Sous le fouet : $b mœurs d'Outre-Rhin
IV
Choses d’Allemagne et gens de France.
Quai Voltaire, 12 novembre 1913.
Ma chère petite Françoise,
Voilà sept mois que tu es partie, — sept siècles ! — et je n’arrive pas à me consoler de ton absence. Je ne peux pas, non, je ne peux pas me faire à l’idée que tu n’es plus là, toute proche. J’ai l’air d’une vieille poule abandonnée par son poussin. Je ne sors guère. Je passe mon temps à t’écrire et à ruminer dans le petit appartement meublé (très gentil, ma foi !), que j’ai loué, pas très loin des Giraud, et où je me suis fait envoyer par l’amie Vergeotte quelques bibelots de famille qui donnent un air de fête à des meubles que je ne connais pas. Je ne vois personne, ou si peu !… Monsieur mon célèbre frère m’a fait l’honneur de m’inviter à passer quelques semaines cet hiver dans sa propriété du Mont-Boron. Naturellement, j’ai refusé. Est-ce qu’il me prend pour sa Tjouharine ? Vivre avec ce mardi-gras, entouré de gens interlopes, avec sa cour de prostitués des deux sexes, jamais ! Le genre d’existence qu’il mène est une honte. Tu es une jeune fille et je me refuse à souiller ton imagination, mais ce qu’on m’a raconté sur lui depuis que je suis à Paris est l’abomination des abominations ! La mère Fessier m’a dit de lui, en l’excusant :
— Que voulez-vous, c’est un sybarite !
J’ai répondu :
— Possible, mais je ne le croyais pas encore… si bas que ça !
Et elle revient, cette trisaïeule, afin de quérir de tes nouvelles ! Je te déclare tout de suite que je ne lui rends pas ses visites. L’avenue d’Iéna est au diable. Et puis, elle m’agace, cette vieille échappée du Père-Lachaise qui joue à la pensionnaire. Il devrait y avoir des maisons de correction pour les enfants de cet âge-là !… Je lui en veux, d’ailleurs. Si je n’avais pas été assez cruche pour raconter mes histoires devant cette toquée, qui a vingt ans de plus que moi et qui s’habille comme si elle était mon arrière-petite-fille, tu serais encore là !
Dois-je te parler d’Amédée Giraud ? Oui. Bien que je devine le « non » que tu réponds en me lisant. C’est, quoi que tu aies pu dire, un garçon charmant, et d’une telle délicatesse !… Mme Giraud, chez qui je passe chaque après-midi, t’aime beaucoup, tu sais ?
— « Je comprends parfaitement à quel motif obéit Françoise, m’a-t-elle confié hier. Elle a voulu faire preuve d’un grand courage et d’une exceptionnelle dignité en gagnant sa vie. Pourtant, quand cet exil lui pèsera, rappelez-vous, chère amie, qu’elle n’aura qu’un signe à faire. Amédée a juré qu’il n’épouserait que votre nièce. »
Est-ce assez touchant ?…
Ma chère, en l’écoutant, j’ai fondu en larmes. Nous avons pleuré toutes les deux, à qui mieux mieux. La bonne maman Giraud m’a raconté ensuite que son fils s’est jeté dans la médecine, absolument comme on se fiche à l’eau. Daigne remarquer qu’Amédée est « très recherché ». Non seulement parce que c’est un beau parti, mais parce que c’est aussi un beau garçon. Je ne sais pas ce que tu lui trouves de si répréhensible ! Moi, ça me fait plaisir de le regarder. Il a l’air d’un chef gaulois. Et d’un désintéressement ! Ces gens-là sont de braves cœurs. Voilà quinze ans que nous les connaissons, depuis leur premier voyage à Genève, et ils n’ont jamais varié à notre égard, malgré ton affront et notre désastre… C’est admirable ! Nous n’aurions jamais dû fréquenter que des amis semblables et non des folles, des ratés, des cabots, des poseurs et des rastas comme chez ton oncle Hérode. Enfin !… Ce qui est fait, ma pauvre enfant, n’est plus à faire, ainsi que ne manquerait pas de le constater ce bon M. de la Palisse. Il n’en est pas moins vrai que je me gourmande chaque jour de n’avoir pas eu plus d’autorité sur toi, en virant comme un toton au gré de tes jolis caprices.
Je n’ai pas besoin de tant d’argent ! Sept cents francs par mois pour le vieil ermite de Moune, c’est trop ! Je vais faire des économies. D’abord, je ne te cache pas que cet argent me… lève le cœur. C’est de l’argent prussien !… Beûh !…
Plus de femme de chambre ; plus de cuisinière comme à Genève. Une petite bonne suffit. Donne-moi des détails sur ton existence à Felsburg. Je pense que vous devez y être arrivées maintenant. Ta dernière lettre, datée de Baden, me faisait prévoir votre prochain départ.
Ah ! te savoir, toi ! parmi ces gens qui ont voulu la ruine de la France en 70, à cette idée-là, j’entre en ébullition ! Je rêve toutes les nuits… Je te vois martyrisée, les fers aux pieds, la chaîne au cou… Enfin, des horreurs, quoi !
J’avais vingt ans quand les Prussiens sont venus à Falède, chez maman, et je me souviens de la façon dont ces brutes ont pillé le château. Quand on a vu des choses pareilles, on ne peut les rayer de sa mémoire et l’opinion que je garde de ces vandales ne changera plus. Mon cœur saigne de penser que ce que j’ai de plus cher au monde, toi, mon trésor précieux, mon « chef-d’œuvre », te trouves entre leurs mains, que tu es devenue leur salariée !… Ah ! si maître Hubert-Lebert me tombait sous les griffes au moment où je remue toutes ces rancœurs, je crois, ma parole, que je le zigouillerais comme un simple lapin.
Je t’embrasse de toutes les forces de mon vieux cœur désolé.
Moumoune.
P. S. — L’hiver approche. Je vais t’envoyer tes fourrures. Couvre-toi bien. Évite les rhumes. Fais glisser une bouillote très chaude dans ton lit. On doit déjà geler dans ce pays perdu ! Sois gentille… Adresse, de temps à autre, une carte postale aux Giraud avec un petit mot aimable, ou presque. Fais-le pour ta vieille ronchon. J’irai dîner chez eux demain soir. Si j’étais moins discrète, j’y prendrais tous mes repas. Ils ont beaucoup insisté ! Ah ! quel malheur que tu ne veuilles pas ! La fierté, la liberté, tout cela, c’est très beau… dans les livres. Quelques concessions suffisent dans la vie pour conquérir le bonheur qu’on va chercher souvent bien loin et qui se trouve là, tout près, sous la main… Un bon mari, vois-tu, ça vaut tous les plus beaux appointements du monde !
Pardon de cette longue lettre, mais j’ai envie de pleurer, d’embrasser et de mordre.
Une grosse bise encore de ta
Moune.