L'Été à l'ombre
LES ÉTRENNES DU PÈRE ZIDORE
SOUVENIR
A Léon Bouyer.
Je l’avais connu le long des quais, le vieux Zidore, devant les étalages des bouquinistes.
Humble employé d’un ministère, il déjeunait d’un croissant et dînait d’une flûte ; mais il achetait des livres, des livres rares, s’il vous plaît. Pour pas cher, par exemple ! Et sa collection était admirable.
Un jour, il voulut me la montrer. Nous devînmes grands amis.
Il y a de cela vingt ans. Il en avait alors plus de soixante.
Dix ans plus tard, il cessa ses visites aux bouquins des quais. Rhumatisant, catarrheux, perclus, il garda la chambre, vécut entouré de ses chers livres, n’ayant aucune autre société. Une femme de ménage lui apportait chaque matin la flûte et le croissant. Il la voyait avec impatience, s’irritait lorsqu’elle époussetait les piles de livres qui chancelaient autour de lui et la renvoyait au plus tôt. Il n’aimait recevoir personne. Les livres lui suffisaient.
Une fois par an, le 31 décembre ou le 1er janvier, il tolérait ma visite ; il finit même par la désirer, déclarant qu’elle lui manquerait si je venais à l’oublier.
Et je ne l’oubliai jamais.
Cette année, au 1er janvier, je trouvai mon malade singulièrement « baissé », comme on dit. Déjà, l’année précédente, il se traînait avec peine d’un angle à l’autre de son étroite chambre, ne quittant son point d’appui d’une main que lorsqu’il sentait l’autre assurée.
— Eh bien ! père Zidore, je viens vous souhaiter bonne année nouvelle !
— Ah ! c’est vous, mon enfant ?… Eh ! eh ! l’année nouvelle ne sera pas pour moi.
— Allons donc, père Zidore !… D’où vous viennent ces idées ?
— Ce ne sont pas des idées ; ce sont des choses qu’on sent comme ça ! Voyez-vous, quand les vieux ruminent tout le jour les souvenirs de leur enfance, c’est signe qu’ils finissent. Et je vais sur ma fin. C’est, pardine, trop naturel !
Il retomba lourdement dans son fauteuil, qu’il avait quitté pour me faire honneur, et me montra une chaise près de lui.
Je gardais le silence, n’osant l’interroger, craignant d’inquiéter le brave homme, n’ayant pas pour habitude d’ailleurs de pousser aux confidences.
Les gens disent ce qu’ils veulent dire. Si on les aime, c’est une raison de plus pour respecter leur liberté.
Il me regarda, me comprit et sourit.
« Il y a soixante-quinze ans, commença-t-il, ma mère travaillait pour vivre. Elle cousait, cousait, gagnant à grand’peine notre vie. Mon père, sous-lieutenant dans les armées du grand empereur, était mort à l’ennemi.
« J’avais sept ans ; je fis une grave maladie.
« Ma mère me crut perdu. Le médecin aussi. La crise passa, mais je demeurai si faible qu’on continua à me croire mourant :
— Que lui donner ? dit ma mère.
— Tout ce qui lui fera plaisir ! dit le médecin.
« Ma mère avait cru parler de ma nourriture. Je me fis fort de sa question et de la réponse du docteur pour exiger un joujou. Trop pauvre, ma mère, au jour de l’an, me donnait des « étrennes utiles » : des bas, des souliers ou une paire de manches de lustrine. Je demandai cette fois un pantin à musique !
« Ma mère travailla nuit et jour ; je la voyais, de mon petit lit, mettre en hâte points sur points ; je voyais sauter sous ses doigts une agile étincelle qui était l’aiguille, et qui m’amusait ! Les enfants sont égoïstes. Ils ne savent pas ce que coûte à leur mère chacune de leurs joies… — Après cela, ajouta le père Zidore en manière de réflexion, les hommes eux-mêmes jouissent bien chaque jour de toutes les merveilles de l’industrie, de la science, sans songer aux souffrances, aux morts qu’elles coûtent. C’est comme ça.
Le père Zidore eut une quinte de toux qui l’interrompit longtemps. Il reprit :
— Les robes de belles dames que cousait ma mère me donnaient seulement une plus grande envie d’avoir mon pantin. Il serait habillé de satin… blanc et rose…, avec des dentelles pour collerette…, un joli bâton rouge pour le prendre ; et, en le faisant tourner au bout de ce bâton, on entendrait chanter la musiquette qui serait dedans.
