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L'Été à l'ombre

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LE CHEF-D’ŒUVRE

A Édouard Schuré.

I

En ce temps-là, nous avions vingt ans. Ce n’était pas aujourd’hui, messires. C’était autrefois.

Si vous croyez, mes pauvres amis, que les oiseaux de ce temps-là piaillaient de la même manière que ceux d’aujourd’hui, vous vous trompez, pauvres gens, du tout au tout, et franchement me donnez à penser que vous êtes hommes de décadence, n’ayant aucune idée précise sur la réalité des choses passées ni, conséquemment, des présentes.

C’était autrefois. Un beau temps ! où les moineaux chantaient comme des rossignols et peut-être mieux. Un temps, vous dis-je, qu’on ne reverra plus ! Ni vous, qui ne le vîtes jamais, ni moi qui l’ai vu, ni ceux qui viendront, personne ne le reverra !

Il y a, comme cela, des temps et des choses qu’on ne voit qu’une fois — et que beaucoup ne voient jamais.

II

La rose qui, hier matin, était fleurie sur son rosier de mai, Dieu lui-même ne la refera point. Elle fut, et c’est assez. Adieu, ma rose ! Bouche baisée, cœur flétri, amours passées, adieu printemps, jeunesse, adieu… Cours après l’eau courante ! Elle a passé comme l’heure. Ah ! quel joli visage elle avait, mon amoureuse, au temps d’autrefois, et comme gentiment elle le mirait dans l’eau, dans l’eau courante.

Elle a passé, l’eau qui court, prompte comme l’heure, et j’ai toujours cru — ma pauvre amoureuse — qu’au fil de l’eau avait couru notre jeunesse, emportée avec la rose que nos doigts, feuille par feuille, y jetaient, parmi les rires, les beaux rires de vingt ans.

III

En ce temps-là, nous étions jeunes ; et peintres, sculpteurs et poètes, quand l’hiver nous ramenait à la ville, après les séjours aux champs, le soir, tous les soirs, nous vivions attablés dans un cabaret triste, égayé par nos rires jeunes, par nos récits d’amour et de jeunesse, égayé par nos vingt ans.

Deux quinquets fumeux vainement répandaient la tristesse dans le cabaret de Mme Irène, nous avions vingt ans quand même, et cela, voyez-vous, des deux quinquets fumeux faisait deux soleils !

IV

— Bonsoir, madame Irène. — Bonsoir, Pierre, Paul, Antoine. — Votre bière est-elle bonne ? votre fille toujours jolie ? — De fille, mauvais plaisants, je n’ai que ma laide servante !… et pour de la bière, voilà ! — Buvons ! buvons comme des chantres ! — Que dis-tu de Rembrandt, Antoine ? — Un rapin, un mauvais rapin ! — Michel-Ange avait du génie ! — Pour son époque, oui, peut-être ! — … La Renaissance, c’est nous !

V

En ce temps-là, messeigneurs, nous ne parlions pas de décadence. Tous les matins, nous avions vingt ans de plus belle ; nous découvrions l’Amérique et la Hollande tous les matins ; et le baiser d’une belle fille nous faisait croire à l’avenir. Nous pensions qu’avant nous, personne n’avait su aimer. Ce que nous éprouvions étant nouveau pour nous, notre jeunesse nous semblait la jeunesse même du monde.

VI

On dit que cela est changé. A entendre les hommes mûrs, les jeunes d’à présent affirmeraient que le monde est vieux !

Je n’en crois rien, mes compères. Ceux qui disent pareille chose, n’ont plus vingt ans, et ils calomnient la jeunesse qui se moque d’eux, parfaitement !

VII

Or donc, parmi nos camarades, un entre autres était sculpteur, et, bien que forcé, par son métier, de manier terre et marbre, ébauchoir, marteau et ciseau, il aimait, aussi bien que les camarades, l’illusion légère, l’impalpable rêve et la vague et décevante aspiration.

VIII

Ah ! c’était un maître sculpteur, car il avait un atelier, et dans cet atelier des ébauchoirs et de l’argile, du marbre, des ciseaux, un marteau comme Michel-Ange, — du marbre blanc, vous dis-je, ambré et transparent au soleil !

