← Retour

L'Été à l'ombre

16px
100%

LES ESPRITS FRAPPEURS

« Je n’y avais jamais cru… J’habitais alors, tout seul, une maison de campagne isolée, et je couchais au premier étage, au-dessus d’une sorte de chai, et au-dessous d’un grenier. Une nuit, comme j’appelais le sommeil en feuilletant un livre, j’entendis très distinctement des bruits de chaînes… Je prêtai l’oreille… les douze coups de minuit sonnèrent lentement à l’horloge lointaine du village ; je trouvai l’horloge ridicule de sonner minuit si à propos, et je me sentis rassuré par cette coïncidence comique.

« Au même moment, mes yeux se fermèrent malgré moi ; je m’endormis, et les bruits que je venais d’entendre servant de point de départ à un cauchemar affreux, je rêvai que j’étais encore au collège où mon régent me forçait à copier cent fois certaine histoire de revenants racontée par Pline ou par je ne sais quel autre ! Et comme mon régent courroucé me demandait si je comprenais le latin et ce que voulait dire funis, je répondais : funérailles. Le voyant se fâcher de plus belle :

— Non, disais-je, cela veut dire chaînes, bruit de chaînes et funérailles.

— Cela veut dire, s’écriait le régent hors de lui, la corde pour vous pendre !

« Quel drôle de rêve ! pensais-je tout en dormant. Là-dessus le livre, grâce auquel je m’étais endormi, tomba brusquement de mon lit sur le plancher, et je m’éveillai en sursaut. Ma bougie, usée jusqu’au bout, jetait des lueurs de mort, et un bruit de chaînes se faisait entendre distinctement dans la maison. Oui, c’était dans la maison, à n’en pas douter, que j’entendais distinctement un bruit de chaînes !

« Je me sentis pâlir et me mis sur mon séant. Mille raisonnements aussitôt se firent en moi, pressés, lumineux et rapides comme un faisceau d’éclairs. Je pensai : « Je suis seul ici, et il faut bien pourtant que je ne sois pas seul ! Qui donc est entré ? pour quoi faire ? pour voler ? Venir voler en traînant des chaînes, quelle apparence…! Les chiens, d’ailleurs, n’ont pas jappé. Ils sont là, dans l’allée, sous la lune. Mais alors ?… allons donc, je n’y croirai jamais. Des esprits ? des esprits frappeurs ? Pourquoi veut-on que des esprits, êtres subtils, tout à fait supérieurs, se livrent à des occupations indignes même d’un bourgeois sérieux, comme celle de réveiller les gens avec des bruits incompréhensibles ! Allons, allons, j’ai mal entendu. Je rêvais funérailles, cordes, chaînes… et il y a de la fièvre, causée par un peu d’embarras gastrique, comme dirait le docteur. Voilà tout.

« J’en étais à cette conclusion, quand la bougie qui m’éclairait jeta une grande clarté blafarde, et tout d’un coup s’éteignit. J’entendis, dans le même temps, de petits coups frappés à intervalles égaux. On aurait dit qu’une baguette souple raclait les barreaux d’une grille !… Je songeai aussitôt à ce geste des dompteurs qui passent rapidement leur cravache sur les barreaux des cages à tigres. Évidemment j’étais agité, j’avais un peu de fièvre… je me levai donc, rallumai ma bougie, et ramassai mon livre qui se trouvait une revue. Comme j’allais me remettre au lit, mes regards tombèrent sur une vieille épée rouillée, débris de quelque noble panoplie, longue et lourde rapière à coquille, excellent instrument de défense contre un ennemi de chair et d’os. Je la suspendis à mon chevet, me disant que d’estoc ou de taille, du plat, du tranchant, de la pointe ou du pommeau, il y avait là de quoi étendre un homme.

« Me voilà donc couché de nouveau, lisant, et à peu près rassuré. Je m’aperçus que mon livre contenait un article sur les hallucinations. Je le cherchai vivement et je lus les choses les plus inquiétantes touchant les maladies du système nerveux. Quand j’arrivai aux erreurs de l’ouïe ; quand je vis comment certains malades sont, nuit et jour, poursuivis par des sonneries de cloches ; comment d’autres hallucinés entendent partout d’invisibles ennemis les persécuter de menaces, je compris qu’une telle lecture n’était pas opportune et je lançai la revue loin de moi, avec colère, en criant à haute voix : « Au diable ! »

« Ce mot, qu’on prononce fréquemment sans y ajouter d’importance, me frappa. On eût dit qu’ayant frappé le mur, il revenait contre moi comme une balle ! Le son de ma propre voix me devenait ennemi !