« Alors je battais des mains de plaisir… Les yeux de ma mère se tournaient vers moi ; et plus vite, plus vite, la petite aiguille sautait, plongeait dans la soie des belles robes, y disparaissait pour sortir un peu plus loin, tirant son fil de soie après elle, et toujours recommençait, en jetant sous les doigts de ma mère une petite étincelle qui me semblait de la gaieté… Et ma mère pleurait.
« Enfin je l’eus, mon pantin à musique ! C’étaient mes premières étrennes… Et je n’en ai jamais eu d’autres.
« Ma mère me l’apporta pour le 1er janvier. J’étais couché, enveloppé de couvertures, sur un fauteuil que nous avions, le même où me voilà encore. Dès le palier, ma mère se mit à faire tourner le pantin au bout de sa hampe, et j’entendis, comme dans un rêve, la musiquette métallique de ce pantin tant désiré… Il avait deux airs : une valse lente, et puis un air gai, très vif, qui alternaient.
« Vous savez comment se produisent ces sons ? La hampe du pantin est fixée dans l’axe d’une roue qui met en mouvement un rouleau de cuivre criblé, hérissé de petites pointes d’acier. Chacune de ces pointes, à mesure que le rouleau tourne, soulève une dent d’une sorte de peigne de métal qui est un clavier. La vibration de chaque dent donne une note.
« Et cela fait une musiquette grêle, grêle, menue, aigrelette, qui a toujours, même dans les airs mélancoliques, quelque chose de brusque et de sautillant.
« Ma mère entra, faisant toujours tourner le pantin. Je tendis les bras, soulevé par l’extase, et, tout le jour et toute la nuit, il me répéta, mon pantin rose, ses deux éternelles chansons, la triste et la gaie, passant de l’une à l’autre sans trop de difficulté, après un petit silence pourtant, durant lequel on entendait dans sa poitrine rebondie un bruit de mécanique qui se prépare à bien s’appliquer : Cric ! crac ! brum ! « Il tousse, maman ! il se mouche ! criais-je, comme Monsieur le curé avant le sermon ! »
Et le père Zidore toussait aussi, mais longtemps, longtemps ! La quinte violemment secouait le fragile corps du vieillard. Puis il se remettait à conter, avec lenteur quoique avec abondance, revoyant comme dans un rêve de fièvre toutes les choses dont il parlait :
— « Je couchais avec mon pantin, et mon pantin mangeait avec moi.
« Il avait l’air d’un œuf d’autruche qu’on aurait habillé ; son justaucorps dentelé était mi-parti blanc et rose. Son bonnet de folie, de même. Sa collerette était de dentelles. Il avait des pendants d’oreilles et des cheveux blonds, frisottés, et une petite figure souriante, rose et blanche comme un dessus de boîte de baptême.
« Quand il tournait, le bas de sa robe dentelée s’élargissait autour de lui comme une jupe de danseuse, et il avait l’air de pencher la tête en souriant de bonheur…
« Je guérissais lentement ; et le pantin, bien soigné, couchait maintenant dans une boîte, sur les débris de soie et de velours que rejetait ma mère en cousant les robes des belles dames.
« Il charma les heures de ma convalescence.
« Puis, ma mère l’enferma dans son armoire, avec ses pauvres objets précieux, avec la chaîne et la montre d’argent de mon père et le collier de chaînette d’or qui lui venait de sa mère à elle.
« Il était si beau, mon pantin ! Il fallait le conserver ! Il avait coûté si cher ! Et puis, je l’aimais tant ! Le voir un moment devint une récompense pour laquelle je savais tout souffrir. Pour l’entendre, le soir, en m’endormant, je savais être sage tout un jour, réciter ma fable sans faute et réciter aussi, d’un air capable, toute ma table de Pythagore.
« Ma mère mourut. J’avais vingt ans. Je gagnais ma vie comme copiste chez un notaire. Je laissais religieusement le pantin chéri dormir dans l’armoire à linge, avec la chaînette d’or et la montre d’argent.
« Je me mariai. J’eus un fils… car j’ai eu un fils, mon enfant !… — dit le père Zidore en me regardant d’un œil qui devenait trouble.
« Il dormait, mon fils, dans le berceau où j’avais dormi sous le regard de ma mère. Il y resta peu de temps ; il mourut à l’âge des anges ; et sa mère, peu de temps après, mourut aussi.
