L'Été à l'ombre
LA NOËL DE GRAND-PÈRE
DÉDIÉ AUX ENFANTS
I
Dans notre pays de Provence, quand vient la Noël, les petits enfants s’amusent beaucoup : — je vais vous dire comment.
Il n’y a pas d’arbre de Noël. Et on ne met pas ses sabots dans la cheminée, parce qu’on porte peu de sabots.
J’ai bien entendu dire que d’autres enfants mettaient leurs souliers dans la cheminée : moi, je n’ai jamais fait ça. D’abord je ne croyais pas à l’existence du bonhomme Noël : alors je n’aurais pas mis mes souliers dans la cheminée, puisque, selon mon idée, il ne serait venu rien mettre dedans.
II
Comment donc s’amusent chez nous les petits enfants pour la Noël ?
Voilà, ils font des « crèches ». Et comment fait-on des crèches ? Voici :
On prend une caisse de bois, de la grandeur qu’on veut, on la pose sur une table ou sur une étagère, et, au lieu de la laisser debout, l’ouverture en haut comme si on voulait la remplir de quelque chose, on la renverse. De cette manière, l’un des côtés étant l’ouverture, elle a tout de suite l’air d’un théâtre.
Dans ce théâtre, on met les décors. Oh ! les jolis décors !… Ce sont d’abord des pierres naturelles, les plus pleines de trous et de bosses qu’on puisse trouver dans la colline ou au bord de la mer.
Après cela, on va chercher de belles plaques de mousse bien verte. On en trouve dans la colline, du côté du nord, au fond des ravins où le soleil n’entre jamais. La mousse est là, qui vit bien tranquille, au pied des bruyères. Elle est épaisse et molle comme un beau tapis : — c’est vrai qu’on dirait du velours… mais c’est plus beau. Cette mousse est formée de milliers de petites étoiles vertes pressées les unes contre les autres. Il y a quelquefois dessus des aiguilles de pins qui sont tombées… on les écarte ou on les laisse, s’il n’y en a pas trop, car cela aussi est joli. Elle est tout humide, la mousse, puisqu’elle vit d’humidité… On enfonce ses cinq doigts tout droits dedans, puis, bien doucement, on glisse sa main par dessous, à peu près comme on fait pour prendre une toupie en train de tourner… Quand on a placé ainsi sa main, on la soulève avec précaution ; de tous les côtés les brins de mousse s’arrachent et on a une belle plaque, avec les racines qui portent de la terre mouillée, légère… on dirait véritablement une prairie, une prairie tout entière. Quelquefois une fougère naissante est venue avec ; alors il semble tout à fait qu’on a dans la main une grande prairie, avec un grand arbre au milieu ! Quand on a la mousse (on peut en prendre aussi sur les murailles, toujours au nord, mais celle-là est moins souple, moins belle, moins vivante), on la porte à la maison et on la met, à son idée, sur les pierres qui font le décor du théâtre.
Et, tout de suite, les pierres ont l’air d’être des montagnes… Voici des chemins pour les charrettes, d’autres où ne peuvent passer que les mulets et les hommes, d’autres où ne pourront venir que les chèvres seulement… le berger sera bien forcé de rester plus bas… ce sont des cimes inaccessibles.
Quand tout ce pays est bien arrangé, on pense à montrer qu’il y a de l’eau ; alors on pose un morceau de vitre ou de miroir entre deux pierres… on fait déborder, par-dessus, tout autour, un peu de mousse verte, et voilà un bassin, une source… Ah ! que c’est beau !
Mais le décor n’est rien. Il faut que la pièce commence. C’est toujours la même, et elle est si touchante ! Le petit enfant Jésus est né dans une étable… Il est couché sur de la paille. Sa mère et saint Joseph le regardent, et, de tous les côtés, des paysans, des pâtres, lui apportent des présents, parce qu’un ange, descendu du ciel, leur a annoncé la grande nouvelle… Il vient aussi des rois pour voir Jésus dans son berceau… Ceux-là, une étoile marche devant eux, qui leur montre le chemin…
III
Pourquoi est-ce une grande nouvelle, la naissance de Jésus ? Parce que ce petit enfant, devenu un homme, a appris à tout le monde de très belles, de très bonnes choses que, depuis ce temps, les mères et les pères conseillent toujours à leurs enfants.
Il a conseillé, le premier, à tous les hommes de s’aimer beaucoup entre eux, de ne pas se faire du mal, et d’aimer même les bêtes, en souvenir de l’âne et du bœuf qui le réchauffaient en soufflant sur lui leur haleine chaude, lorsque, tout petit et tout nu, il était couché sur la paille.
… Voilà donc la pièce qu’il faut montrer.
