← Retour

Sous le fouet : $b mœurs d'Outre-Rhin

16px
100%

X
Et puis, il y eut la guerre…

— Je t’ai admirée en robe de soirée, de visite et d’intérieur, en maillot de bain, et même en chemise de nuit, mais jamais, non jamais, je ne t’ai vue aussi belle, aussi chic, aussi réussie, aussi « chef-d’œuvre » enfin ! que sous ce costume-là !…

C’est Mlle Corbier qui, volubile, parle ainsi.

Son éternel monocle à l’œil, elle inspecte dans le hall de la rue Desbordes-Valmore, où Jacques Provence a réuni tant d’œuvres d’art, sa Françoise qui se tient devant elle, vêtue du fourreau blanc des infirmières, drapée dans l’ample manteau bleu, sa jolie tête grave, aux yeux tristes, serrée sous le bandeau où saigne la pourpre d’une toute petite croix…

Il y a six mois qu’elle est de retour, cette vaillante Françoise. Comme un oiseau blessé qui, tirant de l’aile, revient au nid, elle s’est abattue quai Voltaire, un soir d’août, brisée par plusieurs nuits de voyage et par les émotions les plus effroyables.

Il fallait voir la fureur d’une Moune écumante montrant les poings à cette saleté d’Archiduchesse, à sa clique d’ivrognes, de bourreaux, d’empoisonneurs et de pervertis ; à ce Prince — un satyre qui n’avait rien inventé en comparant sa nièce à un lis ! — à cette Dortnoff, qui méritait d’être pétrolée, puis grillée vive, et à ce comte Ardessy, — une ordure doublée d’une fripouille !

— Plus fripouille encore que mon notaire ! On l’a arrêté, tu sais, mignonne ? Cette canaille n’avait englouti que trois millions à sa clientèle ! C’est un rien, un souffle, un rien… comme fredonnait Rip. Une paille ! Nous sommes, pour notre compte, allégés de trois cent cinquante billets de mille. De quoi faire à la notairesse des papillotes de luxe pour la nuit.

Depuis lors, Marie-Antoinette Corbier ressasse chaque jour, le même chapelet de malédictions et d’injures plus ou moins variées, mais parfois sonore, un rire s’échappe de ses fortes lèvres.

— Comme tu es heureuse de pouvoir rire encore, ma Moune ! constate sa nièce.

— Où est le temps, par contre, où, toi, tu riais de tout ? Où tu me sortais des aphorismes à la Sainte-Thérèse et à la Spinoza ? Il faut que ce soit moi maintenant, moi, la grosse ronchon, qui fasse le pantin pour t’arracher un sourire. Ah ! ma Reine jolie, t’avoir là, te cajoler, t’embrasser ! Quelle joie ! Quoi qu’on dise, va, il y a, malgré tout, un peu de bonheur pour les braves gens…

— Tu trouves ?… Il y a tant de braves gens qui meurent sur le front, à chaque heure qui passe !

— A mon âge, on est égoïste. C’est nous les braves gens. Ceux dont tu parles sont des gens braves.

— Évidemment… Tu finiras par trouver que ton notaire est la crème des hommes. Puisqu’il est encore en prison, tu devrais songer à lui envoyer quelques douceurs.

— Pour quoi faire ?

— Pour lui exprimer ta satisfaction de le savoir à l’abri des balles, pendant que sa clientèle se fait copieusement casser la figure.

— Il y a un progrès. Tu railles. Ton moral s’améliore. Bientôt tu riras.

Françoise secoue lentement la tête.

— Non, Mounette, non ; je ne rirai plus, tant qu’il y aura la guerre.

— Crois-tu, hein ?… Tu sais qu’on est toujours sans nouvelles du fils Giraud. Quand il est parti, le premier jour, et qu’il m’a embrassée, ah ! ma chère ! ce que j’ai pleuré !… Une fontaine, dont on aurait arraché le robinet ! La maman Giraud, chez qui j’allais chaque matin tremper ma demi-douzaine de mouchoirs, ne cessait de me réconforter, de me rassurer :

«  — Ayez confiance, ma bonne ! disait-elle. Elle reviendra, cette chère enfant. Dieu ne l’abandonnera pas. Elle est dans sa main ! »

J’ai bondi.

