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L'Été à l'ombre

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LA VIERGE PALE

A Gaston Bonnier.

I

Il mettait au-dessus de sa tête angélique deux petites ailes courtes, légères et blanches, le bonnet d’Yvonne.

Yvonne était blonde, avec des yeux très bleus et un visage pâle, pâle comme le visage de ces madones en cire qu’on voit dans les églises de village, enfantines et anciennes, sous des globes de verre.

Oui, elle avait l’air d’une sainte mystique, la douce et blanche Yvonne, et c’est pour cela que Jacques l’avait aimée.

II

Jacques Kardec, lieutenant de vaisseau, avait vingt-huit ans. Avec un bon esprit très droit, net, ferme, il avait un cœur excellent. Il était sorti en bon rang de l’École navale. De taille moyenne, mais très fort, il se vantait de sa force avec un joli rire jeune, plein de mépris pour les faibles, et qui cependant n’avait pour eux rien d’offensant. On ne pardonne pas « un plus fort » ; on pardonne « un trop fort », contrairement à ce qui arrive dans l’ordre intellectuel, où l’on prend moins ombrage du simple talent que du génie, jusqu’à l’heure du moins où le génie s’est imposé… Quand la conversation « s’amenait » sur la force physique, Jacques tirait en silence de sa poche une pièce de dix francs en or — et, doucement, doucement, entre ses doigts, il la ployait comme du plomb. Ou bien il faisait apporter un jeu de cartes, et les trente-deux cartes étaient déchirées à la fois, tout doucement… C’était l’amusement des carrés d’officiers, cette manie de Jacques. Tout le monde essayait de l’imiter, au milieu des rires. Un tel ne parvenait à déchirer que douze cartes à la fois ; un autre en déchirait vingt. Personne ne ployait la pièce de dix francs.

Il avait une volonté qui était d’acier, comme ses doigts. Un cou de taureau, des épaules d’hercule. Pas très grand, je l’ai dit. Avec cela, marqué pour devenir le type du « marin énergique »… Le contraire d’un poète fade… Et pourtant l’amour prit le cœur de Jacques entre ses petits doigts et le ploya, le ploya… comme la pièce de dix francs… le déchira, le déchira… comme le jeu de trente-deux cartes.

III

— Jacques, mon fils, à quoi te mènera cet amour ? Cette Yvonne n’est pas du tout ce qu’il te faut. C’est une demi-bourgeoise qui n’a qu’une demi-éducation. Je ne te dirai pas qu’elle n’a point de fortune ; cela n’est pas grave, puisque tu en as, mais le fils de l’amiral Kardec ne peut pas, ne doit pas épouser cette fille. Réfléchis, mon doux Jacques. Si ton père vivait, tu l’écouterais, lui ! Il te ferait comprendre.

Jacques secouait la tête et, à toute objection, répondait simplement, obstinément, patiemment :

— Je l’aime !

Sa mère se sentait vaincue. Elle connaissait l’entêtement des Kardec : « Jacques est butté », se disait-elle, comme au temps où l’amiral opposait à la sienne une de ces volontés inflexibles qui avaient fait de lui un chef de premier ordre.

Alors, la pauvre mère, avec timidité, essaya de dire, pour finir :

— Tu sais, une fois, avec Jean Lepic, le matelot, cette fille a fait parler d’elle…

— Je connais cette histoire, dit Jacques, ne m’en parlez plus jamais, je vous en prie, ma mère… Et il serait fâcheux qu’une autre personne que vous m’en parlât !… Vous conviendrez bien qu’avant de me connaître, Yvonne a pu sentir son cœur battre, sans qu’on ait le droit de lui en faire un crime. Elle a souri à ce Jean Lepic, peut-être… Nous avons tous eu de ces amours d’enfant… Et après ? Yvonne sera ma femme, ma mère, vous ne voudrez pas me désespérer.

La mère temporisa.

— Tu es bien jeune !… il faut naviguer encore… Marié, tu n’aimeras plus la mer ! Alors, tu demanderas un poste à terre… Mais aujourd’hui c’est trop tôt pour renoncer aux beaux, aux grands voyages… Profite de ta jeunesse, de ta santé, de ta force !…

Jacques souriait à la vie, qu’il sentait en lui puissante, indomptable. Santé, force, jeunesse, tout cela était en lui si vivant en effet, si certain ! et comme chantant.

