L'Été à l'ombre
LE RETOUR DES CLOCHES
A Charles de Pomairols.
Nous étions cinq petits amis et nous habitions des enclos voisins, sur les dernières pentes de la grande colline violette au pied de laquelle est bâtie Toulon, la ville de guerre.
Les fenêtres de nos maisons regardaient, par-dessus les toits rouges de la ville, la rade ; — par-delà la rade, les vertes collines de Saint-Mandrier — et, par-delà les collines, l’immense mer toute bleue, éternellement changeante et toujours pareille à elle-même.
Tous écoliers de l’école prochaine, nous ne nous quittions guère. Le plus grand, Léon, avait douze ans ; Paul, le plus petit (c’était moi), en avait huit. Léon ne marchait pas sans tambour, un vrai tambour que nous suivions partout d’un air brave. Pierrot, dix ans, portait toujours un drapeau ; Frédéric et Tiennet marchaient ensuite, armés de sabres de bois, et Paul venait le dernier, toujours, et ne portant jamais rien que ses pensées…
Elles étaient lourdes, car tous les jours le petit Paul découvrait un peu du vaste monde, et, de plus — honni soit qui mal y pense — le petit Paul était amoureux.
Il aimait — oui, vraiment — la grande sœur de Tiennet ; un petit nigaud, ce Tiennet, le fada de la bande, à qui l’on faisait croire des choses… oh ! des choses !… Figurez-vous que ce bêta croyait que le Petit Chaperon rouge est une histoire arrivée ! Si c’est possible, à neuf ans !
La sœur de Tiennet, c’était Lison, que nous appelions Liseron. Elle avait près de quinze ans. Elle était déjà vieille, ce qui nous charmait. Elle ne jouait pas avec nous, ce qui l’idéalisait. Elle venait, deux fois par jour, à l’heure des repas, appeler son frère dans les ravins où nous nous égarions, au fond des forêts de romarins où nous nous croyions perdus, parmi les rochers où nous cherchions la caverne d’Ali-Baba.
Du plus loin, tout d’abord, le bruit du tambour de Léon la guidait… Elle accourait, criant de sa jolie voix : « Tiennet ! Tiennet-et-et ! »
Alors, chut, silence ! le tambour devenait muet. Nous nous glissions, invisiblement, au plus épais des fourrés. Nous nous couchions dans le thym qui, écrasé, sentait bon. Et, quand la voix s’éloignait : « Tiennet-et-et ! » Aussitôt : ran tan plan ! le tambour semblait dire : « Ah ! la sotte qui n’a pas su nous trouver ! » Le drapeau s’élevait à bout de bras, par-dessus les cimes des romarins, et quand la chercheuse arrivait enfin, tous ensemble, avec un grand cri, nous nous précipitions vers elle, suspendus à ses robes, à ses bras, à son cou… Et Paul, étant le plus petit, était toujours embrassé. C’est pourquoi il aimait Lison.
Tous les autres aussi l’aimaient.
* *
Le Vendredi-saint de cette année-là, Tiennet ne vint pas jouer, et Léon dut laisser à la maison son tambour.
— Maman, déclara-t-il, m’a dit comme ça : « Les cloches sont parties. Tu auras ton tambour demain. »
Cette assimilation des tambours et des cloches nous donna fort à penser et nous ne parlâmes plus d’autre chose.
Toutes les cloches de France étaient parties pour Rome. On ne les entendrait plus que le lendemain, à midi. Elles reviendraient dès le matin, car la route est longue ; mais comment reviendraient-elles ? Comment ?… Par le grand chemin du ciel. Elles auraient des ailes pour la circonstance. Pourrait-on les voir ? Peut-être, s’il ne leur prenait pas fantaisie de monter trop haut dans l’espace, hors de vue, ou de passer trop loin, là-bas, au-dessus de la pleine mer.
— Eh bien ! mes amis, dit Léon d’un air capable, tout ça, c’est des contes, comme le Petit Chaperon rouge. Ça n’est pas arrivé.
Nous nous en doutions un peu, et pourtant tout notre petit monde se mit à réfléchir d’un air d’ennui. Tous et Léon lui-même semblaient déçus et déconcertés. Je n’oublierai jamais l’air malheureux, désœuvré, de ce grand Léon, tandis qu’il nous instruisait. On voyait bien qu’il lui manquait quelque chose. C’était, j’imagine, son tambour.
— « Les cloches, mes amis, — poursuivait-il, le bras tendu, l’index rigide, — sont là-bas, dans les clochers. Seulement, elles ne sonnent pas. Et l’on vient vous raconter qu’elles sont parties pour Rome ! Papa m’a dit :
— Il n’y a que les imbéciles pour croire ça.
« Même maman a répondu :
— Tu as tort, les petits enfants n’ont pas besoin d’en savoir si long.
