L'Été à l'ombre
LA NOËL DU PETIT ZAN
A Zanette.
I
— Où donc est le petit, Thérèse ? demanda à la fruitière, son mari, le typographe, qui rentrait du travail.
— Il était là tout à l’heure, qui jouait aux billes avec des noisettes, dit la fruitière, en coupant à même, dans une motte de beurre, une belle tranche grasse, qui luisait aux clartés d’un double bec de gaz.
La pratique s’impatientait, et Thérèse montrait du zèle. Elle ajouta, en jetant le beurre dans sa balance :
— Il se sera caché derrière les sacs, pour te faire rire !
L’ouvrier aux mains noires remua les sacs et cria doucement :
— Jean, mon Jeannot, je te vois, sors de là bien vite !
Il espérait entendre un bruit de rire enfantin, sonnant le cristal, ce beau rire des petits qui éveille au cœur des plus vieux un souvenir de source claire.
Rien ne parut, rien ne s’entendit :
— Jean ! Jean !
— Il était là tout à l’heure, sur le pas de la porte, avec un gros chien, dit, — sur le trottoir, la concierge d’à côté, au moment où, Thérèse accompagnant sa pratique, lui ouvrait la porte du magasin.
Le mari et la femme se regardèrent, brusquement inquiets.
A ce moment, tous deux se sentirent dans l’estomac comme un sursaut de tout leur sang effrayé, et ils pâlirent.
Le typographe, dans la rue, à pleine voix cria :
— Jean ! Jean !
Elle n’était pas très populeuse, cette rue du grand Paris, et voisine pourtant de l’avenue de l’Opéra, qui était défendue à l’enfant… Peut-être avait-il couru jusque-là. Déjà le père y était. D’un œil qui ne se fixait nulle part, il regardait se mouvoir les jambes actives des passants… A chaque instant, il croyait revoir le petit… Quatre ans… haut comme ça, en tablier bleu, les joues grasses, roses… et si éveillé ! Le voilà !… Non, c’est un gros chien. Oh ! cette fois, c’est bien lui !… Non, c’est une petite fille, qui donne la main à une dame… Épouvanté, le pauvre père regarda vers le milieu de la chaussée. Il lui sembla que ses regards se dirigeaient très lentement de ce côté, comme s’ils avaient eu peur de voir, sous les roues, une loque roulée… le tablier bleu… l’enfant écrasé !… Il y avait un peu de boue, des luisants bleuâtres sur le pavé de bois, glissant… non, rien ! — Tout là-bas, il crut voir quelque chose de vivant s’abattre sous les pieds d’un cheval… mais ce n’était rien encore, qu’une ombre dans les reflets… Le typographe essuya son front où perlait une sueur froide… « Et la mère ? pensa-t-il ! il a fallu qu’elle reste pour garder la boutique… il faut m’en retourner… Retournons… le petit doit y être… » Et il s’en alla, ahuri, regardant çà et là, malgré lui… « Le petit doit y être… il y est… derrière les sacs, comme toujours !… Ah ! le gredin, de nous faire de ces peurs-là ! Est-ce bête ! Je vas lui flanquer une paire de gifles, pour lui apprendre… il ne recommencera plus. »
L’homme rentra dans la boutique : elle était vide.
C’était un soir de Noël.
II
La mère avait tout quitté.
Elle avait remonté la rue Richelieu, filant droit devant elle, heurtant les passants, frôlant les roues des voitures, et comme certaine de ne retrouver le petit que beaucoup plus loin.
