitait derrière un rideau, dans un coin de la sombre salle. Une maigre main s’insinuait, en soulevant les plis, et Mina de Gohenlirch, secouée d’un rictus de démente, montrait sa tête macabre aux narines entamées…
— La prochaine fois, avait-elle dit en la menaçant de son doigt décharné, ce seront tes vilaines petites fesses, tes petites fesses noiraudes qui seront de la fête. Tu peux toujours apprêter ton …!
Un autre éclat de rire saluait la grossièreté de cette menace et, derrière la cocaïnomane, Marina, dans la demi-obscurité, avait bien cru reconnaître la silhouette anguleuse de l’Archiduchesse.
— Vous êtes folle, ma fille ! avait répliqué Françoise en écoutant ce récit digne d’un roman de Ratcliff revu par Zola. Que l’on vous ait fouettée, cela déjà passe l’imagination, mais que Son Altesse ait, en outre, assisté à cet odieux châtiment, je ne puis y croire !
— Sur la Madone que je vénère, Signorina ! jurait la fillette, très exaltée, je dis la vérité !
Et elle avait encore narré d’autres horreurs, cherchant par une sorte de pudeur instinctive à en atténuer certains termes, craignant de choquer la Signorina qui paraissait si difficile à convaincre…
D’autres valets avaient été fouettés, sans oser porter plainte. A qui auraient-ils pu adresser leurs doléances ? Qui les eût crus ? Le plus sûr n’était-il pas de s’accommoder du régime ? Ils étaient, somme toute, grassement payés, bien nourris. Cela seul importait. Quant au reste, on parvenait à s’en tirer par la délation. Chacun, n’étant pas sûr du voisin, filait doux ; aussi les châtiments devenaient-ils plus rares. Mais il y en avait eu d’exceptionnels…
Pour une émeraude, montée en bague, que Frau von Windstrüb, prétendait avoir été volée par sa femme de chambre, Caroline Hurst, celle-ci avait été conduite au cachot. Comme elle persistait dans ses dénégations, Frédéric, à la poigne de qui on avait toujours recours en pareilles circonstances, la frappa avec des lanières garnies de clous, puis la contraignit ensuite à prendre un bain de siège vinaigré. La malheureuse s’était évanouie.
Mais il arriva que le docteur Oberstag, qui avait une prédilection particulière et secrète pour la fille Hurst, trouva qu’on avait dépassé la mesure. D’autant plus que la Hurst était grosse… de ses œuvres ! L’Oberstag était discret, la fille adroite. Nul ne s’en était encore aperçu. Évidemment, si l’on avait soupçonné la sollicitude du docteur, on eût laissé sa complice tranquille.
Puis, Frau Windstrüb ayant fréquemment été ramassée ivre-morte, dans sa chambre, devait-on la croire sur parole ?… Or, l’énorme Schwantzer, qui volait dans les magasins de Felsburg, comme elle chipait dans tous les appartements où, sournoisement, elle réussissait à s’introduire, avouait alors avoir, par pure plaisanterie, caché le bijou de son amie…
Caroline Hurst avorta peu après.
Le Dr Oberstag ayant exigé des réparations, sa « protégée » fut promue à la direction de la lingerie, — contiguë au service médical — et elle toucha, pour cette… erreur, une indemnité de plusieurs milliers de marks.
Dans ce genre d’intimité scandaleuse entre maîtres et domestiques, il y avait eu pis encore…
Le Chancelier von Welschmann, ce pacifique à l’allure bonasse, au placide sourire, avait, dans une crise de colère furieuse, étranglé de ses mains son jeune valet de chambre, un pauvre diable dont le seul tort avait été de répondre aux avances de la fille Hurst, deux fois nommée en cet étrange palmarès.
Welschmann, très exigeant, ne pouvait se passer de la présence de Hans Kleider. Frais et rose comme une fille, sa jeunesse exerçait la plus heureuse influence sur l’humeur du chancelier. Cette influence-là allait très loin…
Welschmann, qui, à ce qu’il prétendait, était atteint d’une incurable insomnie, avait fait dresser un lit pour le fidèle valet, dans sa propre chambre !
La poule était Caroline Hurst. Un peu lasse des hommages de la science, elle avait tiqué sur la jeunesse râblée du gars et comme, la nuit, ils n’étaient point libres, tous deux mettaient à profit les loisirs de la journée.
Welschmann, rentrant à l’improviste, avait surpris les ébats du couple, sur son propre lit !…
Laissant les deux hommes aux prises, Caroline Hurst, courageusement, s’était enfuie…
Que s’était-il passé, ensuite ?…
Nul n’avait revu Hans Kleider.