« C’est alors qu’elle m’a pris mon tambour. Il n’est pas à Rome. Les cloches non plus. Voilà. »
Nous étions convaincus, froidement, et un peu tristes de connaître la vérité. Comment secouer cette mélancolie ? Il fallait inventer un jeu. Voici ce que nous imaginâmes. Chacun disant son mot tour à tour, — puis tous parlant à la fois, le projet que voici se trouva finalement arrêté :
Puisque nous étions savants, nous nous amuserions de l’ignorance et de la sottise de Tiennet. Nous l’emmènerions, le lendemain matin, tout en haut de la colline, et nous ferions semblant de voir les cloches passer dans le ciel. Lui, il ne les verrait pas, puisqu’elles étaient toutes dans les clochers ; et ce serait très drôle. Nos vacances de Pâques allaient donc être bien employées.
Léon se chargea d’aller prendre Tiennet chez lui le lendemain matin, et nous nous séparâmes pleins de songes, nous demandant quelle figure ferait notre petit camarade, au sommet de la grande colline. Une chose encore nous attristait un peu : c’est que Lison, depuis deux jours, n’était pas venue nous appeler. Cela, d’ailleurs, arrivait quelquefois, et c’était bien naturel aujourd’hui, puisque Tiennet, à cause sans doute du Vendredi-saint, était resté à sa maison, comme le tambour.
* *
Le lendemain matin eut lieu l’ascension. Nous prîmes tous les cinq la route du génie militaire. Léon avait son tambour, mais les baguettes dormaient sur sa poitrine, fixées au baudrier. Sa mère lui avait recommandé de ne jouer des baguettes qu’après le retour des cloches. Pierre tenait son drapeau enroulé autour de la hampe et incliné vers la terre. Et nous hâtions tous le pas, essoufflés, à la suite du grand Léon, et nos petites mains cherchaient de temps en temps, lorsque la pente était trop raide, un point d’appui sur nos petits genoux.
Arrivés à mi-côte : « Halte ! » commanda Léon. Nous nous assîmes et commençâmes à causer, contents d’un peu de repos, réjouis à l’idée de nous moquer de la crédulité de Tiennet.
— Est-ce que Liseron, lui dit Paul tout à coup, viendra te chercher aujourd’hui ?
La réponse que fit Tiennet nous plongea tous dans un grand trouble. Non, Lison ne viendrait pas nous appeler, parce qu’elle était bien malade. Depuis trois jours elle était couchée.
— Le médecin a dit, ce matin, qu’elle pouvait mourir, acheva Tiennet d’un air grave. Maman m’a laissé sortir, parce que, pour ma sœur Lise, il ne faut pas faire de bruit dans la maison. Et moi je suis venu bien volontiers parce que j’ai entendu dire une chose : quand on peut voir passer les cloches dans le ciel, si l’on pense bien vite un vœu, le bon Dieu fait arriver ce qu’on lui demande… Alors, vous comprenez, n’est-ce pas ? pour Lison, il faut que je voie les cloches !
Il y eut un long silence.
— « C’est comme pour les étoiles filantes, » dit enfin le petit Pierre. Et Frédéric continua : — « Si on demande une chose au bon Dieu avant que l’étoile soit éteinte, le bon Dieu fait ce que vous voulez. »
— Oui, c’est comme ça, dit Tiennet. Et il répéta : — Il faut que je voie les cloches !
— Toi ou moi, dit Paul, ou bien un autre, ça n’y fait rien. Pour Liseron, c’est la même chose.
Il avait raison, Paul : Nous faisions tous le même vœu.
Il y eut encore un très long silence. Quelque chose de grand bouleversait nos petits cœurs. C’était doux, triste et confus. C’était notre amour pour Lise. Nous voulions la revoir, la revoir souvent, jolie et vivante, l’entendre encore nous appeler dans l’écho de la montagne, l’embrasser encore, la perdre et la retrouver dans nos immenses forêts de romarins plus hauts que nos têtes ! Quelle idée nous faisions-nous de la mort de Lise ? Nous savions seulement que ce serait ne plus la revoir. Nous n’acceptions pas cela. Et comment être sûrs qu’elle ne mourrait pas ? Ah ! si ça pouvait être vrai, l’histoire des cloches ! Si l’un de nous pouvait les entrevoir là-haut, traversant les petits nuages du ciel comme des hirondelles ou des goélands ! Et pourquoi non ? Nos pères n’y croyaient pas, au voyage des cloches par le chemin des oiseaux, mais nos mères nous l’avaient conté. Pourquoi ne serait-ce pas elles qui avaient raison ? Nous voulions tant être consolés !
Toutes ces idées s’agitaient en nous pêle-mêle, informulées, plaintives, comme enveloppées dans le touchant désir qui leur donnait naissance. Nous l’aimions tant, la grande Lise ! Par amour pour elle, nous étions malheureux de ne pas croire aux cloches qui volent… Après tout, elles volaient, peut-être ! Pourquoi pas ?… Pas toutes, si vous voulez, mais quelques-unes… Celles de Toulon, oui, étaient dans les clochers, mais celles de Paris, qui sait ?… En tout cas, personne ne songeait plus à se moquer du pauvre Tiennet. On ne pensait plus à jouer. On voulait seulement savoir que Lise ne mourrait pas.