« On l’a volé ! » Pourquoi n’en doutait-elle pas ? Il lui était arrivé bien souvent de le chercher un bout de temps dans le voisinage, mais cette fois… il était volé, pour sûr ! quelque chose le lui disait. Et, oui, c’est dans les voitures qu’elle jetait un regard brusque, aussitôt détourné, car une voiture, ça va si vite ! Pourquoi regardait-elle là, voyons ? Les voleurs d’enfants — des bohémiens — ça ne va pas en voiture dans Paris !… ils ont des charrettes ! — « Est-ce que je deviens folle ? »
Sur le grand boulevard, au coin de la rue Richelieu, elle s’arrêta. Les files des baraques de Noël, à droite, à gauche, faisaient deux rues gaies — des rues de village un jour de foire — de chacun des larges trottoirs… La boutique du coin était pleine de polichinelles en bois, en carton, en chiffons, en fer-blanc… de toutes les couleurs… Le marchand offrait sa marchandise enfantine…
La fruitière l’interrompit au milieu de son boniment au public attroupé :
— Pardon, sans vous déranger, je demeure à côté… la fruitière… Par hasard, vous n’auriez pas vu mon petit ? on me l’a volé… quatre ans… un tablier bleu… des joues grasses… il rit toujours, ça ne pleure jamais… il aimerait tant vos polichinelles !… vous ne l’avez pas vu, par hasard, en voiture, passer là, il y a un quart d’heure ?
Le marchand de joujoux la regarda avec compassion :
— Il faut aller au bureau de police, dit-il.
Elle pensa : « Il est peut-être à la maison, l’enfant ! mon homme l’aura retrouvé… Il l’a retrouvé, pour sûr ! »
Et elle retourna, en effet, tout en regardant toujours, çà et là, le pavé de la rue luisante. Il lui semblait que c’était une rivière sale, à l’eau épaisse, et que le petit avait disparu dessous, noyé.
III
Dans la boutique, elle trouva son homme qui pleurait.
— Eh bien ! tu ne l’as pas ?
— Il est perdu !
— Non, on l’a volé !
Ils appelèrent la concierge voisine, qui garda la boutique, et coururent au bureau de police :
— … Quatre ans, monsieur le commissaire… des joues grasses ; ça rit toujours… un tablier bleu… il se cachait quelquefois derrière les sacs… alors, vous comprenez… d’abord, nous n’avons pas voulu croire… mais il n’a pas pu se perdre !… Il n’allait jamais loin… Notre enfant est volé !… Si vous avez des petits, vous devez comprendre !… Il a un signe comme ça, là, sur le gras potelé de son petit bras.
Le commissaire était ému. Le couple sortit… Toute la nuit on laissa la boutique entr’ouverte, éclairée. Le père et la mère étaient là, au milieu des sacs, des pains de beurre, assis, muets, comme veillant la petite ombre perdue, à la lueur du double bec de gaz, un peu baissé par économie.
IV
Ils ne se disaient rien, ils regardaient devant eux le vide, et, dans un rêve brouillé, voyaient, sur des luisants de pavé boueux, des roues de voiture, des pieds de passants et toujours le petit tablier bleu… Quatre ans… Il riait toujours !
Et, confusément, à leurs oreilles, grondait, bourdonnait la rumeur de Paris, faite du roulement continu des voitures, du piétinement des passants, du bruit des voix et des rires, du son des louis d’or remués par les joueurs et les marchands, rumeur formidable à la fois et sourde, que la nuit même n’étouffe pas, pareille à celle de l’océan, où l’on se noie.
V
— Comment t’appelles-tu ?
— Zan !
Et Zan battait l’une contre l’autre ses petites mains très propres.
Il avait des joues roses, en effet, et un tablier bleu battant son neuf. Il était lavé comme une vaisselle de riche, et joli comme un amour !
Pour l’instant (minuit sonnait), il était très occupé à saccager un grand arbre de Noël chargé de poupées, d’oripeaux, de paillettes, de jouets, mirlitons, tambours de basque, arlequins et polichinelles, sabres et fusils longs comme le doigt, au milieu de mille petites bougies roses, bleues, vertes.
Zan n’avait jamais été à pareille fête.
L’arbre était à terre, sur un pur tapis d’Orient, dans un salon luxueux, éclairé d’un lustre et de plusieurs lampes.
Et comme l’arbre était beaucoup plus haut que Zan, Zan se dressait sur la pointe de ses petites bottines fortes, au bout de métal, et il tâchait, négligeant les basses branches, d’atteindre l’impossible :
— Ze veux ça, madame !
Une « belle dame », à genoux près de lui, le regardait faire de tous ses yeux, rouges de larmes, et elle lui souriait…
— Ta maman sera bien contente, n’est-ce pas, quand tu lui rapporteras tout ça ?
