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Sous le fouet : $b mœurs d'Outre-Rhin

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Prise au piège, Françoise n’eut pas de défaillance. Elle comprenait que pour ne pas être l’objet du ressentiment de l’Archiduchesse, elle n’en venait peut-être pas moins de tomber dans des mains plus dangereuses encore.

Le Prince avait voulu cet enlèvement audacieux qu’Ardessy avait organisé ! Elle devinait à quel paroxysme la passion de Baghzen était arrivée pour avoir recours à un procédé aussi violent.

Bien en face, elle toisa l’Exécuteur des Basses-Œuvres.

— Sur quel ordre m’avez-vous conduite ici ?

— Je déplore de ne pouvoir vous le dire, Mademoiselle. J’ai une mission. Je l’accomplis. Vos appartements sont au premier étage de cette demeure où le moindre de vos désirs doit être un ordre.

— Je n’ai qu’un désir : être, au plus tôt, conduite à la prochaine gare.

— Vous devez vous reposer d’abord. Prenez la peine de me suivre. Je vais avoir l’honneur de vous conduire.

Soulignée d’un cruel sourire, la jeune fille eut une parole vengeresse :

— L’honneur, Monsieur ?… Voilà, certes, un mot que je n’attendais pas dans votre bouche !

Dans l’immense vestibule de marbre blanc où une Pomone de bronze tendait des fruits, au pied du large escalier sur lequel se tenaient, immobiles, deux noirs d’Abyssinie à la carrure herculéenne, le Comte Basile, cinglé, faisait un pas en arrière.

— Il faudrait, railla Françoise, que je fusse bien sotte pour ne pas reconnaître le genre de… d’ambassade, dont vous vous acquittez avec une telle perfection. Vous méritez, Monsieur, le surnom qu’on vous donne…

En dépit de son habituelle assurance, Ardessy, blêmissant, balbutia :

— Vous vous méprenez…

— Non, ne confondez pas !… Je vous méprise, simplement.

— Mademoiselle !…

— Vous devriez comprendre, monsieur, que votre présence m’est pénible, sinon odieuse… Laissez-moi !

Et, suivie de la Triestine, la jeune fille passait, dédaigneuse, devant le mauvais génie du prince Hugo.

Si, dans ses lettres à Moune, Françoise avait pu se moquer du luxe, déplorablement faux, qui régnait au Palais de Felsburg, elle était, cette fois, et non sans surprise, forcée de reconnaître, en dépit des émotions multiples qu’elle venait d’éprouver au cours d’un voyage qui finissait en rapt, qu’elle se trouvait dans une demeure du plus pur XVIIIe siècle.

Tout, dans cet intérieur, d’un goût véritablement exquis, avait été créé pour le charme des yeux.

Depuis le palier où une adorable chaise à porteurs, décorée de sujets au vernis-martin, semblait attendre la venue de quelque marquise en falbalas Louis XV, jusqu’au boudoir tendu de soie mauve à tendres bouquets roses, chaque chose ici paraissait indubitablement française.

La grâce atténuée de certains trumeaux, les meubles aux bronzes ciselés, élégants et fragiles, l’or délicat des grandes glaces, les nuances harmonieuses et savamment choisies des tentures, transformaient ce premier étage, où pénétrait Mlle de Targes, en une évocation soudaine de quelque Trianon galant…

A un délicieux cartel de style rocaille, suspendu à la boiserie de la chambre à coucher, — brocart blanc garni d’argent, — deux heures, tintinnabulantes, sonnèrent…

Deux heures du matin !…

Que de choses s’étaient passées en un si court espace de temps ! Ne s’était-elle donc brusquement libérée du joug de Felsburg que pour retomber, victime d’un véritable guet-apens, dans un péril d’autant plus grand que son honneur de femme y était en jeu ? Elle se trouvait au pouvoir du Prince Hugo. Coûte que coûte, il fallait qu’elle franchît cette nouvelle épreuve.

Elle refusa de toucher à l’en-cas apporté par les nègres et n’eût point songé à prendre du repos, si Marina ne l’y avait instamment engagée.

N’ayant nulle arme en leur possession, elles convinrent de veiller mutuellement sur leur sommeil, en dormant à tour de rôle.

