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Sous le fouet : $b mœurs d'Outre-Rhin

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Le trio avait disparu…

Françoise entendait leurs pas s’éloigner peu à peu. Elle avait comme conscience de l’avoir tué, cet homme, et chose affreuse, hébétée, tremblante, secouée de frissons convulsifs, elle n’en éprouvait aucun regret, aucun remords…

Machinalement, elle ramassait ses vêtements épars, piétinés dans la lutte, et regagnait sa chambre où, avec des mouvements désordonnés de folle, en hâte, elle se rhabillait.

Un bruit de pas sur le gravier, une galopade dans l’escalier : c’était Marina, qu’Augustus, sur un ordre donné, venait de relâcher et qui, échevelée, haletante, rejoignait sa maîtresse.

— Le comte Ardessy part en auto, Signorina. Il va chercher un médecin. Le Prince s’est blessé, paraît-il… Augustus, ah ! le misérable !… m’a enfermée dans sa cave… Si vous saviez !… J’ai entendu, oui, j’ai entendu le maître d’hôtel et lui qui causaient. Il y a la guerre. On mobilise !

La prédiction de l’Archiduchesse se réalisait.

— Signorina ! continuait l’Italienne. Je connais le moyen de vous sauver. J’ai vu la clef du portail. Je sais où elle est. Je l’ai vue !… Devant Augustus, à sa droite… Cette clef !… J’en ai rêvé tantôt dans cette cave où l’on m’a jetée, demi-morte de peur, après m’avoir… Je n’ose pas vous dire !… Les souffrances endurées, la rage ressentie ne m’ont pas ôté l’usage de l’esprit. J’ai réfléchi et je garde le pressentiment, croyez-en votre pauvre servante, plus misérable encore que vous ne pensez, que bientôt, grâce à moi, vous sortirez d’ici. Ayez confiance ! Ah ! ce que j’ai subi pendant ces quelques heures n’est rien, rien, si vous y trouvez la liberté !…

Mlle de Targes regarda plus attentivement l’Italienne. La cernure profonde qui bistrait ses yeux, la sueur qui perlait à ses tempes, les éraflures de son maigre visage aux cheveux collés, la brûlure de son haleine, révélaient qu’elle aussi avait eu à se défendre, à lutter comme une brave petite bête sauvage, désespérément.

Quel supplice avait-on imaginé pour celle-là ?…

En quelques mots haletants, l’enfant la renseigna. C’était monstrueux…

Augustus, la voyant passer, l’avait hélée avec, — ô surprise !… un joyeux sourire. Lui, si peu bavard d’ordinaire, s’était montré tout à coup prolixe, faisant assaut d’amabilités. La Triestine, stupéfaite, s’était, une minute, bercée de l’espoir qu’un renseignement quelconque s’échapperait de cette conversation. Elle avait avancé le nez, inspectant avec curiosité l’intérieur de la maisonnette.

De plus en plus engageant, le hideux bonhomme l’avait invitée à compléter son inspection. Sans défiance, elle était entrée… Alors, fermant la porte, il avait abattu sur la proie guettée, sur la proie enfin permise, ses pattes de géant… Maigre les ruades et les sursauts désespérés de la fillette, il tâtait ce corps gracile, écrasant sous ses doigts lourds le fruit menu des seins trop jeunes qu’il cherchait à faire jaillir du corsage arraché… Elle s’était défendue vaillamment, la pauvre fille, mais lui, bravant les morsures et les coups d’ongle, lui avait ligoté les pieds, puis les mains. Enfin, il l’avait bâillonnée de son mouchoir sale. Puis, cela avait été innommable… Il s’était baissé, relevant les jupes de la malheureuse, lui faisant subir l’odieux supplice de ses baisers immondes… Il n’avait lâché le triste corps soubresautant que lorsque son caprice abject eut été satisfait. Et, traînant par les cheveux cette forme humaine, loque souillée de sa bave de brute, il avait ouvert la trappe de sa cave et le corps de l’enfant, dégringolant les marches, tombait sur un tas de charbon, la tête la première… Elle aurait pu, sur le coup, être tuée…

Elle était demeurée là, pantelante, durant des heures… Par le soupirail, elle avait entendu les propos échangés entre son bourreau et la valetaille. Enfin, Augustus était venu l’empoigner à nouveau, puis l’ayant remontée dans sa loge et délivrée de ses liens, il avait souligné, d’un geste bien tudesque, toutes les tortures endurées par sa victime, en lui octroyant, marque du plus insultant mépris, un large coup de pied dans le derrière…

Elle s’était enfuie vers sa maîtresse. Maintenant, sanglotante, elle était abattue à ses pieds. Françoise l’avait écoutée, frémissante. Ce que Marina venait de souffrir, le guet-apens du bain dont elle avait failli être elle-même victime, la morsure, cuisante encore, du fouet de la Dortnoff, l’emplissaient d’une terreur folle en même temps que d’une haine farouche. Sa torpeur était passée. Une pitié profonde envers la Triestine la faisait se pencher sur cette fragilité plus blessée qu’elle…

La sauvageonne s’était tue, la regardant avec une ferveur extasiée, joignant les mains, se sentant comme protégée par la plus forte, par la plus grande.