IX

Sous les quinquets fumeux, nous causions entre artistes :

— Que fais-tu ?

— Moi, la Mort de l’Ame.

— En vers ?

— Non, sur la toile.

— Et toi ?

— Le Melon entamé.

— A l’huile ?

— Non, en alexandrins.

— Parbleu, criait celui-ci, j’ai peint ce matin même un coucher de soleil avec un ciel couleur d’absinthe, dont vous me direz des nouvelles. C’est d’un vert, oh ! d’un vert !…

— En prose ?

— En musique, idiot.

Ainsi, badinait sérieusement notre fière jeunesse, sûre d’elle-même et pleine de mépris pour le passé de tous les arts.

X

Malheur à l’homme de vingt ans qui ne se croit pas Bonaparte ou Christophe Colomb, c’est-à-dire un homme de génie, s’il est un artiste : il ne connaîtra ni victoire, ni découverte, même petite. Malheur à qui ne rêve pas, à vingt ans, l’escalade de la Jungfrau ou de l’Olympe ! Pour atteindre le moins, il faut vouloir le plus, et, vaillamment le vouloir !

Mais désir n’est pas volonté. La volonté qui n’agit point, mes frères, n’est qu’un mot, comme tous les mots : du son, du bruit, du vent : rien !

XI

— Bonsoir, Antoine, et ta statue ?… Tu as une statue en train ?

— Merveilleuse, ami, merveilleuse.

— Et le sujet, peut-on savoir ?

— Oh ! bien simple : un coureur tout nu ; mais si lancé qu’on croit qu’il gagnera le prix de la course. Il est seul parce que — on le devine — il a laissé les autres coureurs bien loin derrière lui, là-bas, tout là-bas, perdus dans la poussière soulevée !… Et tout cela dans ma statue, doit se voir écrit comme dans un livre, ou comme dans un tableau… La foule applaudit. On l’acclame, tant il court bien, mon coureur ! Sa main, tendue, déjà, en rêve, saisit la palme ! la palme glorieuse, la palme ! — Les filles agitent les mouchoirs ! Elles l’aiment. Il est si beau ! Chaque muscle sera en place, comme copié sur nature, bien que nul modèle ne puisse, immobile, me donner le mouvement d’un coureur si violemment lancé, de tout son être, en avant, vers la victoire !…

XII

Et tous, nous écoutions le camarade nous dépeindre son œuvre excellent.

Un maître, ce frère Antoine ! un grand sculpteur, plus grand que Michel-Ange, puisqu’il commence à peine et que, déjà, il a son chef-d’œuvre !

XIII

Et les jours passaient. Nous avions toujours vingt ans, car de dix-huit à vingt-deux, on a toujours vingt ans, n’est-ce pas, mes commères ?

— Elle avance, ta statue, Antoine ?

— Fichtre !

— Encore, madame Irène, un verre de bière dorée !

— Votre fille, toujours jolie ?

— Voilà de la bière, mauvais plaisant ! Je n’ai — de fille — que ma servante.

Et toujours les quinquets fumeux brillaient pour nous comme deux soleils.

Le soleil était dans nos têtes, mêlé, sous nos crânes, aux visions d’art et d’amour de notre jeunesse.

Entre les pavés de la rue, nous voyions fleurir la rose, et dans les ruisseaux de la rue nos doigts l’effeuillaient, la rose, la rose de mai, en rêve, comme si l’amoureuse eût été là, et qu’à nos pieds eût coulé la Gargilesse ou l’Anio.

Nous avions vingt ans.

XIV

De la statue d’Antoine, on en parlait souvent, toujours ; tous les jours.

On racontait qu’elle avait été vue par Laurence, une fille du quartier Latin, une brave fille au doigt tout noir de piqûres d’aiguille, une brave ouvrière qui aimait beaucoup l’amour, et un peu Antoine pour la magie de ses rêves d’artiste et pour ses vingt ans.

Quand elle l’avait vue, la statue était, disait-on, voilée ; emmaillotée de linges humides ; — elle faisait, là-dessous, un effet du diable !

— A qui, Laurence, en as-tu parlé ?

— De quoi ?