Mais Zan ne pensait pas du tout à sa maman, à cette heure ! Il y avait pensé pourtant, quelques heures avant, lorsque la belle dame, brusquement, sur le trottoir, à trois pas de sa boutique, l’avait saisi à pleins bras et jeté dans sa voiture, en criant au cocher : « Chez moi ! »
Oui, il avait eu bien peur alors, et il avait pensé à sa mère :
— Maman !…
Et c’était juste à ce moment qu’après avoir cherché derrière les sacs, après avoir ouvert la porte à la pratique, le père et la mère s’étaient regardés, éperdus, et que leur sang « n’avait fait qu’un tour ! » — « Maman ! »… Qui sait ? pourquoi pas ?… le cri du petit, inentendu, avait été perçu cependant, senti, par deux cœurs… Cela, voyez-vous, est un miracle beaucoup moins étonnant que le télégraphe et le téléphone… Il avait crié : « Maman ! » et la fruitière avait vu — oui vu ! — c’est drôle, n’est-ce pas ? — une voiture, et le petit dedans, volé !… mon dieu, oui, volé !
VI
La belle dame s’appelait Anna. Anna, qui ? — Anna, rien. — Pauvre fille ! pauvre femme ! — Le banquier qui la venait voir à des heures fixes, ne l’aimait pas. Elle faisait partie de son luxe. — Elle était jeune, bien vraiment jeune, assez bête, avec un corps de statue.
Elle n’en était qu’à son troisième amant. Le second avait été un étudiant riche qui, après l’avoir gardée un an, au moment de regagner le château de ses pères pour y exercer la profession de sportsman campagnard, l’avait « passée » au banquier.
Vrai, elle avait eu de la chance, cette Anna.
Son « premier » avait été, en province, où elle était couturière, un sous-lieutenant qui lui avait promis le mariage, l’avait rendue mère, et abandonnée aussitôt !
Montrée au doigt, ne voulant pour rien au monde abandonner, elle, son enfant, elle était venue à Paris, au quartier Latin, — dans le gouffre où tout se perd — pour vivre de son métier de couturière.
Et, deux ans, elle avait vécu ainsi, sage, en effet, ne vivant que « pour le petit ».
Oui, deux ans ! deux belles années, elle avait été mère, et si bonne mère !… Nuit et jour elle avait travaillé — auprès du berceau. Elle ne mangeait guère, ne dormait guère. Elle travaillait — en souriant. Elle était pâle en ce temps-là, mais si heureuse !… Le petit allait si bien !… Elle l’amusait avec des poupées en chiffons, qu’elle faisait très bien. Elle les habillait de belles étoffes et elle leur mettait des chapeaux de plume. Un jour, elle avait acheté à « son fils » un pantin de cinq sous, — et puis… et puis, il était toujours là, le pantin de cinq sous, dans un tiroir de table Louis XV, marquetée et dorée… mais le petit, lui, à deux ans, était mort, un soir de Noël, — oui — un soir de fête, le soir même de la fête des enfants. Alors, que lui avait importé tout le reste, à la mère ?… Elle avait accepté à souper, un soir, d’un étudiant… Et voilà l’histoire d’Anna.
VII
Il y avait deux ans de cela… Le petit aurait quatre ans… Déjà l’année dernière, le soir de Noël, elle s’était dit : « Il aurait trois ans ! » Alors, elle avait acheté un petit arbre de Noël. Sa femme de chambre était allée dire au banquier : « Madame prie Monsieur de ne pas venir ce soir ; madame est souffrante. » Et, toute seule, elle avait allumé les petites bougies et veillé, toute seule, en pleurant, — la petite ombre morte.