— Achète un revolver, avait conseillé Mlle Corbier, au départ de Paris. On ne sait pas ce qui peut arriver, ma reine jolie. Tu t’en vas chez des forbans. Il faut avoir bon pied, bon œil. On t’attaque ? Tu te défends ! Pan ! Dans la goule à Jean !…

Une fois encore, l’insouciante Françoise n’avait agi qu’à sa guise. Un flot de regrets, d’heure en heure, montait en elle… Le sommeil ne venant pas, le petit jour, avec le pépiant concert des oiseaux dans la verdure, trouva les deux jeunes filles éveillées. Elles ouvrirent les fenêtres et l’air frais du matin fut une caresse à leur front brûlant.

Deux surprises les attendaient.

La première était de trouver entr’ouverte une porte, donnant sur l’alcôve et que, dans le désarroi de leur arrivée, elles n’avaient point aperçue tout d’abord.

Un cri d’admiration échappait à la Triestine.

— Oh ! Venez, Signorina ! Que c’est beau !

Une salle de bains s’offrait aux yeux surpris de Françoise. Le sol n’était qu’une mosaïque dorée, sur laquelle des tapis d’Anatolie jetaient la pourpre de leur laine éclatante. Trois degrés de porphyre creusés dans le milieu de cette pièce étrangement construite, dont les parois étaient vêtues de hautes glaces reflétant à l’infini les images qui se présentaient devant elles, menaient à la piscine où deux cygnes de marbre blanc, penchés sur une immense vasque d’argent, faisaient courir, par leur bec, une eau tiède et parfumée. Devant chaque glace un oranger, chargé de fruits électriques, versait une lumière caressante et dorée.

Plus large que les autres, encadrée d’un filet de bronze, une des glaces dominait, celle du fond. Des corbeilles d’azalées en soulignaient la base.

— Mais ce n’est pas une salle de bains, murmurait Françoise, c’est un temple ! L’oncle Provence appellerait ça : la Piscine des Hespérides !

Elle n’avait pas perdu toute gaieté et, une seconde, elle fut tentée… Les émotions de la journée précédente, comme celles de la nuit, l’avaient rendue lasse. Un bain réparateur s’offrait à elle dans un décor surprenant. Elle eut, instinctif, un geste vers sa robe pour la dégrafer. L’eau murmurante semblait l’appeler…

Mais un obscur sentiment de prudence la retint. Elle poussa la porte, à regret, et procéda à ses ablutions dans le cabinet de toilette où elle s’était arrêtée la nuit.

Pendant ce temps, par la fenêtre ouverte, la Triestine scrutait les environs. Le château où l’on avait entraîné Mlle de Targes était situé au milieu d’un parc immense dont les arbres, pour la plupart séculaires, paraissaient d’une telle hauteur qu’ils masquaient l’horizon. La suivante remarqua seulement qu’à sa droite un lourd portail de fer, aux rosaces compliquées, semblait couper le parc en deux parties distinctes. C’est par là qu’elles étaient venues.

— Descendons, Marina.

Françoise entraînait la brunette.

Elles trouvèrent, devant elles, toutes portes ouvertes. Cette apparente illusion de liberté leur parut favorable.

— Allons, allons, pensa plus allègrement Françoise, je ne suis pas encore tout à fait prisonnière.

Elle s’était réjouie trop tôt. Après dix minutes de promenade dans le parc, Marina poussait un cri où il entrait autant de colère que de déception.

— Voyez, Signorina ! Il y a un mur !

La propriété était, effectivement, enclose d’une épaisse muraille de pierre grise, haute de plus de trente mètres, qui rendait impossible toute tentative d’évasion…

Elles revenaient sur leurs pas, lentes et déçues, quand, au détour d’une allée, la seconde surprise les guettait.

