L'Été à l'ombre
PIETÀ
Je suis arrivé pauvre à Paris, très pauvre. Je voulais, comme tant d’autres, y trouver fortune et gloire. J’avais vingt ans. Je voulais devenir un grand peintre. En attendant la célébrité et l’argent — qui sont arrivés — je déjeunais et je dînais d’une flûte. Et le boulanger me faisait crédit ! — J’avais laissé dans ma petite ville ma mère et ma jeune sœur, à qui suffisait à peine leur humble avoir. Quant à moi, je ne sais vraiment plus comment je parvenais à vivre ! Non, plus j’y pense, moins je me l’explique. Ah ! la jeunesse, la jeunesse ! voilà le talisman tout puissant, la force unique, la magie. J’étais jeune. L’espoir me mettait au cœur, souvent à propos de rien, des afflux de sang à me faire défaillir. Nul bien réel ne m’a rendu plus tard ces minutes heureuses, où l’on sent en soi, si profondément, la vie s’agiter et bondir. Je vivais donc, pauvre comme Job et plus riche que Crésus.
Un brave négociant de mon pays m’écrivit obligeamment de lui faire une copie d’un Téniers. J’allai aussitôt m’installer au Louvre, plein d’ardeur, et dès le premier jour je fis de bon travail. A n’en pas douter, il devait m’être bien payé. Cela eût suffi à m’exciter à la besogne, mais le plaisir que j’éprouvais à copier le tableau dont j’avais fait choix suffisait à me faire travailler vite et bien. Ah ! les Téniers ! quelles sensations éveillaient en moi tous ces buveurs bien repus, joufflus, grassouillets et contents, qui rient à leurs pots et à leurs gobelets ! Aucun sentiment d’envie ne s’élevait en moi, à les voir : non, j’étais jeune, te dis-je, et je commençais à peine la lutte. Il me semblait seulement qu’ils avaient bien raison, tous, contre nous ; et que si j’avais pu m’arracher à la vie inquiète de Paris, aux agitations de mon époque, aux bruits de nos rues, à nos soucis modernes, j’aurais préféré à toute autre destinée celle d’être des leurs, et (laissant le jour naître ou s’achever) boire avec eux en liberté sous des tonnelles, en riant aux pots, vides ou pleins, comme les enfants rient aux anges.
Je me rendais un matin — avec un peu de retard — au Louvre, pour ma troisième séance et j’allais prendre l’escalier, quand le beau gardien d’en bas, vert et doré, — le suisse, si tu veux — me fit un signe fiévreux et bizarre, en portant la main à son cou. J’ai retrouvé depuis le même geste au théâtre avec Frédérick-Lemaître. Lorsqu’on annonçait à don César de Bazan qu’il allait être pendu, Frédérick avait une certaine façon de porter la main tout autour de son cou en le palpant comme s’il y sentait déjà la corde fatale… C’était à faire frémir.
Ainsi gesticulait mon suisse. Je le regardai stupidement, puis je regardai autour de moi… Personne. Une jeune femme, invisible pour lui, parut au haut de l’escalier raide. Personne autre. Évidemment c’était à moi que s’adressait le geste funèbre. Je m’apprêtais cependant, (ne comprenant point) à passer outre, et j’avais, en effet, gravi déjà trois marches, lorsqu’un cri terrible retentit derrière moi :
— Monsieur !… la cravate !
Imitant à mon tour, sans le savoir, Frédérick-Lemaître, je portai à mon cou une main inquiète… Oui, j’avais perdu ma cravate ! Ne ris pas. Je ne riais pas. Mon unique cravate ! C’était un de ces nœuds à quinze sous retenus autour du col par un fil élastique. Cinq minutes avant d’arriver dans la cour du Louvre, je m’étais, rue de Rivoli, miré complaisamment dans une glace de boutique et, m’arrêtant, j’avais redressé mon nœud… Maintenant je ne l’avais plus, je l’avais perdu !
— On n’entre pas sans cravate ! me dit sévèrement le gardien.
