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L'Été à l'ombre

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LA LETTRE

A François Tiranty.

Un soir, en 186…, à la brasserie, j’écoutais mon ami Jules, étudiant comme moi, grand causeur, buveur infatigable, homme de beaucoup d’imagination ; je l’écoutais sans mot dire. Il parlait…

— « Il y a, me disait-il, il y a dans tous les hommes un israélite qui attend un Messie.

« Pour moi, quand on frappe à ma porte, je tressaille. Quand il tonne, je suis tenté d’ouvrir les fenêtres. Ces trois mots : « Qui est là ? » sont pour moi gros d’espérance ; je les prononce avec émotion : Qui est là ? Peut-être est-ce le Messie ou le message attendu. En présence de quelle figure vais-je me trouver, quand j’aurai ouvert ma porte ? L’inconnu tient ma curiosité en haleine. L’idéal que je rêve peut venir à moi d’un moment à l’autre, ou m’envoyer quelque chose de lui ; sous quelle forme ? je l’ignore.

« Il y a, dans le corridor de ma maison, une boîte aux lettres que je fouille plusieurs fois par jour, croyant chaque fois y trouver une nouvelle importante.

« On espère bien davantage de l’inconnu, au mois de mai, car tout reverdit ; la vie recommence ; l’illusion universelle se renouvelle et… c’est à en rire, mais vraiment je suis tenté quelquefois de regarder si l’hirondelle qui passe devant ma fenêtre, à portée de la main, avec un petit cri léger ; si le moineau franc qui saute sur mon balcon, tournant sa tête d’espiègle pour me regarder du coin de l’œil ; si le ramier qui se pose sur l’arbre du jardin, ne portent pas un ruban de soie autour du cou ou autour de l’aile, et, attachée au ruban, la lettre que j’attends…

« Je ris alors de mon illusion éternelle, comme j’en pleure quelquefois !

« Hier, j’étais sorti, le soir, pour me promener à l’aventure dans Paris. Rien n’excite à l’espérance infinie comme d’errer dans la ville immense où je sais que tout existe, toutes les gloires, toutes les merveilles, toutes les beautés et tous les amours ; et il me semble toujours que je ne rentrerai pas chez moi, dans ma chambre maussade, sans avoir rencontré ce je ne sais quoi que j’aime d’avance, et que j’appelle.

« J’étais sorti après mon dîner ; il était six heures. En passant le long de la grille du Luxembourg, à l’endroit où des touffes de lilas passent à travers les barreaux, j’avais regardé une femme, une femme en toilette claire ; j’avais fixé sur elle ce regard interrogateur et amoureux que je jette parfois autour de moi comme un homme arrivé avant l’heure au lieu d’un rendez-vous. Elle avait souri d’un air de connaissance.

« Je l’avais suivie, et, arrêté non loin d’elle, j’avais regardé un charmeur d’oiseaux qui donnait à manger aux moineaux et aux ramiers du jardin, pendant que les premières hirondelles rasaient la terre en criant.

« Après cela, j’avais perdu de vue la jeune femme ; je croyais la retrouver dans toutes celles qui passaient, jeunes et belles, en toilettes claires ; et, après chaque déception, l’espoir me reprenait, plus vif, de la revoir. Le crépuscule était venu, tiède ; puis, la nuit. Il me semblait que ce que j’attends sans cesse devait m’arriver ce soir même. Pourquoi ce soir ? Je ne savais, mais je le croyais. Il était dix heures. Quand onze heures sonnèrent, je rentrai chez moi. J’attendais toujours… Si tard ?… Oui ; une lettre encore pouvait m’être arrivée.

« J’ouvris la boîte aux lettres qui attend toujours, dans le corridor de ma maison. La lettre y était ! Qu’elle fût de la personne de tout à l’heure, l’idée ne m’en pouvait pas venir, et cependant, entre cette personne et cette lettre, je m’obstinais malgré moi à sentir un rapport.