Une femme, jeune encore, d’allure dégagée, leur souriait, en cueillant des roses. Les jeunes filles s’arrêtèrent, stupéfiées…

L’inconnue s’avançait vers elles, délibérément. Alors Françoise la détailla mieux. Malgré l’heure matinale, elle remarqua la richesse d’un déshabillé luxueux. Sur des cheveux blonds, évidemment oxygénés, une capeline à larges brides de velours noir était jetée. Fraîche sous son fard, avec une grâce apprêtée, elle donnait un peu l’impression d’une actrice, « tournant » un rôle filmé. De plus près, cette femme, grande et vigoureuse, aux hanches puissantes, aux bras blancs et musclés, aux mains fortes, paraissait accuser une trentaine bien défendue. La vivacité des yeux trop noirs, la vulgarité d’un nez canaille et d’une bouche charnue, nuisaient à l’élégance de l’ensemble.

— Mademoiselle, dit-elle dans un français nuancé d’un langoureux accent slave, permettez à une Russe de se présenter. J’ai nom Técla Dortnoff. Personne n’est là pour l’une à l’autre nous faire connaître. Oh ! Je déplore vraiment !…

Le mutisme de Françoise, au lieu de la dissuader de poursuivre un tel entretien, parut, au contraire, lui servir d’encouragement.

— Voulez-vous ? Marchons un peu. Si matin, en remuant, le sang circule facile. Moi, j’ai besoin de marcher. Il faut. Cela est bon. Donc, c’est le secret de se bien porter. Si vous êtes bien portante, Dieu vous protège ! Moi, je fais tous les sports. Des armes, du cheval, de la boxe. Dites quoi ? Rien, je ne crains que seulement Dieu le Père !… J’étais dans le sommeil, à votre arrivée, hier. Quel regret !… Vers les cinq heures, tout au jour, je me lève : La douche. Le thé. Dehors !… Ainsi, j’ai rencontré Basile, en descendant respirer dans le parc. Basile Ardessy est à moi comme un très vieux bon ami. Il avait beaucoup d’attachement à mon premier mari, mort en duel. Michel, le second mari, — devinez ! — il est à Pétersbourg, dans la maison des fous !… Voilà comment, à ainsi dire, je suis une presque veuve. Quelle douleur !… Je prends le repos ici, pendant l’été. Cela me calme. Ce vieux cher Basile, il vient de me dire que vous veniez aussi pour quelques semaines. Je suis heureuse, vraiment !

Françoise, qui l’avait écoutée avec un sentiment de profonde surprise, l’interrompait, véhémente :

— Monsieur Ardessy a menti, madame ! C’est un misérable ! Je suis victime d’une aventure odieuse. J’ignore pour quelle raison vous tenez à m’exprimer une sympathie aussi subite qu’inexplicable. Je ne veux connaître personne dans cette maison. Je ne réclame que la liberté ! Si vous êtes sa messagère, je vous charge de le lui dire. Et cela sans tarder !

L’étrangère manifestait le plus grand étonnement. Un air scandalisé avait glacé la mobilité de ses traits.

— Entendez comme elle parle, cette petite !… Voilà un scandale !… Vous êtes, je pense, comme Michel qui se trouve dans la maison des fous ! Alors, Pauvre, que Dieu vous protège !… Sinon, vous faites la morsure dans la main de celui qui vous reçoit. Quelle honte ! l’ingrat mérite le fouet !…

Et, afin, sans doute, de donner à ses paroles un commentaire significatif, d’une branche de rosier, arrachée à la botte de fleurs qu’elle tenait contre son sein, elle sabra l’air furieusement. Puis, haussant les épaules avec mépris, sans même daigner se retourner, à pas rapides, elle s’éloigna…

— Mais c’est elle qui est folle ! concluait Françoise, à la fois inquiète et troublée.

Puis, prenant le bras de la Triestine :

— Nous ne reviendrons plus de ce côté, Marina. Allons vers la grille.

Ah ! cette grille !… Hallucinante et tentatrice, elle semblait posséder à leurs yeux comme une mystérieuse attirance… Mais à peine Marina s’en était-elle approchée que, d’un petit bâtiment qui y attenait, — le logis du gardien, — un véritable monstre avait surgi.

La petite reculait, épouvantée.

Taillé en géant et balançant des poings formidables, un portier galonné déclarait d’une voix de stentor, où les mots allemands roulaient en fracas impétueux :

— Der Durchgang ist verboten ! (On ne passe pas !)

Françoise de Targes était bien prisonnière.

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