De nuit, son corps avait été basculé par une fenêtre dans les eaux bouillonnantes du torrent.
Interrogée, la lingère avait hardiment nié l’aventure, invoquant un alibi que, dans son amoureuse faiblesse, Oberstag — qui haïssait le Chancelier — couvrit de son autorité. Depuis, les deux hommes ne s’adressaient plus la parole. Lequel d’entre eux avait le plus de cadavres sur la conscience ?…
— Et Wogenhardt ? avait demandé Françoise, se souvenant de sa première visite à Provence.
Selon Marina, Hermann Wogenhardt était un espion modèle, écoutant aux portes, rédigeant sur tout des rapports secrets, qu’il remettait directement à Son Altesse, sans même passer par l’intermédiaire de Welschmann, et il ne partait guère de lettres qui ne fussent, au préalable, décachetées. Celles qui arrivaient étaient, en général, soumises à la même censure.
Et Françoise n’avait pu s’empêcher de frémir. Si on avait pris connaissance des épîtres qu’elle avait jusqu’ici adressées à Mlle Corbier et de celles qu’on lui répondait !… Elle s’était promis d’être, à l’avenir, plus circonspecte, en recommandant à sa famille une discrétion que la prudence rendait élémentaire.
Tous ces terrifiants bavardages avaient plus amusé qu’inquiété l’esprit de Françoise. Elle jugeait ces ragots d’office considérablement grossis par l’exagération méridionale de la Triestine, mais devant ce bracelet qui lui semblait plutôt être un piège qu’un hommage, mille soupçons venaient l’assaillir, la troubler même… Il était réel que le kümmel de l’Archiduchesse empestait l’éther et que Mina de Gohenlirch avait les narines rongées. A table, elle avait remarqué avec quelle maestria la mère Windstrüb buvait ferme et il lui revenait maintenant qu’un camée ancien, cadeau de Jacques Provence, auquel elle tenait beaucoup, avait subitement disparu après une visite inopportune de la vieille Schwantzer.
La surprise du bracelet plongeait Françoise dans un abîme de méfiance. Elle réfléchit quelques instants, puis sonna.
— Qui a apporté cet objet, et à quelle heure ? interrogea-t-elle en montrant l’écrin à la rancunière Marina.
— Le Comte Ardessy, signorina.
— Le Comte Ardessy !…
Mlle de Targes ouvrait un tiroir et, d’un geste d’instinctive répulsion, y jetait le bijou. Ce que lui avait dit précédemment la bavarde italienne au sujet de cet homme la hantait à cette heure.
Le comte Ardessy !…
Habituel pourvoyeur des plus malsaines fantaisies du Baghzen-Kretzmar, il n’était pas moins criminel que Welschmann, Oberstag et consorts. Il revenait à Françoise d’avoir parfaitement entendu chuchoter, dès l’arrivée du prince, le surnom qu’on donnait à son féal confident : L’exécuteur des basses-œuvres.
Avec son insouciance coutumière, ayant surpris l’infamant propos dans la bouche du doktor Oberstag, causant avec la Schwantzer, elle avait souri à la réminiscence d’une répartie célèbre :
« Voyez-vous ces Allemands, ils se cotisent pour faire un bon mot ! »
L’exécuteur des basses œuvres !… Ce sobriquet l’emplissait d’une sourde épouvante…
Et le Prince ! Celui-là aussi, en dépit de sa générosité proverbiale, la petite Rina le considérait comme un être dangereux, ayant un culte pour la déesse Morphine.
Les deux années passées dans un cloître d’Espagne n’étaient, assurait l’intarissable rapporteuse, qu’une légende. Il était resté, plus prosaïquement, enfermé à Berlin, dans une maison de fous.
L’envers du décor !…
En valsant avec elle, Françoise reconnaissait qu’Hugo s’était montré d’une correction parfaite. Peut-être, seulement, son étreinte avait-elle été plus nerveuse qu’il n’eût fallu… La foncière honnêteté de la jeune fille y avait, cependant, soupçonné un danger. Elle s’était émue, devinant confusément son désir. Ayant accepté de bostonner un soir, elle avait décidé de ne pas se soumettre une seconde fois à un caprice offensant, dont l’Altesse pouvait prendre ombrage.
N’avait-elle pas été tentée de lui faire part de ses appréhensions ?… Si. Mais elle avait redouté le ridicule… Elle n’était pas un marmot que la seule vue du croquemitaine glaçait d’effroi. On n’eût pas manqué de railler cette Française si facilement apeurée…
Décidément, l’envers de ce royal décor d’Allemagne, sanies purulentes sous manteau de pourpre, était ignoble !…
Sévère, elle avait levé les yeux sur Marina :
— Veuillez, à l’avenir, quoi qu’on puisse vous présenter, ne plus rien recevoir sans mon ordre.