Dans les moments où il se sentait ainsi insolemment joyeux d’être jeune et fort, s’il était avec quelqu’un de ses camarades d’école, il le poussait de l’épaule, en clignant de l’œil… ce qui voulait dire : « hein ! te souviens-tu des bonnes raclées du Borda ?… on pourrait recommencer ! »

Et pourtant, d’un tout petit coup d’épaule… Mais voici ce qui arriva :

IV

Jacques dut quitter le port de Brest pour le port de Toulon.

Sa mère avait sollicité, en secret, ce changement. Elle espérait toujours que Jacques oublierait.

Mais Jacques était touché, bien touché. La pointe fine d’une épée invisible l’avait piqué au plus profond du cœur. Un poison sourd subtilement courait en lui. Au fond, pas un amour ne ressemble à un autre amour. Pas un être n’aime comme un autre être… On dit que sur les myriades de feuilles d’une forêt de chênes, on ne trouverait pas deux feuilles qui, posées l’une sur l’autre, puissent coïncider parfaitement… Tous les visages humains sont des visages, et se ressemblent sans être semblables… Et si vous croyez que les oiseaux de même espèce se confondent entre eux, vous vous trompez… Eux, ils se distinguent bien, et chez les rossignols ou les pinsons, on n’est pas seulement une espèce, on est des personnes…

L’amour de Jacques était singulier. Les sensations des êtres étant produites par des circonstances agissant sur des natures, il faudrait, pour que deux amours fussent pareils, que non seulement les natures mais les circonstances fussent identiques, et nous pouvons juger sûrement que celles-ci du moins diffèrent à l’infini.

Le jeune officier avait couru le monde, et en France, en Grèce, au Japon, à Taïti, il avait eu, comme tous ses camarades, des femmes jaunes, vertes ou bleues… il avait eu des maîtresses et il les avait aimées… mais jamais il n’avait rien éprouvé de pareil à ce qui se passait en lui maintenant. Jacques était possédé. La figure d’Yvonne, pâle, diaphane, semblable à une apparition, flottait sans cesse autour de lui… Elle lui semblait une de ces créatures faites de vapeurs lumineuses et dont il est parlé dans les histoires spirites… Elle ne le quittait pas. Il était comme le médium de cet esprit. Y avait-il là en effet un phénomène transcendant de force psychique, une attirance d’âme qui appelait à lui, à l’insu d’Yvonne, le spectre flottant de la bien-aimée ? Qui sait ? — Toujours est-il que ce vigoureux garçon aimait en vrai fou une ombre faite de lumière diffuse, la pâle et mystique fiancée… qui lui avait accordé pourtant le baiser de chair…

Il lui écrivait :

« Me voici à Toulon, chère bien-aimée, où je suis embarqué à bord de l’Atalante, et de quart tous les deux jours seulement. J’étais silencieux, je suis devenu muet. Hier, au carré, en déjeunant, mes camarades ont raconté gaiement des histoires de force… On s’attendait au tour de la pièce de dix francs, tu sais, mais je n’ai pas même essayé… Il m’a semblé que je ne pourrais plus, que ma force s’en va… qu’elle s’en est allée. Je ne mange guère, je ne dors plus ; je pense à toi, je te vois.

« Ma mère se montre toujours plus sévère. Mais ne crains rien, ma chère Yvonne, il y a des amours qui bravent tout, qui sacrifient tout, que rien ne peut entraver. Je le sens avec horreur ; mais, pourquoi ne pas le dire ? je marcherais sur des morts pour aller à toi !