« Le soir, dans notre bon temps, en rentrant du travail, je retrouvais ma femme, la petite mère, qui, elle aussi, cousait, cousait, pour nous aider à vivre. Et je prenais le pantin rose ; je l’élevais au-dessus du berceau. Mon enfant tendait les bras et riait, riait, et mettait aussi ses petites jambes en l’air, s’agitant comme s’il eût voulu s’envoler pour saisir le pantin rose dont la jupe flottait bouffante… et dont la petite âme chantait, gaie ou triste tour à tour : Cric ! crac ! brum ! frum ! « Il tousse, petit, l’entends-tu ? Il se mouche ! comme Monsieur le curé quand il va prêcher ! »
« La jeune mère riait aux éclats… Et j’enfermais le pantin bien soigneusement lorsque le petit, fatigué de le désirer, s’endormait enfin, rêvant d’un pays où les petits enfants font tourner eux-mêmes les pantins roses… sans les casser !
« Brum ! brum ! cric ! crac ! »
Le père Zidore cessa de parler. Son regard nageait dans un vague indéfini.
Il se leva, appuyé des deux mains aux piles de livres chancelantes, fit quelques pas de l’une à l’autre, ouvrit une armoire…
— Le voilà ! dit-il.
Et, lourdement, élevant le pantin rose dans sa main droite, il me le montra.
Il était rose et blanc ; fraîche, toute fraîche, sa jupe dentelée, comme si elle sortait de chez le faiseur ; fraîche comme une rose du printemps, la jupe du pantin, malgré ses soixante-quinze ans bien sonnés. Eh ! eh ! cric ! crac ! brum ! Il se mit à tourner, à tourner comme un fou, penchant sa petite tête qui souriait de bonheur, avec des joues roses, roses, des joues d’enfant à l’âge des anges, et de petits cheveux blonds, tout frisottés, qui vibraient au vent de la danse !
— Voilà mes étrennes, monsieur, les étrennes du petit Zidore… et celles de mon fils, eh ! eh ! cric ! crac ! brum ! Lui non plus n’en a jamais eu d’autres… Tenez, ça me fatigue ; faites-le tourner vous-même, mon fils… parce que je veux l’entendre.
Le père Zidore me tendit son joujou. Je compris qu’il fallait lui obéir, qu’il voulait revoir sa vie au son de la musiquette.
Et j’élevai le pantin à mon tour pour qu’il tournât bien librement.
Et je le regardais ; et je regardais aussi le père Zidore, tout ridé, lui, courbé, chevrotant, cassé, tremblotant, la peau jaunie, le crâne dénudé, vieux, vieux, vieux ! O jeunesse imbécile des objets ! Le pantin tournait impassiblement, souriant, rose, frais, jeune, enfantin… Et quand je m’arrêtais : « Encore ! » suppliait le vieillard, tendant les bras d’un mouvement machinal, comme autrefois lorsqu’il était au berceau et que sa mère voulait l’endormir. Cric ! crac ! brum ! la mécanique toussait, et la valse de reprendre encore… Ah ! que c’était triste !
Un vieil air — qu’on entendait souvent autrefois — a le don de rappeler plus vivement qu’aucune parole au monde l’instant de la vie où on l’entendait… Ici, ce n’était pas l’air seulement que retrouvait le père Zidore, c’était la même voix, la petite voix métallique, sans aucun changement de ton ni même d’inflexion, avec toute sa jeunesse de mécanique bien conservée dans l’armoire à linge, comme le parfum d’un sachet… Cric ! crac ! brum !
Le père Zidore murmura : « Maman ! » puis il ajouta deux noms… le nom de sa femme et un autre petit nom de baptême… Et là, sous mes yeux, tandis qu’à sa prière je faisais tourner le pantin, cric ! crac ! brum !… le père Zidore expira, le premier jour de l’année.
Quand je posai enfin la poupée sur la table chargée de livres, je croyais le père Zidore endormi ; j’ouvris en silence un des vieux livres qu’il aimait, pour attendre son réveil. Le père Zidore dormait en effet, mais il ne s’éveilla plus. Il dormait en souriant. Peut-être rêvait-il d’un pays où les enfants font tourner eux-mêmes les pantins roses sans les casser.
Le père Zidore a laissé, par testament daté du 1er janvier, jour de sa mort, ses livres à la bibliothèque de sa ville natale, et à moi, par une clause expresse, il a légué son pantin ! Il savait, le père Zidore, que je crois à l’âme des pantins roses et que j’aimerais celui-ci.
Je l’ai mis à mon tour dans une armoire, dans une armoire vitrée. A travers les vitres, il me regarde en souriant ; toujours, éternellement jeune et gai ; mais je ne le fais plus tourner jamais, parce que sa musiquette métallique me donnerait envie de pleurer.