* *
Maintenant nous étions arrivés sur le sommet nu et pierreux de la colline. Le tambour et le drapeau furent posés à terre, et nous regardâmes autour de nous. C’était si large, tout le pays vu de là-haut, les collines et les plaines, et toute la mer et tout le ciel — que nous eûmes un peu peur.
Mais nous étions cinq, bien armés ; et, en abaissant les yeux, nous apercevions, au bas de la colline, le toit rassurant de nos maisons, nous reconnaissions nos terrasses, et même, sur les terrasses, les gens qui passaient… « Là, c’est papa, oui, j’en suis sûr ; là, c’est grand’mère ! »… Hélas, sur la terrasse de Tiennet, il n’y avait personne. La chambre de Lise n’avait pas même ouvert ses fenêtres, par ce beau matin de Pâques fleuries. Et alors, sans nous rien dire, tous ensemble, nous quittâmes sa maison des yeux, pour regarder dans le ciel, et y chercher notre espérance.
Ceux qui n’ont pas ainsi cherché, tout enfants, durant une heure, dans l’infini d’un ciel semé de petits nuages, à voir passer une forme ailée qui doit apporter la promesse d’un bonheur, ne sauront jamais combien le désert bleu est vaste, et combien d’ailes et d’atomes y voltigent, le rayant sans cesse de zigzags et de caprices inattendus.
Les nuages, par bonheur, cachaient de temps en temps le soleil. Tout de même, nos yeux nous faisaient mal à force de regarder la trop vive lumière. Et quand nous les reportions à terre, on voyait, sans comprendre pourquoi, de petites ombres bizarres.
A chaque instant nos cœurs bondissaient… Tantôt c’était une mouche qui, passant à portée de notre main, nous avait fait l’effet d’une cloche lointaine volant tout au fond du ciel, perdue tout là-bas par-dessus la mer ; tantôt c’était un moineau de toiture qui, tranquillement, vaquait à ses affaires. Beaucoup de mouettes nous trompaient, indistinctes là-bas, tout là-bas, du côté des îles d’Hyères, près d’un certain rocher où elles font leurs nids. Il y avait aussi dans l’air beaucoup de choses sans nom, qui flottaient… des bribes de laine, laissées par les moutons aux griffes des genêts épineux et que le vent avait ramassées ; toutes sortes de riens légers, pareils à des fils de la Vierge ; des brins de plumes, des débris subtils qui échappent aux mains des travailleuses, et qui se mettent, soulevés par une brise, à voyager deci, delà, dans le ciel, comme de petits êtres, suivis parfois par un oiseau trompé…
Nous regardions vers l’Orient, vers Rome et vers Jérusalem. Les hirondelles, nous le savions, viennent de par là, les martinets, les ramiers voyageurs, tous les êtres migrateurs en qui cette saison d’avril fait éclore un désir de changement…
Et en nous aussi était un désir de fuite et de vol, un élan vers l’espace libre, un rêve de planer. Quelque chose en nous se soulevait, comme une aile captive, inutile… Et c’était l’amour. C’était la prière et la tendresse. Comme elles sont au cœur des hommes, elles étaient déjà en nous, renaissantes, impérissables…
* *
— En voilà une ! je l’ai vue !
Il avait vu une cloche, le petit Paul ! Oui, avec les yeux de son désir, avec les yeux de son amour, il l’avait vue.
— En es-tu sûr ? cria Tiennet, un peu pâle.
— Oui, oui !
Il n’en était pas sûr, oh ! non. Mais il croyait qu’ayant cru en voir une, il pouvait dire : je l’ai vue !
Qui saurait expliquer où commença son tendre mensonge d’enfant ? C’est à lui-même qu’il mentit d’abord, avec l’espoir de tromper Tiennet, non plus pour se moquer de lui, mais tout au contraire pour le consoler. Enfin, pourquoi ne pas le dire ? il espérait bien un peu tromper aussi le bon Dieu… Oh ! l’insaisissable tendresse !
Tous les yeux écarquillés cherchèrent au ciel le point fuyant, la petite et furtive raie sombre que Paul avait désignée du doigt.
Le sceptique Léon la revit le premier :
— Là, là ! oui, là, je la vois !
Il y avait tant de petits nuages capricieux, dans le ciel d’avril ! Tous les yeux éblouis, fatigués, se rouvrirent ardemment.
Que vous dirai-je de plus ? L’un après l’autre ou l’un par l’autre, nous la vîmes tous, la cloche aux grandes ailes, qui nous apportait la santé de Lise, et le bon Dieu des enfants fit semblant de nous croire. Il est certain qu’il se mit à sourire, puisque Lison revint quelques jours plus tard nous appeler encore, avec sa jolie voix, dans l’écho de la montagne.
Quand nous descendîmes, ce Samedi-saint, la pente de la grande colline au pied de laquelle est bâtie Toulon, la ville terrible aux bruyants arsenaux, le tambour de Léon battait joyeusement, notre drapeau déroulé flottait avec gaieté ; les sabres de bois jetaient des éclairs… Et petit Paul, chargé de ses pensées, répétait à Tiennet, d’un air de défi :
— Que quelqu’un vienne nous dire que nous ne les avons pas vues !… Et il verra !