— Mais… C’est le comte, lui-même, Signorina, qui a déposé est écrin sur la table. Je n’ai rien osé dire. J’ai eu peur.
Les yeux noirs de la fille de chambre s’emplissaient de larmes. Agenouillée devant Mlle de Targes, elle avait tendu vers elle des mains que l’émotion rendait tremblantes :
— Signorina !… Il n’y a point de ma faute. Et puis, vous devez tout savoir, ne plus rien ignorer… Je ne veux pas que vous puissiez me croire coupable… Et je vais vous donner, Carissima Signorina, la preuve de ma fidélité, de mon dévouement. Mais avant, sur votre éternel salut, il faut me promettre de ne révéler à personne le secret que, parmi les domestiques du palais, je suis peut-être seule à posséder !… Si Hermann Wogenhardt venait à l’apprendre, je serais morte et mon cadavre irait rejoindre, là où je vous ai dit, celui de l’infortuné Hans, étranglé l’an dernier !…
Non sans impatience, Françoise haussait les épaules.
— Vous savez bien que je ne vous trahirai pas, dit-elle. Parlez !
La Triestine se leva, la figure chavirée, faisant signe à Françoise de la suivre.
Elles traversèrent la chambre à coucher, puis la salle de bains. Arrivées dans la penderie, où se trouvaient soigneusement rangées les robes et les malles de la lectrice, Marina, levant le bras, atteignit dans la rainure de la boiserie, un bouton qui y était dissimulé. Alors, avec une douceur feutrée, le panneau glissa, dévoilant la cage sombre et grillagée d’un ascenseur.
Muette de saisissement, Mlle de Targes regardait sans comprendre…
— Venez, faisait l’étrange enfant. Quoique vous puissiez entendre, je vous supplie de ne pas parler ! Nous serions perdues !
Et, lentement, dans un silence où Françoise ne percevait que les battements précipités de son cœur, la cage grillagée s’enfonçait dans les ténèbres…
Une légère secousse les avertit qu’elles étaient arrivées. La Triestine posa la main sur le bras de Françoise.
— On parle !… murmura-t-elle. Écoutez !…
Des voix arrivaient, distinctes, comme à travers une cloison légère.
Françoise n’eut aucune peine à reconnaître l’accent rocailleux de l’Archiduchesse. Une voix lui répondait, plus sourde, celle du Grand-Chancelier Welschmann.
Le drame de Sérajevo qui, foudroyant, venait d’éclater, faisait les frais de l’entretien.
— Hugo ne l’entend pas ainsi, répliquait Frida. Que puis-je faire ?
— L’Empereur ne peut manquer de lui donner des instructions d’ici peu, assurait le Chancelier. Il faut que le mariage soit avancé et qu’il ait lieu avant les grandes manœuvres de ce mois, ces grandes manœuvres en qui nous avons tant d’espoir. Après l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand et de la Comtesse Chotek, les événements vont se précipiter, croyez-moi, et notre Allemagne fera triompher sa cause victorieuse. Elle sera la première nation du monde. Sa Majesté Catholique et très vénérée, l’Empereur d’Autriche, se soumettra, d’ailleurs, aux ordres que lui donnera notre Empereur et Roi, Wilhelm II.
— Que sa volonté soit faite, répondit l’Altesse d’une voix où l’émotion n’était pas feinte. Vous savez, Welschmann, que nul en Europe ne croit à la possibilité d’une guerre. « Les Amitiés internationales » me renseignent fidèlement… Les rapports que je reçois d’Angleterre et de Russie sont très significatifs à cet égard. Quant à la France…
Françoise frissonna. Qu’allait-elle entendre ?… La silhouette falote et mielleuse de la Baronne Fossier, avec ses frisons roses et toute chamarrée d’ordres étrangers, passa devant ses yeux…
— La France est perdue, continuait l’Altesse. N’est-ce pas, à vrai dire, un pays pourri ?… Dès que la guerre éclatera, le peuple se soulèvera en masse. Il y aura, infailliblement, une révolution… Toutes les classes de la société refuseront de se battre. Résultat : Nous serons à Paris en quinze jours.
Mlle de Targes étouffait un cri.
— Quelles sont les intentions de votre Altesse au sujet de sa lectrice ?
— Je ne sais… Jusque-là cette fille nous est utile encore… Elle m’apprend le français ainsi qu’Hugo en a exprimé le désir. C’est une fantaisie à laquelle j’ai cru devoir céder. Après le mariage, nous aviserons.