« Ma chère figure de sainte ! Aime-moi bien. Te rappelles-tu notre premier rendez-vous ? C’était à l’église. Tu étais arrivée la première… Je te reconnus tout de suite. Ton petit bonnet me parlait ; je voyais de profil ton doux visage en prière, tes mains jointes. Avec ta robe sombre, au grand tablier, et ton bonnet aux petites ailes si blanches, tu avais l’air d’une nonne — oui — d’une image de sainte. Comme tes yeux s’abaissaient tristement ! Comme ils s’élevaient avec passion vers la Vierge au manteau bleu, semé d’étoiles ! Ah ! Yvonne, c’est que, malgré tout, notre amour est pur. Devant Dieu, il est sacré — et rien n’empêchera que tu deviennes ma femme… Je passerai par-dessus tout… Je briserai pour toi — que Dieu me pardonne ! — le cœur de ma bonne et tendre mère !… Mais j’ai aussi des devoirs envers toi, Yvonne — et je les accomplirai…

« Regarde demain soir, la belle étoile, à dix heures. Je prendrai le quart à cette heure-là. Je la regarderai aussi. Nos regards et nos âmes se rencontreront dans l’espace infini. »

V

Yvonne répondait :

« Jacques ! Jacques ! pourquoi m’as-tu abandonnée ? Tu as bien fait, Jacques, il le fallait… il faut complaire avant tout à ta sainte mère… Mais non, je suis folle… reviens ! donne ta démission… Ne m’écoute pas, mais laisse-moi dire ! Cela me soulage… je vis et je meurs de toi… Si tu t’en vas loin, je mourrai !… Jacques, ne m’abandonne pas ! Tu vois, je pense tout à la fois les choses les plus contradictoires, mais crois-moi, je saurai être raisonnable, sage quand il le faudra… Cela me soulage de tout te dire. A qui cela fait-il du mal ? L’essentiel est que tu sois libre… Et tu es libre, le sens-tu bien ? Oh ! ce baiser ! Ton baiser, Jacques !… il me brûle… Oh Dieu ! quand j’y pense, le feu de la honte brûle mes joues qui pourtant restent pâles, de cette pâleur que tu aimes tant !… je suis passée hier près de l’endroit… t’en souviens-tu bien, Jacques ? près de cette petite hutte de pêcheur où ton Yvonne… Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! crois-tu que Dieu me pardonnera ?… Mais qu’importe, si tu m’aimes, si tu ne m’oublies jamais ! Oh ! Jacques, Jacques, comme j’ai été tienne ! ô mon révélateur divin ! mon ami ! Tâche de te distraire… oublie-moi, cause avec tes camarades… ne reste pas si seul… Pourvu que tu ne me trompes pas, amuse-toi… je serai si heureuse de te savoir content !

« J’ai regardé l’étoile, l’autre nuit ; je la regarderai tous les soirs… J’ai cru sentir sur moi ton regard… Nous étions tous les deux haut, très haut, en plein ciel, près de l’étoile… et c’est là que nous nous sommes rencontrés, dans un baiser céleste… Ton Yvonne. »

VI

Ces lettres, Jacques les mettait sur son cœur et elles y faisaient comme une brûlure.

VII

Le lieutenant de vaisseau habitait, à Toulon, une chambre garnie.

Un soir, vers minuit, comme il rentrait, à son premier étage, à tâtons, il sentit, en étendant la main vers la porte, qu’il touchait quelqu’un… qui, au contact, ne remua ni ne parla. Surpris, il cria dans l’ombre :

— Qui est là ?

— Jacques !

Il frissonna tout entier, éperdu, prêt à tomber. C’était la voix d’Yvonne, et, dans cette obscurité, ils s’étreignirent… Oh ! se retrouver ! se sentir ainsi après deux mois ! deux longs mois !…

Impatients de se voir avec les yeux, ils craignaient de se quitter, et se suivaient dans l’ombre ; lui, cherchant sa clef, la serrure, perdant la tête !

— C’est toi ! comment es-tu là ? pourquoi ?… Oh ! Yvonne !

— Mon Jacques !

Il jurait, donnait du pied dans la porte, abandonnait la serrure… et tous deux se reprenaient, lèvres contre lèvres, chacun respirant l’autre, retrouvant avec délices l’odeur chère, cette ineffable personnalité physique qui ne se livre que par l’approche, qui est un parfum… peut-être l’amour lui-même, l’essence même du désir… l’expression inexprimable des affinités, l’attraction insaisissable et particulière — et définitive.