Un habit râpé invite tous les laquais du monde à l’insolence.
En ce moment la dame, parvenue au bas de l’escalier, passa près de moi. Je me sentis rougir et pâlir à la fois. Et je me livrai à la contemplation de la physionomie du gardien, pour tourner le dos à la jolie matineuse… qui passa me frôlant de sa robe de soie. « Oh ! la jolie, la fraîche cravate bleue ! »
C’est ce que je ne pus m’empêcher de penser en regardant du coin de l’œil, malgré moi, le cou de la dame.
Je restai là, cloué un instant. Le gardien jouissait de ma consternation. Heureux subalterne ; en cette minute il commandait, il goûtait le plaisir capiteux de l’autorité. Un sergent de ville qui vous bouscule ou vous arrête (surtout si vous lui paraissez un homme d’étude et son supérieur probable), éprouve la même joie secrète. C’est la même que ressentent les César et les Napoléon, les brutaliseurs de nations et d’idées. Et il faut bien que cette jouissance soit immense, puisqu’elle pousse aux plus grandes actions comme aux plus grands crimes !
Je demeurai donc tout révolté à regarder l’esclave de la consigne. Et combien de pensées m’assaillirent en quelques secondes ! et combien tristes et triviales ! En vérité, non, je n’avais plus rien dans ma garde-robe qui ressemblât à une cravate ! Et pas un sou, ni sur moi ni chez moi. A qui m’adresser ? Provincial, je ne connaissais personne. Pas un camarade à qui emprunter un nœud de chiffon !… Ma concierge ?… Quelle humiliation ! Et cependant là-haut les buveurs m’attendaient sous l’orme en riant à leur verre.
Je sortis du vestibule. Le vent y tournoyait, accouru du Carrousel, s’engouffrant dans la cour. Je le suivis. J’entrai dans cette cour du Louvre que les passants en hâte traversaient par le beau milieu, laissant déserts tous les côtés. Je sentis instinctivement, sans même l’entendre, quelqu’un sur mes pas. J’eus le sentiment confus, la divination que c’était une femme, et celle-là même qui avait descendu l’escalier au moment de ma mésaventure. Pourquoi, comment était-elle encore là ? N’étais-je pas demeuré un moment à subir les regards du portier, justement pour éviter les siens et la laisser s’éloigner ?… Dieu vous garde des curieux !
C’était elle en effet ; elle passa devant moi, me regardant sans bien oser, avec un embarras charmant. Elle paraissait troublée, émue. L’œil doux, plein de bonté, brillait singulièrement d’un feu humide…
« Tiens ! dis-je en moi-même, elle n’a plus au cou son joli ruban, d’un ton si frais ? » Ses deux mains étaient fourrées dans un petit manchon de zibeline… Quand elle passa près de moi… Comment cela se fit-il ? Avec quelle grâce qui supprimait l’étrangeté de l’action, par quelle prestidigitation sublime, comment, comment ? Je ne sais, mais une de ses mains était à peine sortie du manchon que je voyais dans les miennes l’ensorcelé ruban bleu, orné, aux deux bouts, de dentelle blanche !
— Un billet d’entrée ! dit-elle.
Quand je compris ce mot, elle était déjà loin.
— Tu la suivis, je pense ?
— Je n’y songeai même pas. Et les buveurs de Téniers qui s’égayaient sans moi !
— Et tu entras en cravate bleue, à dentelle ?
— Sans affectation, je l’avoue, mais bravement, et sans fausse honte ; ce fut peut-être même avec un certain orgueil que je dévisageai, en passant, le gardien féroce.
— Et tu l’as retrouvée un jour, quelque part, cette femme : aux eaux, aux bains de mer, dans le monde ? A-t-elle été ta maîtresse ? Non ! C’est ta femme alors, car tu t’es marié !
— Rien de tout cela. Je ne l’ai jamais revue.
— Mais ton histoire n’est pas finie.
— Je suis peintre, mon cher, et je ne sais pas finir les histoires.