« A peine l’ayant touchée, je compris que c’était d’Elle. La lettre était si élégante ! si lisse ! si parfumée ! que dans l’ombre je le compris. J’aurais voulu la lire tout de suite ; mais j’étais dans l’obscurité. A la lueur du gaz de la rue, sur le seuil de la porte, j’entrevis l’écriture de l’enveloppe, fine, claire, pure, inconnue. Mon esprit, pourtant, l’avait déjà vue ; et il me sembla que déjà une fois (je ne sais pas ) j’avais tenu ainsi cette lettre, la même, essayant de reconnaître l’écriture à la lueur du gaz de la rue.

« Je rentrai précipitamment. Je montai chez moi, très vite, très vite ; j’étais essoufflé ; je tenais la lettre entre le pouce et l’index, comme on tient un papillon, tremblant de le froisser ou de le laisser envoler. Mon sang battait au bout de mes doigts, contre la lettre ; il me semblait que tout mon cœur s’y était réfugié, et que je le sentais appuyé contre une poitrine blanche, ferme et inerte. Pourquoi celle qui venait à moi ne répondait-elle pas à mon émotion ? car je m’apercevais que mon messie était l’éternel féminin, et j’avais bien reconnu une écriture de femme.

« A coup sûr, j’avais un peu de fièvre. J’étais entré dans ma chambre. J’avais allumé la bougie. Je respirais ; je m’étais débarrassé de mon pardessus ; j’avais mis mes pantoufles, je m’étais assis dans mon fauteuil le plus large ; enfin, je m’étais mis bien à mon aise, pour jouir, sans que rien de la réalité me gênât dans mon bonheur idéal. La lettre, je l’avais posée sur ma table, n’osant pas encore l’ouvrir. Un seul mot de la suscription attirait mon regard ; c’était mon prénom Jules, écrit plus petit que mon nom ; — je tremblais de déchirer l’enveloppe.

« Les lettres d’amis qu’on reçoit nous rappellent les voix chères de ceux qui les ont écrites. Il y a au-dessus des mots comme de subtiles notes de musique qui reproduisent l’accent et les inflexions de la voix connue. Quelqu’un lit en vous avec les intonations claires, précises, réelles, de la personne qui vous écrit, la lettre que vous vous lisez. Si vous la lisez à voix haute, le charme s’en va, car vous parlez plus haut que l’être qui parle en vous, et qui est l’absent lui-même, et vous étouffez sa voix.

« Je regardais mon prénom, et une voix le prononçait en moi. Elle ne ressemblait à aucune de celles que je chéris, mortes ou vivantes. Quelle douce musique ! quelles inflexions suaves dans les deux syllabes qui forment mon prénom ! quelle tendresse voilée et profonde ! quelle passion dévouée ! c’était puissant et nouveau. Ma fenêtre était ouverte ; l’azur noir bleuissait ; le vent doux m’apportait du jardin des parfums et des plaintes étouffées d’oiseaux qui rêvent.

« J’avais déchiré l’enveloppe ; je lisais. La voix parlait en moi mystérieuse et pleine d’âme. Un bonheur infini me venait de cette lettre et passait dans mes doigts qui la tenaient, et noyait mes yeux, et m’arrivait aussi du ciel profond, et du jardin, par la croisée ouverte ; et toute cette grande joie inexprimable se glissait jusqu’à mon cœur qui se gonflait ; j’étais prêt à fondre en larmes.

« Que cette lettre fût une réponse, cela ne m’étonnait pas. Je n’avais écrit à personne, mais mon regard avait parlé si souvent à l’inconnue ; mais j’avais, les soirs, en marchant, tout seul, prononcé tant de mots emportés du vent, — qu’il n’était point surprenant que mes paroles ou mes regards fussent allés à qui de droit. L’inconnue répondait. Qui était-elle ? — je ne savais. J’avais sans doute un peu de fièvre, car tout cela me semblait très naturel.

« Oh ! le nom charmant qui signait la lettre ! le nom rare et presque jamais entendu ! le nom imprévu, idéal !… j’étouffais de plaisir ; c’en était trop ; je doutai de mon bonheur et je voulus m’en assurer. Je relus l’adresse de ma lettre. Je la relus à voix haute, pour la bien entendre. A peine eus-je parlé, que la voix mystérieuse et pleine d’âme et de passion qui tout à l’heure chuchotait en moi, se tut ; le charme était rompu et je lus clairement, au-dessous de mon nom, ces mots : « … pour remettre s. v. p. à Monsieur Anatole…! » —

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