Chose singulière ! cette figure que, si nettement, il voyait, à l’ordinaire, dans un songe continu, Jacques ne la voyait, plus du tout depuis qu’Yvonne était là, en réalité, dans cette ombre… Et il avait hâte de le retrouver, ce cher visage… Enfin ! la lumière jaillit. La main tremblante alluma les bougies…

— C’est toi ! toi ! c’est bien toi ! Comment se fait-il ? qu’est-il arrivé ?

VIII

Ils s’expliquèrent.

Les yeux baissés, plus pâle que jamais, triste infiniment, Yvonne lui dit :

— Il faut que tu me sauves… Je ne peux plus rester au pays ; ce n’est plus possible ! Que deviendrais-je dans quelque temps ?… Je suis perdue… Quand j’ai compris cela, je me suis sauvée… j’ai laissé une lettre à mon père… — Comprends-tu ?… tu ne comprends pas ?… Si, tu me comprends !

Elle releva ses yeux bleus, les planta droit dans ceux de Jacques avec une expression neutre où il ne vit que la profondeur confuse d’une âme qui se voile. Cette pudeur du regard cachant le fond de leur secret, lui fit brusquement tout comprendre…

— Oh ! Yvonne !

Yvonne se sentait devenir mère… et voilà ce que Jacques avait compris…

Elle cacha sa tête dans la poitrine du bien-aimé et pleura longtemps. Il but ses larmes, se mit à genoux devant elle, lui demanda pardon mille fois en sanglotant, et lui annonça qu’avant un mois elle serait sa femme.

Il parlait dévotement, à genoux devant elle… Avec sa robe sombre au grand tablier noir, elle avait l’air, oui, d’une sœur de charité.

De sa main très fine, diaphane comme son visage, elle caressait lentement les beaux cheveux noirs, courts mais épais, du bien-aimé de son âme. Et lui, tout à coup, pris de ferveur, saisit les deux pieds adorés dans ses deux mains, et avec un respect d’époux jeune, fort, — joyeux au fond et fier, — il les baisa éperdument.

IX

Yvonne était donc arrivée chez Kardec en son absence. A la loueuse du garni, elle avait dit simplement :

— Je suis sa sœur ; il faudra deux chambres.

— J’ai une locataire qui heureusement part demain, mademoiselle. Quant à la chambre de Monsieur Kardec, la voici, mais l’après-midi, il emporte sa clef.

Et sans aucune impatience, la douce Yvonne s’était assise sur sa malle, comme une bonne, devant la porte fermée… Elle n’avait pas dîné. Elle était restée là, bien tranquille, depuis quatre heures du soir. Très fatiguée (elle avait voyagé un jour et une nuit), elle avait même fini par s’assoupir. Des gens qui montaient, qui descendaient, entrevoyaient dans l’ombre cette figure pâle, énigmatique, assise comme un sphinx, avec son air endormi, devant la porte que barrait sa malle plate, forme vague de cercueil… On eût dit une figure de marbre, blanche et noire, assise sur un sarcophage. Et au-dessus de sa tête, chatoyait un petit carré de papier blanc — la carte de visite de Kardec — le nom, comme une épitaphe :

JACQUES KARDEC
LIEUTENANT DE VAISSEAU

X

Il fit du thé. Elle ne put manger. La joie lui ôtait l’appétit…

— Tu comprends ! te voir, ça suffit… je vis !

Elle songea à tout, tira un matelas du lit de Jacques, le mit sur le canapé avec des couvertures. Il coucherait là, lui. Elle, fatiguée du voyage, dans le lit. Cela semblerait tout simple à la propriétaire. Le lendemain elle aurait sa chambre… Comme ils allaient vivre heureux !…

XI

Et, assis côte à côte, de nouveau ils s’étreignirent… C’en était fait… Elle était bien sa femme, sa vraie femme… Au point du jour, vers six heures, tandis que très lasse, à demi-morte, Yvonne dormait gracieusement, un bras pendant un peu hors du lit, son visage plus pâle que de coutume tourné vers Jacques instinctivement (malgré la pesanteur de son sommeil), lui, attablé devant la fenêtre, écrivait à sa mère : « Pardonnez-moi de vous tant contrarier, ma mère… Ne me désespérez pas plus longtemps. Yvonne est ma femme et le sera. Elle est ici… Ne me forcez pas, je vous en supplie, à m’expliquer davantage, mais croyez que j’agis en homme d’honneur. »

Mme Kardec se fit faire des sommations respectueuses… Jacques était désespéré — mais il était honnête homme — et tout fut bientôt prêt pour ses noces tristes. Le premier janvier approchait.

