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Sous le fouet : $b mœurs d'Outre-Rhin

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IX
Flagellée !…

Depuis les quinze jours que durait sa séquestration, Françoise avait adressé lettres sur lettres à Mlle Corbier et à Jacques Provence. Elle ne s’illusionnait pas sur leur sort, se doutant que nulle d’elles n’arriverait à destination, bien que Marina les eût remises, non aux valets noirs, mais au portier, monstre à tête de bull-dog, qui adressait à la soubrette, chaque fois qu’il la rencontrait, un hideux sourire où la jeune fille, dans sa détresse — et en dépit du traditionnel : « On ne passe pas ! » — avait cru discerner un semblant de bienveillance.

Le personnel domestique avait reçu l’ordre formel d’être muet. Impossible de savoir en quel lieu elles se trouvaient.

Le maître d’hôtel, et les deux Abyssins venaient prendre les ordres de Mlle de Targes et les exécutaient sans desserrer les lèvres. L’amour-propre de la prisonnière était trop grand pour qu’elle consentît à s’abaisser en les questionnant.

Rina, elle, ne s’embarrassait pas des mêmes scrupules. Elle avait fureté, dans tous les coins de l’étage que Françoise ne quittait plus, sans pouvoir découvrir le moindre indice qui permît d’apporter à sa maîtresse une précision quelconque sur l’endroit où la volonté de Baghzen-Kretzmar les tenait enfermées.

Il ne fallait attendre un secours que de Jacques Provence.

Moune et lui, pour la première fois de leur vie, peut-être, avaient dû s’entendre. Pauvre Moune ! Que devait-elle penser du silence de Françoise, depuis deux semaines que celle-ci avait quitté Felsburg, était cloîtrée ?… Sans doute avait-elle écrit à l’Altesse, télégraphié ?…

Combien de temps mettraient-ils, tous deux, à découvrir cette retraite, perdue dans la verdure, à plusieurs heures de Felsburg ? Comment leur serait-il possible de retrouver sa trace ? Ils avaient dû s’informer auprès de l’ambassadeur d’Allemagne ? Une enquête avait certainement été prescrite, exigée ?…

Qui sait même si Provence ou Mlle Corbier n’étaient pas en route ? Il fallait attendre. Et Françoise, malgré tout son courage, toute son énergie, se désespérait…

Bien que le Prince se fît chaque jour plus pressant, elle ne désarmait point, observant la même rigueur inflexible.

Plus la passion de Hugo allait s’exaspérant et plus l’antipathie de la jeune fille à son égard s’accroissait. La seule vue de cet homme lui était devenu insupportable. Elle ne répondait plus que par monosyllabes à tout le fatras désordonné de ses protestations.

A quel motif obéissait-elle ? Combien d’autres, à sa place, eussent-elles succombé devant ces richesses qu’elle repoussait, devant ce titre, devant cet amour délirant qui, au contraire, lui faisaient horreur ?…

Françoise, la droiture même, ne comprenait pas que le Prince ait pu manquer à ses engagements envers l’Altesse, renier une parole donnée. Elle ne lui pardonnait pas, en outre, la déshonorante séquestration dont elle souffrait, les inimaginables angoisses par lesquelles devait passer, devant cette brusque disparition, la tendresse maternelle de la tumultueuse Moumoune. Comment tout cela finirait-il ?… Par un drame inévitable, car elle était décidée au meurtre au cas où Baghzen, soit dans un moment d’égarement, soit sur les instigations du venimeux Ardessy, viendrait à porter la main sur elle.

Au cours d’un repas, sans même être aperçue de Marina, elle avait glissé dans sa poche, avec un geste de voleuse, un couteau à manche d’argent qui ne la quittait plus… Elle était décidée, si cet homme exécré venait à tenter sur elle quelque violence, à en faire le plus terrible usage.

Depuis sa rencontre inopportune avec l’étrange amie d’Ardessy, elle n’était plus retournée dans le parc, sachant que le trio guettait avec avidité ses moindres allées et venues.

Par les fenêtres ouvertes, le cynisme du rire de la Dortnoff montait à ses oreilles comme un vivant outrage. Des voix d’hommes lui répondaient et, à maintes reprises, Françoise avait nettement reconnu celle, plus grave, un peu nasillarde, du Prince.

Marina, elle, sortait chaque matin vers neuf heures. La fine mouche, qui ne désespérait pas d’apprivoiser le monstrueux Augustus, terminait sa promenade par un brin de causette sur le seuil de la loge du cerbère. Il riait lourdement aux taquineries de la petite, mais ne lâchait rien.

Ce matin-là, la fillette venait à peine de descendre lorsque Françoise entendit frapper à sa porte. Elle ouvrit, pensant à quelque étourderie. Ce fut Técla qui, hardiment, entra :

— Bonjour ! Vous êtes plus sage, j’espère maintenant, Belle Fleur ? Donc déjà, j’ai à vous parler de très importantes choses. Ne me regardez pas comme une bête d’épouvante. Cela désoblige !

