Sous le fouet : $b mœurs d'Outre-Rhin
VIII
Sous le Fouet.
Dix minutes plus tard, dans la chambre à coucher d’Ardessy, située au rez-de-chaussée de la mystérieuse demeure, Técla, riant à belles dents, du rire insultant et cynique des filles, Técla, la tête renversée sur l’épaule de son amant Basile, moelleusement calé dans ses oreillers, mimait, en forçant la note, la surprise effarée de Françoise et son accès d’indignation.
— Joyeux chéri, disait-elle, en caressant la moustache fauve du Comte, tu es donc déjà un homme misérable, voué au mépris ? Elle te déteste, sais-tu, cette farouche dinde ?
— Tu exagères !… Ce n’est pas un oiseau, c’est une fleur…, une fleur de France !
— Virginale ?…
— Tout porte à le croire.
— Alors, c’est un bouton.
Ils éclataient de rire.
En passant sous silence la liaison qui la rivait, depuis plusieurs années, à Basile Ardessy, Técla avait audacieusement, dans le brusque entretien qu’elle avait eu avec Françoise, — et de concert avec son amant, — dit, à certains détails près, la vérité sur sa vie.
Ses origines étaient obscures.
Née à Pétersbourg, elle avait débuté très jeune dans la plus basse galanterie. Un soir d’ivresse, en soupant avec cette passante, racolée au hasard, Dimitri Oulianof, capitaine aux gardes, s’était pris pour elle d’une passion si forte qu’elle le conduisit d’abord au mariage, puis à la ruine, finalement au suicide.
Afin de parer aux prodigalités de sa femme, Oulianof s’était mis à jouer. Il vola. Sur le point d’être arrêté, il s’enfonça entre les dents son revolver d’ordonnance et tira… Les éclats de sa cervelle avaient rejailli jusque sur les vitres de sa chambre…
Técla ne fut pas inquiétée. Elle possédait des relations. Ayant tâté du théâtre, sans grand succès, sa plastique y fit cependant la conquête de l’homme dont elle portait le nom, Michel Dortnoff.
Faible et riche, ce dernier n’avait été, entre les griffes de la veuve Oulianof, qu’une proie trop facile. Devenue Mme Dortnoff devant l’archimandrite et devant la loi, elle donna libre cours au désordre de ses passions.
Non contente de le trahir avec tous les hommes qu’elle trouvait à son goût, et voulant chercher à satisfaire une curiosité des sens qui, insatiable, allait en s’exaspérant, elle installa au domicile conjugal, une hermaphrodite cueillie, comme elle l’avait été elle-même, dans le plus fangeux ruisseau de Pétersbourg et qu’on ne connaissait dans le monde des prostituées que sous le nom, crapuleusement abject, de L’Esturgeon.
L’infortuné Michel, s’étant avisé de tenter un simulacre de protestation, fut bâillonné par les mégères qui, lui ayant arraché ses vêtements, et après l’avoir lié à la colonnade d’un lit, lui infligèrent une volée de coups de canne, afin de lui apprendre à ne plus se mêler des choses qui ne le regardaient pas ou plutôt… qu’il regardait trop, car, devant le malheureux pantelant, elles s’étaient livrées à l’exécrable jeu de leur simulacre d’amour…
En cette honteuse aventure, Michel perdit la raison. On l’interna.
Libre, Mme Dortnoff ouvrit alors un salon de jeu. Après avoir donné à jouer, et voulant répondre à tous les goûts de sa clientèle, elle donna à… aimer. Elle acquérait, peu après l’internement de l’infortuné Michel, une maison sur les bords de la Neva. Dans les salons ouverts sur la rue, on jouait au baccara. Au premier, on soupait en joyeuse compagnie. Il y avait même des tableaux vivants qui, toute une saison, firent fureur dans la bonne société. On accourait chez la Dortnoff pour s’amuser et y trouver de l’inédit. Des chambres accueillaient au troisième les couples trop surexcités.
« Chaque étage a ses plaisirs », avait coutume de dire L’Esturgeon, promue à la dignité d’organisatrice des petits jeux particuliers. Sa lubricité s’y entendait.