Ils fêtèrent la Noël ensemble. Yvonne était logée sur le même palier et les deux chambres communiquaient. Tous les matins Yvonne faisait elle-même le ménage. La propriétaire était ravie… « Une perle, cette sœur de M. Kardec… je ne plains pas celui qui l’épousera !… » Ils attendaient, — pour tout avouer, — le jour des noces. A Toulon, seuls les chefs de Jacques étaient informés, comme il l’avait fallu.

Il approchait, le grand jour. Les bans étaient publiés, et ni la propriétaire, ni les gens du voisinage ne se doutaient encore de rien ; on ne passe pas tous les jours devant la mairie. Kardec demeurait à l’autre bout de la ville, sur la place St-Roch… Ils se cachaient. Le bonheur doit se cacher, parce qu’il attire son contraire… Soyons prudents !

XII

Quatre jours séparaient du bonheur définitif la pâle fiancée. Jacques n’était plus taciturne ; il s’était remis à rire, — et, aussi souvent qu’on voulait, dans ses doigts souples et forts il ployait la pièce de dix francs en or, et déchirait les trente-deux cartes… Il paria même d’en déchirer trente-six… et n’en déchira que trente-quatre, mais cet insuccès le laissa froid.

XIII

A l’occasion des fêtes de la Noël et du jour de l’an, le 30 décembre 188… l’état-major de l’Atalante, que les officiers d’un navire espagnol avaient fêté peu de temps auparavant, leur offrait, en retour, une soirée à bord, en rade de Toulon. C’était la veille du mariage de Jacques.

Quand il rentra de son service, ayant dîné à bord (Yvonne avait mangé toute seule, comme à son ordinaire en pareil cas), Jacques trouva sur son lit, bien « parés », en très bon ordre, sa grande tenue, pantalon à bandes d’or, habit, claque, et ses gants blancs.

Jacques, depuis quinze jours, ne faisait plus partie de l’état-major de l’Atalante. Officier d’ordonnance de l’amiral préfet maritime, il avait maintenant ces jolies aiguillettes qui font si bon effet sur une jeune poitrine, — et qui lui allaient si bien, à lui… Yvonne les adorait, ces aiguillettes. Quand Jacques, vers dix heures du soir, fut habillé, — elle voulut, l’enfant ! — qu’il mît son chapeau sur sa tête, et qu’il fît devant elle le tour de sa chambre, « comme ça ! » Elle battait des mains : « Que tu es beau ! » Puis, se ruait sur lui, l’entourait de ses bras… A son tour il l’enlaça… Le claque et les gants tombèrent… Il voulut se baisser bien vite, pour qu’elle ne prît pas la peine…

« Non, reste ! » et elle plongea ses yeux dans les yeux du jeune homme, lui versant, par le regard, l’ivresse inexprimable, l’essence de la vie suprême… tout l’amour… Qu’elle était jolie, belle même ainsi, et si pâle !… oui, elle semblait plus pâle encore qu’à l’ordinaire.

— Qu’as-tu ?

— Rien — tout, — tu sais bien… c’est demain !… Quelles étrennes !

Elle jouait avec les aiguillettes dont les bouts dorés s’entre-choquaient avec ce bruit gai des hochets enfantins !… « Ah ! que je t’aime ! » Il l’attira à lui, la serra à pleins bras sur sa poitrine, — et, comme il devait arriver à bord en même temps que son chef, — la baleinière de l’amiral poussant à dix heures un quart juste, — il se baissa vivement, ramassa ses gants, son claque, et en même temps un billet plié avec soin qui avait dû tomber de sa poche… Et, d’un pas joyeux, il sortit, criant encore sur le palier, par la porte restée ouverte, avec un baiser envoyé du bout des doigts :

— Bonsoir, Yvonne !

Elle se coucha.

