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Sous le fouet : $b mœurs d'Outre-Rhin

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Les malles étaient chargées sur la limousine.

La chapelle du Palais égrenait la dixième heure, lorsque Françoise, en costume de voyage, suivie de Marina, arrivait dans la cour d’honneur. Wogenhardt l’accompagnait. Son fidèle Frédéric ouvrait la portière. Elle allait monter, lorsqu’elle s’arrêta :

— J’ai une requête à vous adresser, monsieur le secrétaire. Permettrez-vous à ma fille de chambre de m’accompagner jusqu’à la frontière ? Elle tient à me faire ses adieux. L’auto que vous avez bien voulu mettre à ma disposition la ramènera ici.

— Je n’y vois nul inconvénient, Mademoiselle. En vous souhaitant bon voyage, puis-je me permettre de vous demander, lorsque vous verrez Mme d’Ambleuze, de me rappeler à son amical souvenir ?

Elle inclinait la tête en un signe d’assentiment :

— Adieu, Monsieur.

La portière claqua sur les deux femmes. L’auto partait.

— Quand arriverons-nous à Schoënfeld ? demanda, en s’installant dans la voiture, la jeune fille à la Triestine.

— Vers trois heures du matin, Signorina.

— Voilà ce qui s’appelle une journée d’émotions, conclut Françoise, faisant un effort pour paraître gaie. Qui m’eût prédit, hier, la façon dont il me faudrait quitter Son Altesse et Felsburg, m’eût trouvée bien incrédule…

— Je vous avais pourtant prévenue, Signorina !

— J’ai eu tort de ne pas vous croire.

— Ces gens sont bien méchants.

— Mais vous, petite fille, vous avez été très bonne et très loyale. Savez-vous bien, que vous m’avez sauvé la vie ? Sans ce que vous m’avez révélé, sans l’inouï de cette conversation entendue derrière un panneau, j’étais dupe des abominations machiavéliques de ces vertueux Allemands.

— Signorina ! Signorina !… Ne me laissez pas retourner à Felsburg ! suppliait tout à coup la suivante. Gardez-moi ! Dussé-je vous servir pour rien… Je n’ai personne à aimer sur terre. Ni parents, ni fiancé, nul ne me retient. Gardez-moi !… Je me ferai toute petite dans votre maison de France et, s’il vous plaît, je ne vous quitterai plus !

La sauvageonne avait saisi la main de la voyageuse, et, convulsivement, l’embrassait.

Très émue, Mlle de Targes songeait à l’avenir. Que dirait Moune de cette étrangère survenant dans leur existence, où allait régner la gêne ? Ce serait un bien lourd fardeau. Trouverait-elle, elle, Françoise, un autre emploi, une autre place, surtout si cette guerre affreuse, prévue si nettement par l’Altesse, venait à éclater ?…

Perdues dans une rêverie profonde, les pensées de Françoise s’envolèrent… Elle revoyait le petit salon de Genève, aux draperies roses, aux bibelots précieux, aux gerbes claires ; Moune, dont la bonne figure souriait derrière son monocle et, assis près d’elle, un grand gaillard, à l’allure timide, aux gestes un peu gauches, aux doux yeux tendres : Amédée Giraud…

Comme c’était loin, tout cela !…

Elle comprenait, maintenant qu’elle était seule sur une terre étrangère, dans un pays ennemi, vagabondant par les routes, toute la valeur d’une affection solide comme celle de l’usinier dont, jadis, elle avait fait fi. A présent, elle regrettait — presque ! — d’avoir été si impitoyablement orgueilleuse !… Il lui semblait aussi qu’elle avait usé toute son énergie dans sa dernière entrevue avec l’Altesse. Quelle fierté n’avait-elle pas éprouvée en jetant à cette face blême et ricanante, qui avait sali sa France, — comme un pourceau piétinant des roses, — son immédiate volonté de partir et son dégoût de l’insultant cadeau du Prince !…

Tous les détails de la scène lui revenaient avec précision.

Elle s’était avancée, très pâle, avait accompli les trois révérences d’usage, puis, avant que l’Archiduchesse ait eu le temps d’ouvrir la bouche, elle avait tendu à l’héritière des Marxenstein l’écrin de maroquin noir où scintillaient, en gouttelettes lumineuses, les diamants du bracelet.

— Je remets à votre Altesse, en la priant de vouloir bien le restituer à qui de droit, un joyau qui vient de m’être adressé et que rien dans ma conduite ne peut m’autoriser à garder. Comme ma dignité personnelle se trouve, de ce fait, offensée gravement, je réclame de Votre Altesse le droit d’abandonner de suite mes fonctions auprès d’elle.

