L'Été à l'ombre
QUINZE AOUT ET QUATORZE JUILLET
— « Autrefois », me dit Darbous d’un ton mélancolique, en plaquant une truellée de ciment au fond d’un trou qu’il a ouvert dans mon mur, pour y sceller le double support d’une cloche, « autrefois… c’était le 15 août ! »
Ces paroles, qui font suite à la pensée la plus secrète de Darbous, me semblent étranges ; mais, de lui, rien ne m’étonne, et « je laisse venir ».
Darbous est un mot qui signifie : taupe ; c’est le sobriquet provençal de mon maçon. Darbous soutient avec moi des conversations à perte de vue sur les plus graves sujets. Il a des façons très originales de considérer les choses, et je l’écoute toujours avec un infini plaisir.
— Est-ce que votre femme, Darbous, s’appelle Marie ?
— Oh ! ce n’est pas ça, monsieur ; et si je parle du 15 août, c’est que nous y voici, et je dis que le 15 août, c’était le 14 juillet de l’Empereur.
— Il y a une grande différence entre les deux dates, Darbous, puisque le 14 juillet, c’est la fête de la République — entendez-vous ? — de la liberté !
Darbous laisse tomber sa truelle dans l’auge vide, lève sur moi un regard oblique, prend dans sa boîte en écorce de châtaignier une grosse pincée de tabac, et dit :
— Alors, vous y croyez, vous, à la liberté ?
J’entrevois dans ces quelques mots des profondeurs incalculables, et, bien vite, curieusement, je m’apprête à jeter la sonde dans ce néant qui m’est apparu.
— Tout ça, fait-il en reprenant sa truelle, tout ça, c’est la même chose un autre jour !… Voilà mes opinions. Aussi, moi, les jours de fête, je travaille, si les patrons veulent. J’en suis guéri, monsieur, de faire la fête avec le monde… Il y a longtemps que j’en suis guéri !
— Et depuis quand, Darbous ?
— Depuis la première fête du 14 juillet qui a été en France !
— Et pourquoi, Darbous, en êtes-vous guéri ?
— Pourquoi ? Parce qu’il m’est arrivé, le jour de cette première fois, un « tour du diable », un tour à devenir fou ! Alors j’ai juré de laisser la France faire toute seule la fête du 14 juillet, qui est le 15 août de la République.
— Ah ! vous avez juré, Darbous, de laisser la France faire ses fêtes toute seule ?
— Oui, monsieur ! Et depuis — voilà bien des années ! — je me suis tenu ma promesse !
* *
Darbous s’est tu. Il y a un silence très long. J’espère que l’histoire va suivre d’elle-même : elle n’arrive pas. Maître Darbous, monté sur une échelle double, donne « un coup de niveau » afin de poser bien droit ses supports de cloche. Alors, je prends mon parti :
— Et qu’est-ce qui vous est arrivé, Darbous, qui ait pu vous décider à ne plus prendre aucune part aux réjouissances publiques ?
Darbous devine que je le plaisante un peu, et, sans lâcher son niveau, il tourne vers moi la tête, et, clignant de l’œil :
— Vous parlez bien, monsieur ! vous parlez comme une affiche… Moi, je ne sais pas lire, mais on m’en a lu plusieurs !…
Il me parlait presque tout bas ; il s’interrompt, change de ton, et, sans transition, d’une voix d’ogre, pleine et forte, il crie à son manœuvre, un bambino en train de jouer avec mes chiens : « Dè mortiè ! » Et tandis qu’avec une lenteur merveilleuse le manœuvre gâche du mortier, Darbous, assis sur la haute plate-forme de l’échelle double, raconte :
— Depuis quelques jours, mon père me répétait : « Tu devrais bien brûler ces broussailles, pour nous en débarrasser ! »… Il faut vous dire, monsieur, que nous demeurons tout en haut du village, près des ruines du château, tenez, là-bas, regardez !
Il me désigne du doigt sa maison — plantée presque au sommet du cône qui domine toute la plaine et la mer, et sur lequel s’échelonne le vieux village de la Garde.
— Elle s’aperçoit de loin, celle-là !
— Pour mon malheur ! comme vous allez voir !… Donc, je répondais à mon père : « Dans quatre jours c’est le 14 juillet ; toutes ces saletés de méchantes broussailles, je les brûlerai ce jour-là et même la veille. Nous serons, comme ça, les premiers à faire « un peu d’illuminations. »
— C’était une bonne idée, Darbous.