La baleinière, mince et prompte comme une anguille, glissait droite sur l’eau polie. Aux côtés de l’amiral, haut de taille, l’aide de camp, bien pris, charmant, gracieux, donnait la sensation d’un jeune avenir, puissant et calme. On le sentait plein des espérances qu’avait réalisées son chef, dont le nom était illustre…

On accosta.

XIV

Le pont de l’Atalante recouvert tout entier de toiles formant tentes, avait été luxueusement transformé en salle de bal. Sur les bastingages, partout, les drapeaux de France et d’Espagne mêlés. Le ruisseau de sang entre deux rives d’or (les couleurs de l’Espagne) rutilait partout aux clartés vives d’innombrables flambeaux. Çà et là des sabres, des fusils, des pistolets de combat, arrangés parles marins, formaient des ancres, des dessins ornementaux. Des lauriers-roses dans des caisses, des camélias, faisaient des bosquets dans les recoins du pont bombé, qui montrait les linéaments propres, presque blancs, du bois bien frotté. Au milieu de la dunette, une vasque jaillissante épandait, avec un bruit de source, une odeur vague de jasmin d’Espagne.

Sur ce pont de navire, qui, un an auparavant, balayé par les vagues de la haute mer, craquait au roulis et au tangage, dans les mouvements affolés d’une tempête mémorable où l’Atalante avait perdu vingt hommes d’équipage et failli périr, — une foule de femmes parées bourdonnait et bruissait dans une atmosphère tiède, la soie frôlant la soie, les robes balayant le pont, les saluts répondant aux saluts… Sous les diamants, les cheveux et les épaules chatoyaient. Peu d’habits noirs. Tous les hommes en grande tenue, officiers de mer pour la plupart ; — très peu d’officiers de terre.

Au dehors, dans l’air froid, sur l’eau, comme des mille-pieds, couraient les longs canots, avec leurs vingt-quatre avirons réguliers qui montent, s’abaissent, rident l’eau, et se relèvent dégouttants de perles lumineuses pour s’abaisser plus loin…

— Qui vive ?

— A bord, officiers !

— Laisse courir !

La baleinière accosta l’échelle. Quand l’amiral se présenta à la coupée, les fanfares éclatèrent… et comme l’amiral espagnol suivait de près l’amiral français, les musiciens interrompirent brusquement la Marseillaise pour attaquer l’air national de l’Espagne.

XV

Jacques Kardec aida l’amiral à faire les honneurs de la soirée aux Espagnols.

— Est-il heureux, ce Kardec ! De la graine d’amiral, celui-là !…

— Ça n’est pas un débrouillard, lui !

— Non, mais il a de la chance.

— Quel bon et brave officier !

On dansait, le bal tourbillonnait. Kardec, — descendu un moment, pour être bien seul, dans l’entrepont où étaient couchés les hommes, dont les hamacs, alignés à perte de vue dans l’ombre, vibraient sur leurs cordes aux secousses de la danse, — lisait, à la lueur d’un fanal que lui tenait un matelot, ce petit billet plié soigneusement, — qu’il ne se rappelait pas avoir laissé tomber… Il venait de s’en inquiéter tout d’un coup. L’ayant lu, il le replia avec lenteur, et le mit sur sa poitrine dans la poche intérieure de son habit qu’il reboutonna réglementairement.

Cela fait, Kardec pâlit tout à coup ; il étendit les deux bras et s’accrocha des deux mains aux épaules de l’homme qui tenait la lanterne. Elle vacilla. Il sembla à Kardec que le bateau, après un coup de tangage épouvantable, s’enfonçait brusquement dans la mer ouverte sous lui, à l’infini…

— Cap’taine ! cria l’homme. Cap’taine !

— Eh bien ! quoi ? répondit Kardec d’un air affreusement tranquille.

Il demanda à l’homme si rien n’était dérangé dans sa toilette et remonta sur le pont.

XVI

L’amiral le pria de s’occuper d’une femme d’officier.

Kardec valsa avec elle. Quant il eut valsé, il éprouva une sensation singulière.

On avait permis aux hommes du bord qui voudraient voir la fête, de se tenir à l’avant du bateau, sous une tente, dans l’obscurité, immobiles et silencieux.