Enfin, le Fouet surgit !…
Qui l’amena ?… Un client quelconque, descendu là en costume de cheval et ayant, par hasard, laissé traîner sa cravache sur un divan, ou bien le détraquement toujours en éveil de L’Esturgeon ?… Toujours est-il que la flagellation fut subitement de mode. La Dortnoff refusait du monde.
Amené par un ami, Basile Ardessy, de passage dans la capitale, s’engoua de l’étrange Hôtesse. Ces deux débauchés devaient fatalement s’entendre, Basile étant, à sa manière, aussi dépravé que sa maîtresse. Elle le suivit à Vienne, laissant sa maison hospitalière aux mains diligentes de L’Esturgeon.
Ils se quittèrent. Ils se reprirent, après des échanges de propos haineux, toute une sale ordure remuée entre anciens complices sur le point de devenir ennemis. Finalement, elle l’avait maté, car il possédait une âme plus « fille » que celle de Técla. Là encore, elle avait vaincu, grâce au knout.
Après la sensation surexcitante du fouet, elle l’avait vu ramper à ses pieds, sollicitant d’autres caresses, d’autres tortures aussi…
Chaque été, elle ne manquait pas de venir passer ses vacances auprès de lui, dans ce petit château perdu près de la frontière autrichienne, bâti du temps du Grand Frédéric et que Basile tenait de ses aïeux.
Une dépêche reçue, la veille, de Felsburg, où Basile avait été tenu de suivre le prince Hugo, avait averti la Dortnoff de son arrivée nocturne, la priant de ne pas se montrer.
Lorsque Françoise fut installée au premier, il avait rejoint Técla, la mettant au courant de la nouvelle folie du Prince.
La rencontre du parc avait été imaginée dès qu’ils avaient entendu Françoise descendre de son appartement. Il fallait tenter de l’humaniser, cette sauvage qui n’était peut-être qu’une subtile roublarde, de lui arracher certaines confidences, en la guidant adroitement vers des concessions. La Dortnoff s’était volontiers chargée du rôle, mais comme Basile, volontairement ou non, avait omis de la renseigner sur le peu d’estime où le tenait Mlle de Targes, la rusée Slave, voyant que la conversation avait pris, avec Françoise, un tour assez fâcheux, s’était sauvée, rompant les chiens.
— Pourquoi, reptile, as-tu abîmé la vérité ? insistait-elle auprès d’Ardessy, presque couchée sur lui. A ainsi dire, c’est par coquetterie ?… Toujours donc, tu seras une courtisane ? Chère vieille, — railla-t-elle, — mais presque chauve tu es ! Quelle peine !… Pour cette Françoise, tu entends, — n’est-ce pas ? — faire le cœur-joli ?…
Il protestait : — Quelle idée !
— Longtemps, il y a… — Des mois peut-être !… — Que le temps passe !… — Longtemps il y a que tu n’as eu les caresses de ta chère Técla… Cela te manque, roulure ?…
Peur ou plaisir ?… Le nez d’Ardessy palpitait. Une pâleur rendait son visage plus blême. Du ton d’un enfant pris en faute, ou comme s’il défaillait sous l’approche d’une jouissance trop violente, à la fois crainte et désirée, il murmura, la voix changée :
— Técla !…
— Oui… Eh bien ! Técla va vous châtier, être abject ! Técla est jalouse ! Vous entendez, vicieuse ordure ?… Jalouse !…
Elle courait à une panoplie de chasse, y cueillait une cravache et, la faisant siffler, revenait au lit. La voix menaçante, le regard dur, elle ordonna :
— Allons ! Chien !… Découvre-toi que je te rosse !
Enfoui dans les oreillers, sans bouger, il suppliait :
— Técla !…
Alors, elle s’approcha, rejeta violemment les couvertures et, découvrant la nudité velue de l’homme, d’un geste impitoyable, elle frappa, zébrant les fesses de larges rayures, criblant le dos, fustigeant les jambes, le fouaillant jusqu’à ce qu’un hurlement de plaisir succédât aux gémissements qu’il étouffait d’abord…
Il roulait à terre. Puis, d’un bond félin, se relevant, il sautait à la gorge haletante de la femme et lui arrachant la cravache, il la renversait, à son tour, sur le lit, en criant d’une bouche où bavait l’écume :
— C’est à toi, maintenant, mon délice !… C’est à toi !… A toi !…