«  — Dans sa main ? lui ai-je répondu. La voilà bien lotie ! Dieu n’a pas assez de ses dix doigts pour se les fourrer dans l’œil. »

La pauvre était scandalisée de mon impiété, mais que veux-tu ? Je devenais enragée. Je ne vivais plus. Sans nouvelles de toi depuis trois semaines, je pensais que ces misérables t’avaient assassinée ! Je courais avec l’oncle Jacques, les ministères, les ambassades. On remuait ciel et terre. Pour ça, je n’ai rien eu à lui reprocher. Et puis, il est mort, n’est-ce pas ?… Paix à ses cendres !… Il est mort bien, après avoir vécu très mal.

— Oh ! Tante, dis qu’il est tombé en héros !…

— En héros crâneur !… Une rose à la main !… Je te demande un peu ! A son âge !… On comprend ça chez un Saint-Cyrien, mais chez un monsieur ventru !…

— Ne sois pas injuste, Moune. Il a été admirable. Et puis, songe à ce qu’il a fait pour nous !

— Pour toi.

— Pour nous.

— Pour toi. Tu es sa légataire universelle. Ah ! Mademoiselle la femme de lettres, vous êtes devenue un plus beau parti qu’avant !

En effet, dès le retour de sa nièce, Jacques-Olivier de Targes s’était engagé, réclamant la faveur de monter, tout de suite, en première ligne. Il aurait voulu, méprisant l’âge, la fatigue et l’impitoyable maladie qui le rongeait, écrire un beau livre, une œuvre vécue sur la grande guerre.

Que risquait-il ?… De mourir un peu plus tôt ?… La Faculté n’avait-elle pas compté ses jours ? Autant finir en beauté…

Et il était tombé dans une vague d’assaut, grimpé sur un talus, entraînant les autres, une fleur à la main, en récitant, — ce poète ! — des vers du quatrième acte de Cyrano !…

La mort sublime de Jacques-Olivier de Targes, dit « Provence », avait donné aux folles erreurs de celui qui fut Frère Jacques la plus glorieuse absolution…

Françoise l’a très sincèrement pleuré.

Elle pense à lui, dans ce décor somptueux où il aimait à vivre, avec la même piété qu’elle accorde au souvenir de la petite Triestine.

Quelquefois, assaillie d’un doute douloureux, ce nom lui monte aux lèvres : Marina !…

Mais Moune est là, veillant au grain. Son autorité bougonne intervient :

— Console-toi, va !… Elle aura bien su se débrouiller toute seule, cette petite ! Telle que tu me l’as dépeinte, c’est une luronne qui n’a pas froid aux yeux. Elle a dû conserver ton adresse… Un beau matin, quand nos « poilus » auront flanqué une raclée définitive aux Boches, tu recevras une carte postale t’annonçant le débarquement de ta macaroni. Tu verras, fillette, tu verras !… Tout s’arrange dans la vie… D’ailleurs, c’est M. Alfred Capus qui l’a dit !…

— Aujourd’hui, il ne le dirait plus.

Françoise a raison. Les choses ne vont ni aussi vite, ni aussi bien, que le veut l’optimisme exagéré de Marie-Antoinette Corbier.

Ah ! cette Moune ! Elle a jeté feu et flammes quand l’ennemi descendait en trombe sur Paris. Le miracle de la Marne l’a rendue délirante de joie… Le portrait du Général Joffre garde, depuis, une place d’honneur dans sa chambre à coucher. En parlant du grand soldat, il lui arrive de bégayer d’admiration.

— Dommage que celui-là ne soit pas célibataire, déclare-t-elle avec son turbulent cynisme, c’est le seul homme que je consentirais à épouser !

Quand sa nièce est présente, elle ajoute, non sans un brin de malice au fond de ses gros yeux :

— Il y en a bien encore un autre pour qui j’ai un faible, mais, celui-là, je suis trop vieille pour lui. Il s’appelle…

Mais Françoise ne répond pas.