Derrière un grand filet de cordes, aux vastes losanges, ils étaient là, les uns sur les autres, comme dressés en muraille humaine, les matelots, et ils regardaient. Ils étaient dans l’ombre, et pourtant, quand on approchait, on distinguait très bien leurs faces, des favoris, des barbes, des dents de loup étincelantes, des yeux luisants, très luisants ! — et, avec un air béat, ils regardaient ceux qui s’amusaient, — le bal, les fleurs, les femmes, sans envie, mais sans joie, du fond de ces limbes terrestres d’où l’espérance apparaît comme une figure imprécise et morte…

Kardec étant allé du côté de ces braves gens, eut donc une sensation singulière, qui fut une envie brusque, en coup de folie, de briser les mailles de ces gros filets, de lâcher ces bêtes qui étaient des hommes, en leur criant : — « Dansez, courez, hurlez ! Tuez les hommes ! Prenez les femmes ! Soyez les maîtres ! Vous êtes des brutes de regarder les joies sans les prendre !… »

Il passa sa main sur son front, et retourna au milieu du bal.

— Qu’avez-vous, Kardec ?

— Un peu mal à la tête, amiral.

— Allez donc boire un verre de champagne.

Comme il descendait au buffet, il rencontra un camarade :

— Viens au carré.

Il y entra. L’autre bientôt le laissa seul. Kardec but un verre d’eau-de-vie et regarda, par les sabords, la mer — la mer, qui commençait ici à ses pieds, et finissait là-bas, beaucoup plus loin, il ne savait plus où, nulle part… Il regarda les collines de la presqu’île de Saint-Mandrier où est l’hôpital maritime — puis, comme le bateau « évitait, » il aperçut, au pied de ses très hautes collines grises, Toulon, dont le quai rougeâtre mirait dans l’eau noire les feux des boutiques et des cafés…

C’était là tout le théâtre familier de sa vie de marin. Il regarda cette rade, étoilée des feux de l’escadre éparse, et que sillonnaient des embarcations de fête, leurs feux de proue courant comme des météores échappés…

Et de nouveau, il regarda, sous lui, l’eau d’un bleu noir, très tranquille, cette eau amère, aux mouvements si doux, qui a des rages de femme, des colères mortelles…

Comme elle était belle et pure ! — si pleine d’étoiles qui paraissaient le regarder !… Et tout au fond de l’eau, dans cette rade où se jettent les égouts de la ville, il y avait la fange, chère aux congres, ces serpents de mer… Et tout à coup, sous les luisants de l’eau, oh ! très profondément, une forme se dessina, la forme diffuse, lumineuse, d’un visage humain, pâle, si pâle !… d’une pâleur de mort… Elle flottait, cette figure étrange, bercée sous l’eau, imitant les mouvements lents des vagues de la surface, qui caressaient, félines, la joue rebondie de l’Atalante. C’était comme une phosphorescence naturelle, comme une apparition mystérieuse… comme une âme noyée… Sainte Yvonne !… — « Yvonne ! Yvonne ! »

XVII

Les trépidations de la danse agitaient tout le navire d’une vie convulsive. On s’amusait beaucoup là-haut, sous les yeux des matelots qui, stupidement, regardaient tristes, sans un désir, sans mouvement, du fond d’une résignation de damnés.

XVIII

— Où donc est Kardec ?

— Je ne sais pas, amiral.

— Voilà deux heures que je le cherche ! Cherchez-moi donc Kardec, j’ai besoin de lui.

— Oui, amiral.

XIX

A huit heures du matin, douze rameurs, dans un canot major, accostaient le quai de Toulon… « Laisse courir ! » Trois officiers, sautant sur le quai, ôtèrent leurs casquettes pour saluer un mort qui, dans un cadre, au fond de l’embarcation, dormait sous un voile.

Six matelots le chargèrent sur leurs épaules, et d’un pas rythmé, militaire, le portèrent à l’hôpital maritime, rue Nationale, à trois cents pas de l’habitation d’Yvonne.

— Qui est-ce ?

— Ce pauvre Kardec.

— Comment est-il mort ?

— On ne sait pas, noyé.

— Tiens ! c’est drôle !

XX

Le bruit courait dans la ville. De proche en proche, il avait gagné la place Saint-Roch, avant que le corps fût rendu à l’hôpital.