— De la statue d’Antoine ?

XV

Je voudrais voir, grondait Antoine, qu’elle en eût parlé à quelqu’un ! L’œuvre regarde l’ouvrier jusqu’à ce qu’il l’ait livrée aux hommes. De ma statue, j’en suis jaloux, jaloux, m’entendez-vous, — comme d’une femme ! Se dire : « C’est mon œuvre à moi. Je l’ai, là ! — et personne encore ne peut la voir. Elle éblouira un jour le monde. Des foules en feront le tour ! Mais, en ce moment, elle n’est qu’à moi, à moi seul, la fille de mon art ! » C’est croyez-moi, compagnons, une jouissance sans pareille, une joie sans égale, une incomparable volupté. L’artiste est l’homme sans rival lorsqu’il aime ce qu’il crée, et qu’il ne l’a pas livré encore à l’univers imbécile ! Oui, il n’est qu’un homme sans rival, c’est l’artiste à ce moment-là, avant qu’il se soit livré aux bêtes !

XVI

Et nous buvions à la santé d’Antoine. Les jours, les mois coulaient. Nos vingt ans étaient vingt-cinq, vingt-six et trente. Madame Irène était morte. Le soleil se faisait rare. Les quinquets fumeux répandaient de l’ombre dans le cabaret de madame Irène — morte. Des têtes nouvelles, aux longs cheveux plus brillants que les nôtres, y apparaissaient le soir. Des visages imberbes. Des poètes-enfants s’asseyaient à nos tables, nous poussaient du coude sans se gêner. Des peintres, des musiciens, des sculpteurs de seize ans nous trouvaient vieux, poncifs, bien vieux, et, à nos théories, hochaient la tête d’un air grave, comme des jeunes gens qui en savent long, et qui ne veulent pas blâmer encore, par respect pour l’âge !

XVII

On reparlait toujours de la statue d’Antoine.

— Oh, ça, par exemple, c’est un chef-d’œuvre ! Le chef-d’œuvre même de la génération !

— Cette statue, eh bien, tu dois la connaître, toi ?

— Oui par le sonnet de Lereître.

— Moi par la symphonie d’Andolin !

— On l’a donc mise en sonnet, sa statue ?…

— Et en musique, comme tu vois.

— Mauvaise musique et pauvre sonnet !

— Ils n’ont pas atteint le sculpteur, c’est clair. Comment veux-tu qu’avec des mots et des sons on rende la ligne précise, l’exact contour d’une statue ?

— Une statue… mais si mouvementée !

— C’est égal, rien ne vaut l’œuvre.

— Demandons à Antoine d’entrer chez lui un soir.

— Un sanctuaire, son atelier ! Il ne voudra pas.

— Allons chez vous, Antoine, faire un punch, dans votre atelier ?… Aux lueurs bizarres du punch, ça sera curieux à voir, l’effet de votre statue.

— Jamais, jeunes gens, ma statue ne sera vue avant l’heure. Un sanctuaire, mon atelier ! Personne n’y pénètre que moi.

— Et la poussière ?

— J’ai un balai.

— M’est avis tout de même qu’il y aura mis plus d’un jour, à faire son coureur illustre !

XVIII

— Enfants, disait alors Antoine, on voit bien que vous êtes jeunes, puisque le temps vous paraît long. Qu’est-ce qu’un jour dans la vie d’une année, qu’est-ce qu’un an dans la vie d’un homme, qu’est-ce qu’une vie d’homme, dans l’éternité ?

« L’œuvre de l’artiste est faite pour l’éternité. Exegi monumentum ære perennius. Les cités disparaissent. Les bustes vivent. Les villes sont englouties. Les statues reviennent de l’engloutissement. Il y a dans la perfection de la forme, dans l’inouï des contours, dans l’infinie impeccabilité de la ligne, — une puissance qui résiste à tout. Et celui qui travaille pour l’éternité marchanderait les années ! il produirait à la façon d’un rosier qui travaille, sans le savoir, à des charmes éphémères ! Dix ans, vingt ans, trente ans, un demi-siècle, je les mettrai, s’il le faut, à produire un chef-d’œuvre unique, mais tout en sera harmonieux. Pas un frisson de l’épiderme n’interrompra la symphonie du mouvement général. Chaque détail rappellera l’ensemble et l’ensemble évoquera Tout… oui Tout, tout ce qui entoure un homme qui court : la foule qui le regarde, la ville qui l’acclame, les cités voisines qui jalousent sa patrie, le monde qui apprendra sa gloire, la terre qu’il a sous les pieds, le ciel qu’il a sur la tête ! »