Émue, Françoise avait pris le front de la fillette entre ses doigts et, avec une infinie tendresse, y déposait un baiser. Humides de larmes, les yeux de l’Italienne rayonnèrent. Elle murmura :

— Par la Madone, Signorina, pour vous, je sacrifierais ma vie !

Venu du lointain, un bruit leur parvenait, confus, croissant… Elles percevaient distinctement l’aigre bruit du fifre et le sourd grondement que font les troupes en marche…

Une immense tristesse envahissait le cœur des jeunes filles. Le soir tomba. Nul bruit. Elles n’entendirent pas Ardessy rentrer. Le rez-de-chaussée était plongé dans le silence.

Solennel, le maître d’hôtel vint, comme de coutume, prendre les ordres. Mlle de Targes n’accepta rien.

Vers dix heures, pendant que Françoise était plongée dans une morne méditation, la Triestine demanda :

— Avez-vous de l’or, Signorina ?

Oui, elle possédait environ quinze mille francs sur elle. Toutes ses économies amassées durant dix-sept mois de servage : un chèque de dix mille francs, le reste en billets de banque et en une trentaine de doubles-couronnes d’or.

— Mettez cela dans votre sac. Prenez votre chapeau. Tenez-vous prête. Suivez-moi. Ne faites aucun bruit !

Avant d’ouvrir la porte sur le grand escalier, l’Italienne murmura :

— Nous ne pourrons jamais nous sauver toutes deux… N’ayez pas peur et, voulez-vous, Signorina ? embrassez-moi une fois encore, la dernière… Dieu, qui est juste, s’il n’est pas avec moi, sera avec vous !

Les deux femmes se glissèrent dans le parc ; la demie de dix heures sonnait. Elles atteignaient, en silence, la maison du portier où elles aperçurent, formidable cerbère aux poings géants, gardant fidèlement la grille d’entrée, l’ignoble Augustus, ronflant sur sa chaise…

— Tenez-vous près de la grille, souffla la Triestine. Quelque bruit que vous puissiez entendre, dès que vous aurez la clef du portail, ramassez-la. Ouvrez et, sans vous soucier de moi, partez !… Partez sans vous retourner, sans un regard, sans un mot !… Adio, Signorina !…

Elles s’étreignaient…

Précautionneusement, elle ouvrit la porte de la loge.

Sur la table où il dormait, devant les pattes velues du monstre, s’étalait la clef libératrice… Nouveau David, la frêle fille de Trieste se mesurait avec Goliath endormi…

....... .......... ...

Tout le reste n’était qu’un autre rêve affreux, un autre rêve atroce, vécu par Françoise de Targes.

Une clef, jetée sur le sable et ramassée, avec la rapidité de l’éclair, par la fugitive, laissant, toute grande ouverte, la lourde porte de fer aux grilles dorées… Le bruit d’une lutte… Un coup de feu… Des clameurs dans la nuit… Une course de bête traquée à travers bois, à travers champs… Le hasard d’une voiture de laitier rencontrée à l’aube et qui, moyennant dix marks, la conduisait, échevelée, rompue, à une gare encombrée de soldats allemands, appelés sous les drapeaux par la mobilisation, pour le triomphe de la « Kultur », voilà ce que Françoise, les tempes bourdonnantes, le corps brisé, le cœur prêt à sauter et le cerveau en délire, revoyait dans le compartiment de première qui l’emportait vers la Suisse, dans l’infernal supplice d’un cauchemar épouvantable, d’un cauchemar sans nom, d’un cauchemar sans fin !…

Et, là-bas, auprès de la lourde porte de fer aux rosaces compliquées, dans la loge du cerbère Augustus, devant les nègres atterrés et stupides, gisait, un trou sanglant au milieu du front le frêle petit cadavre de Marina, la Triestine, qui, courageusement, avait fait le sublime sacrifice de sa vie pour sauver Françoise, parce que celle-ci, dans sa douceur, dans son humaine tendresse, lui avait révélé ce qu’il y a de plus magnifique au monde : la Bonté !…

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