— Ah ! pauvre mademoiselle ! criait la propriétaire de Kardec.

— Qu’y a-t-il donc ? dit Yvonne qui lui ouvrit sa porte.

— Votre frère… pauvre demoiselle ! on l’a conduit… à l’hôpital !

Yvonne y courut. Elle apprit dans la rue que Kardec était mort.

XXI

Sur le seuil de l’Hôpital maritime, le médecin en chef, en grand costume (il venait du bal), était debout, sa casquette chamarrée à la main.

— Monsieur, je suis sa sœur, la sœur de Monsieur Kardec… je désire… le voir.

Le chirurgien s’inclina profondément. Il connaissait Kardec, il l’aimait… il fit un signe.

Deux infirmiers accompagnèrent Yvonne.

— Je ne savais pas qu’il eût une sœur, fit-il. Ce pauvre Kardec !

Il ajouta : C’est bien dommage !

Yvonne entra dans la petite chambre où l’on couchait Kardec sur un lit… Les six matelots, des infirmiers, deux bonnes sœurs, étaient là.

Yvonne, très droite, très ferme, très pâle, dit :

— Voudriez-vous, mes sœurs, me laisser seule un moment avec lui ?

Les religieuses la regardèrent et crurent en vérité reconnaître l’une d’elles… Avec sa robe sombre, au large tablier, son petit bonnet aux ailes bien blanches, ses cheveux séparés également en deux bandeaux plats, et son visage pâle, pâle comme un de ces visages de madone en cire, qu’on voit dans des églises de village, enfantines et anciennes, sous des globes de verre ; elle avait l’air, — oui, vraiment — d’une sainte mystique, la douce et blanche Yvonne, et c’est pour cela que Jacques l’avait aimée.

Frappées de respect, les religieuses se retirèrent, suivies de toutes les autres personnes.

Alors Yvonne alla à la porte comme pour la fermer, afin de demeurer bien seule avec son mort. Mais la porte était sans clef ni verrou, et Yvonne s’assit au chevet de Kardec. — Elle s’assit, et, avec lenteur, elle déboutonna son habit, puis fouilla la poche de côté… Elle respira longuement : elle venait de sentir sous ses doigts le petit billet plié avec soin… Elle reboutonna l’habit méthodiquement, et ouvrit le billet pour s’assurer que c’était bien cela. Elle lut, à côté de son mort, ce billet humide, aux lettres un peu fondues par l’eau de la mer.

Le mort, raide dans son grand costume de gala, — l’épée au côté, les mains le long du corps, était sévère. Il sentait la mer, ce marin mort dans l’eau… Elles ne ploieraient plus la petite pièce d’or, et ne déchireraient plus le jeu de trente-deux cartes, ses mains fines et fortes. Il ne rirait plus, de sa bouche jeune, le fier jeune homme, qui semblait dire, en poussant d’un petit coup d’épaule ses camarades : « Tu sais ! je suis fort ! j’ai la vie en moi, la jeunesse et l’avenir ! » Non, elle ne rirait plus, sa bouche, où se voyaient cependant un peu ses dents de noyé, luisantes d’eau amère. Kardec, mort, était effrayant. Il avait dû, en mourant, — penser aussi à sa mère.

Yvonne, très droite, très ferme, très pâle, sortit d’un pas assuré, en saluant les sœurs qui rentrèrent. Elle l’avait lu, le billet. C’était bien cela. Il portait : « Madame Yvonne Kardec, poste restante, Toulon… Je suis heureux de ton riche mariage, ma petite Yvonne, heureux d’apprendre que cet imbécile de Kardec a endossé (sic) l’enfant de Jean Lepic. A toi pour la vie. Jean. »

XXII

Lorsqu’on voulut annoncer à la sœur de Kardec l’heure de la cérémonie funèbre, on ne la trouva plus à Toulon. Elle était à Brest depuis cinq jours, quand Mme Kardec y revint avec le corps de son fils.

Kardec est enterré dans le petit cimetière d’un village voisin de Brest et du château des Kardec.

Yvonne passe souvent devant la porte du cimetière, et alors, Yvonne fait toujours très dévotement un grand signe de croix.

Et Yvonne est restée très pâle.

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