— Votre Altesse ne craint-elle pas que cette femme soupçonne quelque fait ? Qu’elle en informe son gouvernement ? Elle est intelligente…
L’Altesse avait un petit rire sec, tranchant :
— Comme vous vous trompez ! Mais cette fleur française est réellement stupide ! Et elle écrit… trop ! Ces Françaises ont toutes la fâcheuse manie d’écrivasser. Leur célèbre Sévigné a irrémédiablement gâté les générations qui l’ont suivie. Fadaises. Prétention. Insignifiance et mauvais goût ! Je n’en veux pour exemple, puisque nous en parlons, que la prose de cette lectrice. Toutes les lettres qu’elle adresse à Paris, à une vieille folle qui est, je pense, sa parente, me passent, vous le savez, par les mains… Elle y traite notre cuisine de la belle façon !… Je ne songe même pas à lui en vouloir. Elle est assez sympathique, malgré tous ses défauts de race. Et puis, l’ingratitude et la moquerie ne sont-elles pas les caractéristiques des Français en général et des Françaises en particulier ?
— Votre Altesse sait-elle, et je lui demande humblement pardon si je puis la froisser en quelque façon, — la voix du Chancelier se faisait plus sourde encore, — que la « Blume-aus-Frankreich » a été très remarquée ?
— De qui ?…
— Du Prince.
Un court silence qui pouvait passer pour un acquiescement…
— Vous savez quelque chose, Welschmann, quelque chose de grave… Je le sens ! Vous me devez la vérité. Dites !…
La voix de l’Altesse s’était altérée. L’interlocuteur continuait :
— Monseigneur a fait acheter, ce matin même, par son ami Basile Ardessy, un bracelet de vingt-cinq mille marks chez David Strauss, l’orfèvre de Felsburg.
— Êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez ?
— Wogenhardt en a été aussitôt avisé…
— Est-ce possible ?…
Elle s’était levée, marchant à pas saccadés. Une colère naissante grondait dans ses paroles :
— Il faudra surveiller cette… aventurière de très près, n’est-ce pas ? Elle est, en vérité, plus dangereuse que je ne l’eusse cru… Quelle est sa femme de chambre ? Est-on certain d’elle ?…
— C’est la petite Triestine, châtiée pour avoir été incorrecte envers Mlle de Gohenlirch.
— Je me souviens… Il faut la faire parler.
Inconsciemment, Marina se serra contre Françoise. Ses dents claquaient…
— Wogenhardt prendra ses dispositions, répliqua le Chancelier. Et si la lectrice encourage le Prince ?
Un autre silence, troublé par un sifflement léger, celui de la respiration oppressée de l’Archiduchesse. La colère qui, depuis trop longtemps, bouillonnait en elle, éclatait, terrible, crevant en imprécations folles, en atroces menaces.
— Je chasserai cette vermine française !… Mais auparavant, sachez-le, Welschmann ! je labourerai son idiot visage de mes ongles vengeurs !… Je la ferai, cette chienne, traîner en bas, pour qu’on la fouette jusqu’au sang !… Je vomirai à sa face traîtresse les injures de mon mépris. Quant à ses yeux abominables, ses yeux dont elle se montre si fière… Il n’est pas de supplice que…
— La moindre incartade de la part de votre Altesse serait un scandale, intervint Welschmann froidement. Cette étrangère n’est pas une servante. Titrée, apparentée à un écrivain connu, elle ira se plaindre à son ambassade. Cela ne nous vaudrait, à l’heure actuelle, que des complications inutiles. Il existe des moyens plus… discrets pour se débarrasser des gens ennuyeux…
— Oberstag est habile… Qu’il me délivre de cette bête venimeuse ! Qu’on la tue !…
— Votre Altesse n’a pas réfléchi. Elle parle, certes, sous l’empire d’un juste ressentiment. Je la supplie, toutefois, de vouloir bien se calmer et je lui demande la grâce de m’entendre. Ce n’est pas à cette extrémité que je songeais… Le plus sûr serait, à mon avis, de la renvoyer sur-le-champ.
— Peut-être, avez-vous raison ? Qu’on aille la chercher ! Qu’elle comparaisse !…
D’un doigt rapide, Marina faisait jouer le ressort… Silencieusement, la cage de l’ascenseur remontait des ténèbres vers la clarté du second étage. Françoise de Targes en sortait épuisée, chancelante, livide… Elle comprenait que Marina n’avait pas menti.
Elle n’avait plus qu’une hâte, qu’un désir : fuir cette odieuse contrée, quitter cette atmosphère surchargée de mangeailles, de beuveries, de mensonges et de crimes, respirer un air libre, sans miasmes : un air, sans lequel elle ne pouvait plus vivre, celui de son pays, l’air délicieux, vivifiant et pur de la France !
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