Interdite, la souveraine et Welschmann échangeaient un regard où il entrait autant de surprise que de déception.

Les rôles étaient soudainement renversés. C’était celle qu’on voulait chasser, qui, hardiment, réclamait sa liberté !…

Les mains de l’Archiduchesse s’étaient crispées, tremblantes, sur l’écrin du Prince qu’elle considérait une seconde et qu’elle repoussait violemment, ensuite, sur la table où elle était accoudée.

— Nous vous trouvons bien osée, Mademoiselle, répondait-elle avec hauteur, de nous signifier aussi brutalement un tel congé. Et si nous refusions ?

— Il serait plus osé encore à Votre Altesse qu’elle répondît par un refus à une résolution bien arrêtée.

— Nous pouvons vous contraindre à rester !

— La force ne peut rien contre le droit.

— Il faut, intervenait doucereusement Welschmann, régler votre mensualité…

— Inutile ! coupait Françoise. J’entends ne plus rien accepter.

— C’est votre dû !…

— Distribuez-le aux pauvres de Felsburg. Ils sont légion !

Il y eut un court silence. Le maigre visage de l’Altesse s’était empourpré.

— Et si je vous ordonnais de m’obéir ? s’écria-t-elle.

— Votre Altesse oublie que je ne suis pas sa sujette. Française et, conséquemment, libre, je ne fuis pas en déloyale. J’ai, simplement, le regret de prévenir Votre Altesse de mon départ et l’honneur de la saluer.

Tête haute, elle était sortie du cabinet de travail, laissant les deux complices dans la plus profonde stupéfaction.

Sans tarder, elle avait réglé ses préparatifs de départ et prévenu Wogenhardt qui lui avait promis, après en avoir référé au Chancelier, de tenir une automobile à sa disposition, afin qu’elle pût prendre à Schoënfeld, l’Orient-Express lui permettant de regagner la France.

Pas une seconde, elle n’avait songé au prince. Elle s’étonnait, à la réflexion, qu’il n’eût fait aucune tentative pour la revoir. Peut-être lui avait-on caché son départ ?… Et puis le crime de Sérajevo avait mis bien des cervelles à l’envers.

A l’idée de la fureur de Baghzen-Kretzmar, Françoise ne pouvait s’empêcher d’esquisser un bref sourire malicieux.

L’auto avait un arrêt brusque…

Dans le noir d’une campagne déserte, Mlle de Targes, levant une vitre, interrogea le conducteur :

— Qu’y a-t-il ?… Un accident ?…

Pas de réponse…

L’auto repartait avec une rapidité vertigineuse…

— Il y a bien deux heures que nous avons quitté Felsburg, s’inquiétait la jeune fille. Connaissez-vous la route, Marina ?

Non. La Triestine, penchée à la portière, ne distinguait rien.

— Pourtant, affirma-t-elle, nous devrions être à Graenrietz… Qu’est-ce que cela signifie ?

En vain pressèrent-elles le bouton d’appel, essayèrent-elles, levant à nouveau la vitre, d’interpeller le conducteur afin de l’interroger. Ce dernier ne répondait rien. L’auto, par contre, ayant accéléré sa vitesse, allait un train d’enfer.

Ou le chauffeur était devenu subitement fou, ou il obéissait à un ordre du Palais. Une vengeance de l’Archiduchesse, peut-être ?…

Françoise eut un frisson… Sauter sur la route eût été se vouer à une mort certaine… Il fallait qu’elle se résignât, qu’elle attendît…

Serrées l’une contre l’autre, dans cette course effrénée vers l’inconnu, vers le mystère, Françoise et la femme de chambre ne parlaient plus. Leurs mains fiévreuses, s’étaient jointes. Avec ferveur, l’Italienne priait…

L’auto, maintenant, avait ralenti sa marche. Une cloche tinta. Deux lourdes portes de fer crièrent sur le sable d’une allée et, virant brusquement, la voiture s’arrêtait devant les marches d’un perron de marbre blanc, inondé d’une vive lumière.

Le conducteur ouvrait la portière de la voiture.

— Où sommes-nous ? questionna Françoise avec anxiété…

— Chez le Comte Ardessy, Mademoiselle, répondit le chauffeur d’une voix où perçait la gouaillerie.

Et, avant que la jeune fille fût revenue de sa stupeur, Basile Ardessy, lui-même, ôtant ses lunettes de wattman, faisait descendre les deux voyageuses.

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