Au plafond de la crèche, on a collé du papier bleu, c’est le ciel. On y a même collé des étoiles en papier d’argent. De ce plafond, c’est-à-dire du ciel, — tombent deux ficelles : l’une au bout de laquelle est suspendu l’ange Gabriel, sa trompette à la main, les deux ailes ouvertes — (il plane, annonçant la bonne nouvelle) ;… l’autre, au bout de laquelle se balance l’étoile — une comète — qui guide les rois mages. Ils sont trois, dont un nègre, qui a un turban — et ils portent l’encens, la myrrhe et l’or.
Tous ces personnages, chez nous, on les achète au marché, de bons paysans qui les ont faits en terre — avec leurs doigts. Il y en a de toutes les grandeurs ; ils sont peints « artistement ». Les couleurs sont tendres et vives. C’est vraiment très gai. Les personnages ont les costumes du pays où on les a faits.
Voici une femme qui va porter à Jésus un petit poulet. Elle le tient par les pattes, la tête en bas — pauvre bête ! Elle a un grand, grand chapeau noir, grand comme un parapluie — à cause du soleil ; — c’est la mode de notre pays.
Voici un joueur de tambourin. La courroie de son long tambour est passée à son bras gauche. La caisse de l’instrument lui bat les jambes… Il marche, et pendant que sa main droite frappe le tambourin avec la fine baguette, sa main gauche rapproche de ses lèvres la petite flûte dont il va jouer en même temps.
Et puis, une foule de personnages suit ceux-là. Il y a le berger, en grand manteau, avec tous ses moutons. Il y a la vieille qui file. Il y a ceux qui portent des agneaux. D’autres qui portent des sacs… Chacun fait ce qu’il peut.
Tous ces personnages, on les dispose du mieux possible dans le théâtre qu’on a préparé.
Premièrement, dans une cabane ouverte à tous les vents, sur un peu de paille, on met le petit enfant Jésus, puis ses parents, qui sont assis pas trop loin ; puis l’âne et le bœuf, tout près de lui, couchés, leurs genoux pliés sous eux et le museau très près de Celui qu’ils veulent réchauffer.
Ensuite, on pose les personnages qui sont déjà arrivés, ceux qui sont entrés et qui se retireront tout à l’heure pour faire place à d’autres… Quand les rois sont dans la crèche, il y a une chose drôle, c’est que l’étoile d’or, la comète, est bien forcée de les attendre dehors !…
Enfin, on arrange de tous les côtés tous les autres… Ici des bergers qui écoutent l’ange… pendant que les moutons broutent la mousse, qui joue le rôle de l’herbe. Là, des gens qui se sont rencontrés au détour du chemin. — Où allez-vous ? — A Bethléem. — Venez-donc avec moi. — Pourquoi faire ? — Je vous expliquerai ça en route, venez vite ! Je suis pressé ! — Et, de tous les côtés, les gens vont dans tous les sentiers… Il faut prendre soin qu’ils soient presque tous tournés dans la direction de la crèche, puisqu’ils s’y rendent.
Et voilà comment s’amusent pour la Noël les petits enfants dans mon pays de Provence.
IV
Mais je vous ai dit tout ça parce que j’ai quelque chose à vous conter que je tiens de mon grand-père.
Quand il était petit… il y a cent ans de cela ! Mon Dieu, oui !… Comme le temps passe tout de même ! Il faut bien l’employer, voyez-vous !… Quand il était petit, mon cher grand-père, qui est mort depuis quinze ans, eut envie, lui aussi, de faire une crèche.
Son père, à lui, conseilla de la faire dans une grande cheminée qui servait rarement, une de ces cheminées à manteau, comme on dit, si grandes, que deux grandes personnes peuvent s’asseoir dessous.
Vous pensez quelle joie ! La crèche serait si vaste ! il fallait des personnages hauts comme toute la main, au lieu qu’il y en a beaucoup qui sont gros seulement comme le petit doigt.
On fit donc la crèche dans cette grande cheminée, qui était celle du salon, et du feu dans la cheminée de la salle à manger, qui était à côté du salon… Cet hiver-là il ne faisait pourtant pas froid du tout, mais pour la Noël, chez nous, en ce temps, on bénissait encore le feu. Et puis, le feu, c’est si gai à voir !
Or, voici comment se faisait la bénédiction.
V
Quand toute la famille était réunie, avant de se mettre à table… oh ! les belles tables de Noël, blanches, étincelantes et si chargées de beaux fruits, de dattes et d’oranges, ornées de laurier vert !… Je dis donc que devant la table mise et tout le monde présent, le plus vieux ou le plus petit de la famille s’avançait vers la cheminée, et là, étendant la main vers la flamme du foyer, il disait : « Sois béni, feu ! Tu nous réchauffes, tu cuis notre pain ! sois béni. Et ne nous fais jamais de mal ! ne deviens jamais l’incendie… Nous t’aimons, feu, et nous te bénissons ! » Après ces paroles, ou d’autres à peu près pareilles, on se mettait à table et on mangeait joyeusement.