VIII
Et aujourd’hui, cette année, comprenez-vous ! — une idée lui était venue, brusque, en coup de lumière : « Il me faut, il me faudrait, pour ce soir — toute seule c’est trop triste ! — un petit enfant !… J’achèterai un bel arbre… je croirai voir mon petit Paul… Il serait content, le petit garçon à qui je donnerais tant de choses… et ses parents aussi seraient très contents. »
Puis, une idée poignante avait succédé : « Je ne connais pas d’enfant. Et, si j’en connaissais un, ses parents voudraient-ils me le prêter, à moi ?… et toute une nuit ?… une nuit de Noël, surtout ? »
Alors elle avait pleuré beaucoup. « Suis-je bête ! » se disait-elle. Et elle reprenait : « Ce serait pourtant bon, de revivre un soir ma vie d’autrefois ?… »
La pauvre fille fut alors prise, comme d’une rage, du désir fou de goûter à nouveau les sensations de mère qui l’avaient rendue si heureuse dans la pauvreté, si fière d’elle dans sa honte !
Puis, elle avait renoncé, par raison, à son projet d’emprunter un enfant…
Et, cependant, elle avait acheté, le jour de Noël, un bel arbre, très grand, et l’avait elle-même chargé de joujoux, de bonbons, noués par des faveurs… Et elle se promettait d’en allumer les bougies mignonnes, cette nuit, quand elle serait seule… Elle regarderait le pauvre pantin de Paul, et se mettrait à pleurer… Ce serait sa messe de minuit, comme une messe de naissance et de mort à la fois, la messe de ses souvenirs. Dans sa simplicité, elle se sentait très religieuse, très sanctifiée par son intention… Elle se rappelait les messes de minuit, dans sa petite ville, où l’on priait vraiment, où l’on riait pourtant beaucoup… et où… à la sortie… Ah ! l’amour ! quelle triste chose !…
IX
Voilà pourquoi Anna, à genoux sur le beau tapis, regardait, souriante, avec des yeux très rouges, Zan, qui piétinait de joie, dépouiller à pleines mains, à pleine bouche, l’arbre de Noël, trop grand pour lui…
X
Quand il eut bien mangé, bien bu, bien joué, bien sauté, bien crié, bien ri, Zan pleura.
— Ze veux voir maman !
XI
Ce fut, pour Anna, comme un réveil terrible ; il lui sembla qu’elle venait d’être folle et que, brusquement, sa raison lui revenait, sautait dans sa tête, d’où, plusieurs heures, elle était sortie !
La pendule sonnait une heure du matin. Que faire ? Rendre le petit, le rendre tout de suite, il n’y a que ça ! Elle expliquerait… on comprendrait… — « Reconnaîtras-tu ta maison ? — Oh oui ! — Attends-moi là, bien sage ! »
En rentrant, elle s’était déshabillée. Elle se rhabilla, se fit très belle. — « On verra bien que je ne suis pas une voleuse… j’expliquerai. »
… Quand elle revint au salon, Zan, ses deux petits poings fermés et très serrés, comme s’il était en colère, dormait en souriant. Le pantin de cinq sous, le pantin de Paul, dormait entre ses bras…
XII
Que faire ? on ne réveille pas un enfant, quand on aime les enfants. Elle le prit doucement, marcha vers son lit… puis, tout à coup, tourna sur elle-même et le coucha sur le grand divan.
XIII
La pendule sonnait six heures…
Zan dormait paisiblement, ses petits poings toujours fermés. Entre ses doigts on voyait luire des choses : un bout de papier doré, un joujou… Et le sucre des bonbons luisait sur sa lèvre, qui souriait.
Le pantin de cinq sous, le pantin de Paul, dormait entre ses bras…
Anna, assise, tout près de lui, veillait toujours, et ses yeux étaient pleins d’un rêve que rien ne peut dire.
XIV
L’aube se leva blafarde sur le Paris d’hiver. Les boutiques se rouvraient dans la rue, où le jour sombre était violacé. Les premiers passants marchaient vite, en frissonnant ; on entendait claquer des galoches de bois sur le pavé.
Et, dans la petite boutique, toujours assis et muets, l’œil fixe, comme hébétés, le père et la mère attendaient… A chaque bruit, ils prêtaient l’oreille… « On nous le ramène ! — Qui donc pourrait le ramener ?… Le commissaire ! — Ah bien oui ! déjà !… »
La mère n’avait pas encore pleuré.
XV
Tout à coup, un roulement doux de voiture commença tout au bout de la rue déserte.
— C’est lui ! dit la mère.