— De plus mauvaise, monsieur, je n’en pouvais pas avoir ! Le 14 juillet arrive, j’avais fait un gros tas de toute cette ronçaille bonne à rien, pleine de piquants… j’y avais ajouté une vieille chaise cassée, deux ou trois caisses pourries… un peu de paille… et zou, une allumette !… Le feu part… Ça se met à brûler sur un emplacement vide devant la maison… C’était un peu avant la nuit ; et nous, assis à table, près de notre porte, nous commençons à manger la soupe, bien contents de ce feu de joie, qui nous débarrassait enfin de toutes nos balayures !
— Eh bien, tout ça, Darbous, ne peut pas faire un souvenir triste ?
— Attendez, monsieur !… Tout à coup un voisin, en courant, arrive, qui nous dit : — « Où est le feu ? — Le feu, gros animal, il te crève les yeux ! — Pas celui-là, l’autre ! — Nous n’en avons point d’autre ! — Alors, dit-il, ça va bien, quoique ça soit une idée drôle, de s’asseoir pour dîner devant un si gros feu, en plein mitan de juillet !… » Voilà qu’à ce moment j’entends le tambour… ran, pan, tan ! ran, pan, tan ! et je criai : « Ah ! bon ! voilà la fête qui commence ! » — « La fête ! Ah bien oui, la fête ! C’est le tambour qui annonce partout que vous avez, par accident, mis le feu chez vous ! Écoutez maintenant la cloche !… » La cloche sonnait, le tambour battait. C’était le tocsin et le rappel, et voilà que, par la petite rue qui monte vers notre maison, étroite et droite comme cette échelle-ci, je vois venir contre nous un magasin de monde, tout un régiment ! avec des cruches, des seaux, des arrosoirs, tout le tremblement, et enfin la pompe !… Ceux de la queue, oui, monsieur ! traînaient la pompe, qui était toute neuve, et ceux de la tête, avec leurs casseroles, apportaient l’eau !… Oh ! ils étaient bien cent cinquante, avec des gamins qui suivaient devant, et qui criaient : « Darbous a mis feu ! Darbous a mis feu !… » Moi, voyant venir ce spectacle, je me lève de table pour mourir de rire à mon aise ! J’étais si jeune, alors ! Mais en me voyant rire, tous ces gens-là, femmes et hommes, malcontents d’avoir été dérangés au bon moment du dîner, s’entraînèrent à m’injurier ! Mon père veut leur expliquer : on ne le laisse pas ouvrir deux fois la bouche ! Et tout le village, monsieur, a passé devant moi à la file, qui secouant son arrosoir, de colère, qui son pot-à-eau, qui sa cruche, en me criant mille sottises, des sottises à faire trembler, ce qui ne m’empêchait pas de rire : c’était bien tout le contraire !… Par malheur, Monsieur le maire qui est médecin, et qui était parti dans sa voiture pour voir ses malades, en entendant la cloche et le tambour, au galop revint au village, et là il entend dire que j’ai comploté, moi, pechère ! une mauvaise farce !… Alors, le garde me vient dessus, avec son tambour, et veut à toute force m’emmener en prison ! oui, en prison, monsieur, un treize de juillet !… Il fallut faire de la défense, avec mon frère le cuirassier… Et voilà ce que c’est, monsieur, que votre fête de la liberté !… La voilà, la liberté !… et voilà le peuple !
* *
Darbous, toujours assis au sommet de son échelle, prononça ces paroles d’un ton inimitable de parfaite indifférence et de tranquille dédain pour les multitudes et pour la politique.
— Et que dit le maire, Darbous ?
— Il dit, comme de juste, qu’il valait mieux pour le village que personne ne fût brûlé !
Darbous haussa les épaules, puis tout à coup de sa voix terrible :
— Petit ! Et ce mortier ?
— Est-ce que vous croyez, maître Darbous, répondit la frêle voix de l’enfant, que je peux, à la fois, gâcher du mortier et écouter toutes vos histoires !… Le monsieur parle comme une affiche, à ce que vous dites ; mais vous, oh ! vous parlez comme le catéchisme !
Il alla gâcher du mortier lui-même et acheva de mettre la cloche en place ; puis il rangea ses outils et, au moment de me quitter :
— A présent, si vous voulez, je vas vous la bénir d’un mot, moi, votre cloche, monsieur : je souhaite simplement que jamais elle ne dise : « Au feu ! au feu ! au feu ! » ni pour de bon, ni surtout pour rire !