— Je ne veux avoir aucun entretien avec vous, madame. Sortez !

— Sortir ? Et pourquoi ?… Je suis bien. Il faut apprendre que notre Prince est galant homme. Il faut montrer de la raison. Il faut le laisser vous aimer. Quelle douceur !… Cela est le plus agréable du monde, croyez-moi : Après, vous verrez la vie toute rose. Pourquoi faire l’oiseau méchant, plumes hérissées, bec ouvert ?… Pourquoi, je le demande ? Où le résultat ? Quelle pitié !… Réfléchissez !

— C’est tout réfléchi. Allez-vous en !

— Ce que vous refusez par bonne grâce, on l’aura par la force.

— Sortez !…

— Donc, vous êtes détestable. Alors, c’est le dernier des mots ? Vous ne céderez pas ?

— Jamais !

— Que Dieu vous damne !…

Et la Dortnoff claquait la porte.

Or, Marina ne rentra point…

Énervée par la visite comminatoire de la Dortnoff, Françoise s’inquiéta tout d’abord de cette absence prolongée, puis s’en alarma. L’heure du déjeuner arriva sans que la jeune fille reparût. Contre son habitude, Françoise interrogea le maître d’hôtel.

— Savez-vous où se trouve ma femme de chambre ?

— Non, mademoiselle.

— L’avez-vous aperçue ce matin ?

— Non, mademoiselle.

Elle n’en tirerait rien. Elle comprenait que la Dortnoff avait commencé les hostilités. Elle grignota un peu de poulet, dont elle trouva la sauce atrocement pimentée, prit un fruit et, très altérée, sans vouloir toucher au vin, elle se versa un grand verre de l’eau d’une carafe rafraîchissant dans un seau de glace. Ce breuvage lui parut exquis ; cette eau fraîche avait une saveur de menthe. Elle en reprit une seconde fois, refusa qu’on lui servît le café, puis, s’accoudant à la fenêtre, elle s’entêta dans l’espoir de voir surgir Marina, mais accablée par la chaleur, et comme pénétrée d’un feu qui brûlait ses veines, elle céda au besoin de s’étendre sur une chaise longue.

Deux heures lentement passèrent sans qu’elle parvînt à fermer les yeux, non qu’elle luttât contre le sommeil, mais elle était en proie à un malaise singulier. Était-ce réellement la chaleur qui, en dépit des stores baissés, l’incommodait à tel point ? Elle avait la sensation d’être, de la tête aux pieds, piquée par de dévorants moustiques. Elle se leva, s’ablutionna d’eau froide.

Bien qu’aucune rougeur ne marquât la peau, l’irritation, loin de se calmer, s’accrut. La sensation était devenue si intolérable qu’elle songea, étant seule et faisant abandon de toutes ses défiances, qu’un séjour prolongé dans l’eau de la vaste baignoire lui serait salutaire.

Elle entr’ouvrit la porte donnant sur la piscine des Hespérides. Il y régnait une fraîcheur idéale. Le murmure de l’eau chantait, tentateur, dans la vasque d’argent…

La robe de Françoise tomba sur les fleurs pourpres du tapis d’Anatolie. Puis ce fut le tour du corset. La chemise ajourée, où transperçait la roseur des seins, glissa, en cercle pâle, à ses pieds. Elle s’assit sur la première marche de porphyre afin de délivrer ses jambes de la gaine de soie où elles étaient emprisonnées.

Maintenant, elle était nue, nue comme la déesse Aphrodite elle-même !

A bon droit, Moune pouvait qualifier sa nièce de « chef-d’œuvre ». Le corps de Françoise eût tenté le ciseau du sculpteur le plus difficile dans le choix d’un modèle.

La splendeur nacrée d’une chair liliale et l’harmonieuse perfection des formes de ce marbre vivant tendant, avec une grâce pudique, son petit pied aux ongles d’agate, vers la caresse de l’eau, était un enchantement. Elle risqua une jambe, puis l’autre et, dans un clapotis d’eau jaillissante, elle se laissa choir dans la vasque d’argent.

Vraiment, la sensation qu’elle éprouvait était prodigieuse. Comme elle avait été sotte, habituée à l’action bienfaisante du bain matinal, d’avoir, par un sentiment de prudence que, dans son actuelle béatitude, elle jugeait excessif, dédaigné l’accueil enchanteur de la salle des Hespérides ! Et soudain, elle eut comme une hallucination… Un cri s’étouffa dans sa gorge…

Les oranges de chaque arbre, versant le flot doré de leur lumière, s’étaient subitement éclairées, et, sur un coup de timbre, le panneau du milieu, au pied duquel couraient des azalées, s’écartait brusquement…

Il donnait sur un petit salon, meublé à l’orientale où, parmi l’encombrement des coussins, un être, enfoui sous un domino noir, et strictement masqué, scrutait — avec quel regard ! — la statue de la Peur que, symbole vivant, Françoise de Targes représentait, ruisselante, échevelée, hagarde…

Car, à côté de cette forme noire, Técla Dortnoff, un fouet à la main, se dressait, cynique, dans le triomphe de son abominable menace.