Lui ? pourquoi ! — Elle ne savait pas… « Une voiture ! »
… L’homme la regarda, ahuri de plus en plus, sans attacher d’importance à ce cri… La voiture s’arrêta, pas très loin… Déjà la fruitière était dehors :
— Jean ! Jean !
… Elle éclata en cris, en sanglots, en larmes, en lamentations… et, l’enfant entre ses bras, elle s’engouffra dans la boutique ; et, penchés sur lui, le père et la mère lui parlaient tous deux à la fois, très vite, pendant que lui, l’enfant, n’écoutant pas, très ennuyé de leurs caresses qui le dérangeaient de jouer, élevait vers eux ses petits bras chargés de choses en couleur, de papillotes et de poupées.
— Où as-tu pris tout cela ? Ah ! le méchant enfant ! — est-il Dieu possible ! — Comprend-on ce qui nous arrive !
— Je croyais bien qu’il était volé !
— Et moi, écrasé ! Mais qu’est-ce que c’est que cette voiture ?
XVI
Ils disaient cela, mais ça leur était bien égal, la voiture ! Ah bien ! elle aurait pu repartir, après tout, sans qu’ils fissent rien pour la retenir… Ils auraient regretté plus tard, par exemple, de n’avoir pas demandé l’explication… mais, en ce moment, il était là, le petit, et le reste leur était bien égal !
— Qu’est-ce que c’est pourtant que cette voiture ?
— C’est la mienne, madame, je vais vous expliquer.
Ils se retournèrent.
— C’est ma belle dame ! cria Zan.
Anna était devenue la belle dame de Zan.
Les deux ouvriers eurent un mouvement de respect, un salut vague de tout le corps — puis, très vite, on ne sait à quoi, ils reconnurent une de ces personnes… et le typographe, sans malice, remit sa casquette qu’il avait ôtée machinalement.
— Qu’est-ce que c’est ? dit Thérèse, d’un ton où il y avait une menace de harengère qui va défendre ses petits.
Anna recommença :
— Je vais vous expliquer !
Et très vite, comme pour se débarrasser d’une besogne difficile, elle conta tout, tout, naïvement, longuement, brièvement, tout son passé, son premier amour, sa faute… Il lui semblait qu’elle dégonflait son cœur dans une confession qui la lavait… Mon dieu oui, elle avait gardé des idées religieuses d’enfance qui, parfois, lui faisaient retour…
Elle termina :
— J’étais comme folle… il faut me pardonner… j’aurais dû penser, c’est vrai, à la mère !… au père… pour sûr !… Pardonnez-moi… c’est une folie… Le petit vous dira ; il n’a manqué de rien, il était très content… Il a bien dormi… Le bel arbre est là, dans la voiture… Est-ce que vous me pardonnez, madame et monsieur ?
Anna demanda cela avec beaucoup de timidité. Elle sentait la colère qui commençait chez l’homme… Le typographe, en effet, au ressouvenir de toutes les angoisses de la nuit, serrait les dents… crispait un peu ses gros poings…
— Est-ce que vous me pardonnez ? répéta la malheureuse, effrayée, à bout de forces… éprouvant en une seule fois toutes ses douleurs passées… Après tout, elle allait le perdre !… il avait été sien pendant une heure, ce petit qu’elle allait quitter pour toujours !
Thérèse aussi n’était pas contente. Elle s’apprêtait à dire : « Sortez, madame ! on ne vole pas un enfant ! » Mais juste à ce moment-là, Zan, transporté d’une joie subite en voyant entrer dans la boutique son arbre de Noël qu’apportait le domestique, sauta vers sa belle dame, tout dressé sur ses pieds et les bras tendus, comme s’il voulait l’embrasser !
— Est-ce que vous permettez, madame, que je l’embrasse ? dit Anna.
Et il y avait, dans sa voix qui tremblait, tant de supplication honteuse, poignante, que la fruitière, se baissant brusquement, saisit son petit Zan et le lui fourra dans les bras.
— Faudra venir le voir quelquefois, gronda-t-elle, vous êtes tout de même une brave fille !
Et alors la fruitière, tombant sur sa chaise, se mit à pleurer, à pleurer toutes les larmes de son corps.