Son service à l’hôpital-annexe de l’avenue Malakoff, que Mme Champel-Tercier, la femme du richissime banquier, a mis à la disposition de l’autorité militaire dans l’hôtel qui lui appartient, lui prend la majeure partie de son temps.

Vivant exemple d’endurance et d’énergie, Mlle de Targes fait preuve d’un inlassable dévouement. Ses nerfs sont d’acier, son corps de fer. Infatigable, elle ignore le repos. Ses mains fines ont appris à panser les plaies les plus répugnantes, à essuyer sans dégoût les plus affreuses purulences, à fermer pieusement les lourdes paupières des moribonds et sa douce voix a su bercer dans un beau rêve les plus atroces agonies…

Tous les blessés l’adorent. Elle est la fée de l’hôpital. Sa blonde silhouette n’a qu’à paraître pour que tous les visages s’illuminent et sa douceur est à tel point proverbiale que, familièrement, certains soldats l’ont dénommée « Bon-Temps ».

Il y a des titres de gloire qui ne valent pas celui-là… C’est du bon temps qu’on passe, grâce à elle, après les heures infernales subies et souffertes dans le frénétique carnage des champs de bataille. C’est du bon temps quand ses belles mains, agiles et souples, vous happent et vous soulèvent, tel un enfantelet, vous penchent, vous emmaillottent et vous bordent, chastement maternelles…

C’est encore du bon temps — et du meilleur — quand, au moment redouté des opérations délicates, son angélique sourire vous est une caresse légère avant l’envahissement par l’angoissante torpeur du chloroforme et de l’éther… C’est aussi du bon temps, quand, rouvrant les paupières après avoir frôlé l’infini de la mort, vous rencontrez ses yeux splendides où la bonté rayonne… Et les potions savamment préparées et remuées, les breuvages acidulés, dont la fraîcheur est un délice pour la bouche enfiévrée, les paroles berceuses et consolatrices, tout cela, — n’est-ce pas ? — oui, tout cela, c’est du bon temps pris sur les horreurs et sur les tortures d’une époque qu’on souhaite sans lendemain…

— Regarde-la passer, « Bon-Temps », mon vieux, a dit un jour un blessé à son voisin de lit. Tu trouves pas qu’on dirait une fleur ?…

Et Françoise, qui a entendu, est devenue pâle, atrocement…

Elle se souvient qu’elle fut, il y a quelques mois à peine, une triste fleur de France jetée par le hasard, très loin, dans une Cour d’Allemagne, et ses yeux, qui ont tant pleuré, ses yeux qui ont pleuré d’angoisse, pleuré de honte sous l’odieux claquement du fouet, ses yeux éblouissants et splendides se ferment pour revoir, une fois encore, la brune image de la Triestine, de cette petite Rina qui, héroïquement, a sacrifié sa vie pour la sauver…

En dépit des suppositions favorables de Moune, qu’est-elle devenue, hélas ! la pauvrette ? Françoise se reproche de l’avoir écoutée, de l’avoir abandonnée, de s’être enfuie lâchement, poursuivie, talonnée par une horrible épouvante… Oui, Marina est morte… Elle le comprend. Elle le devine. Elle le sent, et des sanglots lui montent à la gorge, l’étouffent…

Des journaux suisses lui ont appris la fin du Prince Hugo, massacré en Lithuanie, à la tête de ses troupes. Tiens ! Elle ne l’avait donc pas tué tout à fait, celui-là ? Elle n’a même pas eu un tressaillement !… Par contre, Moune s’est livrée aux douceurs démonstratives de la plus intense jubilation.

— Ça fait une jolie crapule de moins ! a-t-elle déclaré en guise d’oraison funèbre. A propos, sais-tu ce que j’apprends, mignonne ? La mère Fessier, cette abominable gueuse, vient d’être expulsée ! Elle était Boche de naissance, cette coquine, ma chère !… A qui se fier ?…

Chargement de la publicité...