Le premier instant de stupeur passé, Françoise bondit, d’un trait, sur ses effets et se précipita vers la porte qui lui avait livré passage. Elle était close !…

Trop tard, la prisonnière comprenait qu’elle avait été jouée et qu’on avait eu impudemment raison de la prudence dont elle s’était un instant départie. L’eau qu’elle avait bue à son repas contenait un aphrodisiaque…

Blottie dans l’angle de cette porte, serrant contre ses seins, afin de masquer sa nudité, la robe qu’elle avait cueillie au vol, elle la palpait dans l’espoir d’y retrouver le couteau dont elle ne se séparait jamais. Hélas ! Elle l’aperçut qui, sur la pourpre laineuse du tapis, luisait, abandonné… à dix pas d’elle !

Et Técla, sortant du cadre, s’avançait vers elle, dominatrice et gouailleuse :

— Ah ! Ah !… Nous allons t’apprivoiser, rebelle ! Trop longtemps, tu as joué avec la patience, je crois !… Allons, il faut lâcher cette robe. Il faut que tu sois comme Dieu notre Père t’a faite. — Bénédiction ! — avec le seul vêtement de ta tignasse rousse !…

Un coup de fouet cinglait les doigts de Françoise, qui, sous la douleur, et pensant devenir folle de honte, lâcha prise…

L’autre faisait, à petits coups secs, courir le claquement du serpent de cuir sur les jambes fuselées de cette nouvelle martyre.

Ce n’était pas la souffrance qui tenaillait le plus la malheureuse, ce n’était pas l’effroi que lui inspirait son bourreau, à visage de Gorgone, c’était la vision de ce spectre noir, enseveli, comme une araignée tissant sa toile, dans l’ombre des étoffes et qui, à présent, se tenait debout, très grand, les yeux étincelants sous le velours du masque.

Un tremblement léger semblait le faire frissonner, Cet hallucinant fantôme de carnaval, et lentement, lentement, il s’approchait des deux femmes en balbutiant d’une voix étranglée :

— Assez ! Assez !…

Mais la Dortnoff négligeait de l’entendre. De sa forte main, elle avait emprisonné les dix doigts de Françoise et elle hurlait :

— Tu connaîtras l’amour… — chèvre mauvaise ! — mais avant, tu auras le fouet ! Lequel tu préfères, dis ?…

Et, de sa main libre, elle frappait la chair neigeuse, où des striures pourprées marquaient les coups :

— Lequel tu préfères, entêtée maudite ? de l’amour ou bien du knout ?…

— Assez !… suppliait à voix plus haute la forme noire.

— Je préfère la mort ! cria Françoise qui, crachant au visage de son bourreau, se dégageait de son étreinte d’un effort désespéré et roulait sur le tapis où le couteau d’argent était resté. Elle l’empoigna… C’était le salut !

Elle n’avait plus de pudeur, préoccupée de sa seule vengeance… L’atroce humiliation du châtiment subi, la morsure sacrilège qui avait brûlé son corps, l’aveuglaient de larmes, la possédaient d’une rage de crime… Tragique, elle clama, levant son arme justicière :

— Le premier d’entre vous qui m’approche, je le tue !…

On frappait à la porte contre laquelle Françoise s’était tout à l’heure inutilement heurtée, tandis qu’au dehors la voix d’Ardessy appelait :

— Prince ! Prince !… Puis-je ouvrir ?…

Le Prince !… Ce fantôme masqué, c’était donc lui ! Lui qui, après l’avoir enlevée, séquestrée, depuis des semaines, avait toléré l’infamie de la livrer au fouet de la Dortnoff, lui qui, de sa cachette, avait violé, de son regard de vice, les moindres détails de sa féminine beauté, lui !…

Françoise de Targes, la délicate poétesse, la mondaine souriante et calme, la Fleur-de-France de Felsburg, n’avaient, à coup sûr, rien de commun avec cette nudité farouche, à la crinière croulante qui, tout à coup, se ruait sur le domino noir, et lui enfonçait jusqu’à la garde le couteau d’argent ramassé sur la pourpre du tapis.

Il s’affaissa, sans un cri, pendant que la Dortnoff poussait des hurlements désespérés effroyables.

— Ouvre, disait-elle à Ardessy. Ouvre donc !… Elle va me tuer aussi, cette gueuse !

Ardessy se précipitait vers la masse effondrée, rabattait le capuchon de soie, déchirait le masque… Hugo portait les mains à son ventre… Il articulait avec peine :

— Laissez-la ! Ne lui faites pas de mal… Ce n’est rien. Prends l’auto, Ardessy, et cours chercher un médecin à Feldenritz… Aide-moi seulement à gagner ma chambre… Mais ne lui faites rien, n’est-ce pas ? Je vous en supplie. Laissez-la !…

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