Sous le fouet : $b mœurs d'Outre-Rhin
VII
Le Rapt
Depuis trois jours, le Prince Hugo était éperdûment amoureux.
Contrairement à ce qu’avait assuré Ardessy, fixant à vingt-quatre heures la durée de son caprice, à seule fin de détourner les soupçons de Wogenhardt, le fiancé de l’Archiduchesse éprouvait à l’égard de Françoise de Targes, un sentiment assez complexe d’où, à vrai dire, tout respect n’était pas exclu. Il considérait cette jeune fille, qu’il avait poétiquement surnommée : Fleur-de-France, comme une perfection. Dans sa vie déjà longue, encombrée de souvenirs féminins, il n’avait encore éprouvé d’impression comparable, aussi aiguë, aussi prenante. Ce jouisseur effréné, ce blasé de toutes les sensations, avait eu ce qu’il est convenu d’appeler le « coup de foudre » devant la lumineuse beauté de Françoise et, désormais, la rayonnante image de l’aimée emplissait son cœur d’un fol émoi. La nuit, il rêvait d’elle. Le jour, il ne pensait qu’à elle, ne parlait que d’elle. C’était de l’obsession. Afin de rencontrer la lectrice, de s’en rapprocher, pour la simple satisfaction de la frôler, d’échanger avec l’objet de sa flamme quelques phrases banales, il eût de bonne foi, dans sa folie enthousiaste, couru le risque d’un nouvel esclandre.
Le bracelet de chez Strauss, déposé par les soins du Comte, devait servir d’hameçon à la nouvelle favorite…
Si la jeune fille le refusait, il y avait à craindre qu’elle n’en parlât à Frida. A tout bien réfléchir, Hugo considérait que, pour si peu, la partie ne serait point perdue, mais reculée. Il était beau joueur. S’il n’épousait pas sa cousine, ce serait l’exil. Et puis après ?… Françoise, seule, importait à cette heure. Il la voulait, coûte que coûte !
— Elle gardera le silence, j’en suis sûr ! répondait-il à toutes les objections d’Ardessy.
— Alors, Monseigneur, ce serait bel et bien un consentement ?
— Vieux Basile ! Ce seront là, vois-tu, les plus belles heures de ma vie !
Baghzen-Kretzmar avait hâte d’arriver à l’heure du dîner. La consternation causée par la nouvelle du double meurtre de Sérajevo y régnait parmi les assistants. On ne s’entretenait que de cet événement. Mlle de Targes ne parut pas. Le désappointement du Prince était visible. Sans chercher à le dissimuler, nerveusement, il interrogeait l’Archiduchesse.
Secouée de rage, les dents serrées, celle-ci répondit avec une brièveté qui contrastait singulièrement avec l’habituelle déférence qu’elle témoignait à son fiancé.
— Mademoiselle de Targes nous quitte.
— Que voulez-vous dire ?
— L’air de Felsburg est mauvais pour elle…
— C’est une plaisanterie ?
— Le docteur Oberstag ne plaisante jamais. Moi non plus !
Elle dardait sur lui la lueur mauvaise de ses yeux froids et, comme insistant sur les mots, jouissant à l’avance de la peine qu’elle allait causer à l’infidèle, elle scanda :
— Elle s’en va cette nuit même… Il y a longtemps qu’elle devrait être partie !…
Elle avait un sourire sarcastique, haineux…
Il insistait, rageur, lui aussi.
— Et… où va-t-elle ?
— A Paris.
— Il n’y a pas de train, la nuit, pour la frontière !
— Qu’importe !… Une de nos autos la conduira jusqu’à Schoënfeld. De là, elle gagnera l’Italie, puis la France.
— Il était donc si urgent qu’elle quittât Felsburg ?
— Indispensable.
Le duel s’engageait. Les phrases courtes, lâchées à voix sifflante, échangeaient la riposte comme deux fleurets.
— Cousine, vous abaisseriez-vous jusqu’au mensonge !…
Il avait jeté sa serviette sur la table, se levant d’un bond.
— Vous dites ?…
Livide, elle s’était dressée à son tour :
— Vous perdez la raison, je pense ?
Abandonnant toute retenue, il cria :
— Je veux savoir sur quels rapports mensongers vous avez congédié Mlle de Targes ? Que pouvez-vous lui reprocher ?…
Plus pâle qu’une morte, semblant défier, de ses terribles yeux verts, l’homme par qui elle avait déjà tant souffert, elle se raidissait contre l’injure nouvelle, si ostensiblement subie. Ce n’étaient pas deux fiancés face à face, mais deux ennemis se mesurant du regard…
Tous les convives demeuraient atterrés. Le Prince courait cette fois à une rupture irrémédiable…
L’altière Frida, dont l’orgueil restait souffleté par l’attitude outrageante de son cousin, ricanait :
— Rassurez-vous. Je n’ai pas eu la peine de chasser cette intrigante. C’est elle, en comédienne habile, qui, lorsque je l’ai mandée, m’a hâtivement jeté, de la manière la plus arrogante, sa démission de lectrice, ainsi qu’un bracelet que vous aviez osé lui envoyer… Elle n’a même pas voulu qu’on la réglât ! Ces Français, ça crève de faim, mais l’amour des attitudes et des phrases exige qu’ils fassent du théâtre, des scènes à effet, qu’ils s’en aillent en beauté !… C’est une cabotine, entendez-vous, une cabotine ! comme toutes celles qui vous ont perdu, comme votre Pington et votre Oligado, comme toutes celles qui vous ont dépouillé, volé, être stupide que vous êtes ! Elle est digne de ses précédentes, cette saltimbanque, cette maudite !…
Le Prince n’en entendait pas davantage. Au mépris de toute étiquette, il quittait la Salle des Gardes où l’on dînait ce soir-là. Aux valets de pied, stationnant dans le vestibule, il commanda :
— Qu’on me mène de suite à l’appartement de Mlle de Targes !
Quelqu’un l’arrêtait par le bras. C’était Ardessy qui, énigmatique, souriait doucement dans sa moustache fauve.
— Prince ! Prince !… Vous commettez l’irréparable !
— Tu m’embêtes ! Mêle-toi de ce qui te regarde.
— Alors, Prince, Elle vous plaît décidément à ce point ?
— J’en suis fou !
— Vous ne regretterez rien ?
— Rien. Frida m’est odieuse. Elle a prononcé des mots insultants. Je ne l’ai pas épargnée non plus ; c’est fini, bien fini.
— Et Mlle de Targes ?
— C’est un ange que j’adore !
— Que vous adorerez… combien de temps ?
— Toute la vie ! car, entends-tu, brute ? si elle y consent, cette petite, je l’épouse !
— Prince ! Que dirait l’Empereur ?…
— Je m’en moque ! Je suis encore assez riche pour faire ce que je veux et je ne serai point le premier de ses filleuls ayant pris la clef des champs. Pour ce que le métier de prince est joli ! Voyez Sérajevo ! Deux pièces au tableau !… Soupé, soupé, mon bon ami ! J’en ai soupé ! Le bonheur passe près de moi, je ne serais qu’un pleutre de le laisser échapper !
— C’est bien. Inutile de monter chez votre idole. Si Wogenhardt a sa police, moi, j’ai la mienne. Tout est prévu… Vous serez content de Basile Ardessy. Venez !…