XIX

Ils étaient bien forcés de se taire, les petits jeunes imberbes, lorsqu’Antoine, avec ses cheveux rares mais longs et bouffants, passant sa main nerveuse de statuaire dans sa barbe, de statuaire aussi, parlait, comme on vient de le voir, en grand statuaire.

XX

Beaucoup d’entre nous furent deci delà poussés vers la fortune ou vers la misère. Beaucoup retournèrent au pays, planter choux et betteraves, oubliant l’art sacré.

XXI

Et quarante ans après — hier, mes camarades ! — je repassai, venant de faire le tour du monde, je revins, poussé par une curiosité de vieux, devant la petite boutique de Mme Irène.

XXII

— Per Baccho ! au milieu de cinquante jeunes gens — en tout pareils à ceux que nous fûmes — Antoine, vieillard chauve, pérorait encore !

Vous n’imaginez pas combien fumeux étaient les quinquets fumeux de ce sale trou !… Raisonnablement, comment des artistes peuvent-ils vivre là-dedans ? La fumée des pipes y obscurcit encore l’enténèbrement qui tombe des quinquets gras, crasseux et fumeux !

XXIII

J’y entrai un moment, je m’y assis ; j’y suffoquai. « Parole d’honneur, c’est à oublier que le soleil existe ! » Et de crainte de me tromper : « Monsieur, dis-je à l’un de mes jeunes voisins, quel est ce petit vieillard qui pérore ? »

Le jeune homme me regarda avec pitié : « C’est Antoine, le grand statuaire ! » — « L’auteur du fameux Coureur ? » — « C’est lui ! »

— Il est donc resté fameux, son Coureur ?

— Unique !… C’est une œuvre unique !

— Et quand l’a-t-il exposée ?

— Antoine n’expose jamais !

Cela fut dit d’un ton de tel mépris que je conçus moi-même, sur le moment, pour les artistes qui exposent, un mépris prodigieux et involontaire. Cela s’imposait.

J’abordai Antoine.

— C’est toi, mon vieux !

— Comment, c’est toi !

XXIV

Et nous causâmes des anciens jours… Nous sortîmes du cabaret. Je l’accompagnai à sa porte, à la porte de son atelier.

— Écoute, Antoine, lui dis-je alors, montre-la moi, je t’en prie. Quant te retrouverai-je, je l’ignore ? Je veux l’avoir vue avant de mourir. Je repars demain pour le Nouveau-Monde, où je resterai quelque dix ans. Si elle est toujours ton cher secret, tu ne seras pas trahi. Montre-la moi, je t’en prie !

— « Ah ! ma statue ? » dit-il, et il me sembla entendre pleurer, dans sa voix, une douleur infinie, le regret des vingt ans, des rires, des rêves, des roses… La salle d’un cabaret m’apparut, noire comme un tombeau où veillaient des ombres — ombres de jeunesses mortes, puantes comme des momies ouvertes, loin, oh ! bien loin du soleil et des roses — sous d’horribles lampes funéraires !… Les ruisseaux, au détour de la rue, tombaient à l’égout, chargés de l’ordure d’une ville infâme, et, — les pieds dans l’infamie de ces ruisseaux de la ville, debout et voûté déjà, ridé et chassieux, maigre et chauve, ratatiné, réduit à rien, le sculpteur Antoine, — qui fut un bel enfant, autrefois, dans la campagne, — me dit de sa voix presque chevrotante qui sifflait un peu entre ses dents ébréchées… il me dit, ôtant son chapeau avec sa main droite et portant à son front, comme André Chénier mourant, l’index de sa main gauche… il prononça, il proféra ces paroles, faites pour l’éternité :

— Ma statue ? que vous êtes matériel, mon cher ! Elle est  !

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