Le plus joli de la Noël, c’était que, ce soir-là, et cette bonne habitude du moins dure encore, les familles se réunissaient de très loin. Ceux qui étaient séparés toute l’année se retrouvaient, ce soir-là. On voyait des fils, pauvres, partir deux jours avant la Noël, à pied, à travers les montagnes, pour aller voir leur vieille mère. Et, eux aussi, comme les visiteurs du petit Jésus, ils portaient quelque chose… un poulet… un sac de châtaignes… Ces coutumes vont se perdant. Elles avaient du bon. Elles signifiaient qu’avant tout, je vous dis, nous devons nous aimer les uns les autres, car la vie est courte et souvent triste. En s’aimant, on est presque heureux.
VI
Et pendant le repas, de temps en temps, les enfants regardent leur crèche, pour voir si rien n’a bougé… mais rien ne bouge, s’ils n’y touchent pas !
Revenons à mon grand-père. La crèche fut faite, comme j’ai dit, dans la grande cheminée. C’était magnifique. On alluma des lampes. Les voisins vinrent voir. On en parla beaucoup dans tout le village.
« Et vous allez détruire cette belle crèche ! Comment pourrez-vous faire ça ? »
Non, on ne la détruisit pas ! Il fut convenu que la crèche resterait jusqu’à l’année prochaine, dans la grande cheminée. Et elle y resta, en effet ; seulement, on fit tomber, devant, — un rideau, et elle attendit la Noël prochaine.
— N’y touche pas, Jacques, jusqu’à la Noël, avait-on dit à mon grand-père. Le bonhomme Noël ne serait pas content !
Mais le diable est fin… et comme la Noël suivante approchait, mon grand-père, le petit Jacques, était très tourmenté de l’idée de la crèche.
Tout était-il bien resté en ordre depuis un an ? la mousse était-elle encore verte ? et toutes ces grandes branches de houx, avec des fruits rouges, les tiges de bruyère, qui jouaient des forêts véritables, ne faudrait-il pas les renouveler ?… Jacques était donc très tourmenté.
Une nuit, la veille de la Noël, il n’y tint plus, il se leva tout doucement… (à huit ans, on se lève tout seul), il alluma une allumette qu’il avait volée, ce qui lui était encore plus défendu que tout le reste, et, une bougie à la main, il alla visiter sa crèche.
VII
Comme le cœur lui battait, lorsqu’il souleva le rideau !… Tout était bien en place. Voici les rois, l’étoile, les bergers, et la cabane où est Jésus sur de la paille !
Tout à coup (comment cela se fit-il, on n’a jamais su !) un jet de lumière éblouit l’enfant…
— Au feu ! au feu !… Maman ! au feu !
La crèche était en feu !… La cheminée tirait bien : en un clin d’œil le rideau eut flambé et laissa voir la crèche, le beau théâtre, avec ses personnages pauvres et riches, bergers et rois, qui brûlait !… Les forêts se tordaient en crépitant. Les fruits rouges des houx se tortillaient au bout des branchettes noires et tombaient dans les prairies sèches qui se mettaient à fumer. Les bruyères, qui avaient encore leurs fleurs violettes, jetaient des bouffées de flamme… on eût dit un incendie de poudrière !… La ficelle de Gabriel, léchée par la flamme, se rompit tout à coup — et Gabriel, la trompette en main, les deux ailes ouvertes, tomba lourdement sur un berger qui tomba sur un mouton — malheureusement, car le mouton étant plus dur que la mousse, le berger se rompit un bras, comme Gabriel s’était cassé une aile.
Des gens qui causaient au bord des ravins furent précipités dans l’abîme. Les deux rois blancs devinrent noirs, et, chose curieuse, le roi nègre — s’étant écaillé — devint tout blanc… C’étaient comme autant de miracles — pas risibles du tout — et si curieux pourtant qu’au lieu d’éteindre l’incendie, tout le monde de la maison, qui était accouru, restait là à le regarder… en bonnet de nuit !
L’eau de la source, qui semblait gelée, parce que c’était du verre — fondit ! — Les pierres se fendirent et dégringolèrent — et enfin l’étoile descendit du ciel, et, tout enflammée, brilla d’une vraie lumière !
Mais le plus beau, le voici… La cabane où était Jésus, étant bien à l’abri sous un enfoncement de grosses pierres, brûla la dernière… Tout était presque fini, vu le bon tirage de la cheminée, quand la paille sur laquelle reposait Jésus commença à prendre feu.
… Mon grand-père, qui était petit, poussa un cri !… s’élança dans la cheminée, saisit l’enfant Jésus dans les ruines fumantes et le déposa sur le tapis au milieu des applaudissements.
Et voilà comment mon grand-père a sauvé le Sauveur du monde, et cela, parce qu’il l’aimait, ayant lu l’Évangile où il est écrit : « Aimez-vous les uns les autres. »
Les personnages ayant été repeints, on refit l’année suivante une très belle crèche à mon grand-père — et elle est toujours dans la cheminée. Je la garde encore, sous un rideau, mais personne ne peut la voir. — Jamais ! — J’ai bien trop peur qu’on me la brûle.