« Au diable ! » Je me trouvais imprudent d’avoir prononcé ce mot et je n’en faisais pas moins de grands efforts pour m’endormir. J’allais passer de l’assoupissement au sommeil, lorsque brusquement éclata à mon oreille le son grave, prolongé d’une cloche : BAMMM ! et quelques secondes après, un deuxième coup, frappé moins fort, retentit : Bamm !

« Une sueur froide couvrit mon front. A n’en pas douter, j’étais halluciné, je devenais fou… je… — BAMMM ! — J’étais debout, pieds nus, en chemise, mon bougeoir dans la main gauche, ma Durandal, que j’avais instinctivement saisie, dans la main droite, certainement blanc comme un linge, et les yeux fixés sur la porte de ma chambre que je pensais voir, d’une seconde à l’autre, tourner comme d’elle-même sur ses gonds pour laisser apparaître… qui ? — LUI, L’ÊTRE, L’ESPRIT, LE FANTÔME, L’ENNEMI, LE MALIN… le voleur tragique et facétieux qui pénétrait, la nuit, dans les maisons, avec effraction, sans être aperçu ni flairé par les chiens, et qui tout en remplissant ses poches des figues et des raisins de l’office, trouvait encore le temps de donner un charivari !… Je pensais tout cela et tout cela me paraissait dépourvu de vraisemblance — folies, absurdités ! — mais enfin, ma maison où j’étais seul, au premier étage, était pleine de bruits — en bas — dans l’escalier — sur ma tête, au grenier — pleine de bruits de chaînes, de frappements inexplicables, d’épouvantables sons de cloches !

« Et contre tout cela, réalité surnaturelle ou pure imagination, je m’armais de quoi ? D’une épée. Pourquoi ? je n’en savais rien ; mais il m’était agréable d’avoir à la main ce glaive jadis terrible. Ce glaive me rassurait — je m’en rends compte à présent, — et parce qu’il mêlait pour moi-même un peu de drôlatique à ma situation, et parce qu’il me confirmait dans mon espérance, tenace malgré tout, de n’avoir à combattre que du réel.

« J’ouvris ma porte lentement et je regardai le palier, l’escalier, avec une attention effarée. Étrange situation d’esprit : j’aurais été stupéfait de voir là, devant moi, quelqu’un ; et, de ne voir personne, j’étais stupéfait.

« J’écoutai… Rien. Le silence.

« Je me mis en devoir d’opérer une descente. Pieds nus, retenant mon haleine, l’oreille aux aguets, je descendis lentement, lentement, toujours sur mes gardes, les yeux écarquillés, le cœur à la fois plein de hardiesse et d’épouvante. Avec quel plaisir j’aurais rencontré une bande de voleurs ou de sorciers ! car il fallait à tout prix trouver, voir, palper la cause extérieure, naturelle ou surnaturelle, la cause, la cause, ô mon âme, ou conclure à l’hallucination, à la folie !…

« Rien dans l’escalier. En bas, dans le corridor, rien. Je trouve, grande ouverte, la porte du chai. J’entre. Personne. Personne. Rien. Le silence. J’examine alors toute chose. Au plafond, les chapelets d’oignons sont suspendus à la place ordinaire ; les raisins à sécher aussi. La grande jarre à l’huile est solidement fermée au moyen de la serviette blanche que recouvre une large plaque de fer. Le filet, les cannes à pêcher sont à leurs clous… Soudain, derrière moi, tout près, contre moi, à mon oreille, la cloche, la terrible cloche retentit : BAMMM !

« Le son du grand bourdon de Notre-Dame n’est pas plus assourdissant… La trompette du Jugement dernier ne sera pas si terrifiante !… Prompt comme la pensée je m’étais retourné et le son n’avait pas fini de vibrer que j’avais tout vu, tout compris. Une baignoire de cuivre était là — pourquoi n’y avais-je pas songé ? — Au-dessus, on avait accroché contre le mur une balance à main dont le gros poids suspendu à une chaînette faisait, dans la baignoire-cloche, office de battant, lorsque — pour atteindre à mes poires placées sur une étagère à hauteur du plafond — messieurs les rats bondissaient du faîte de certains sacs voisins sur la balance !

« Je laissai consciencieusement tomber mes bras le long de mon corps et choir mon épée ; ma bougie se mit à brûler horizontale dans ma main jusqu’à ce que je l’eusse posée à terre, pour tomber moi-même plus commodément sur une chaise. Cela fait, je me mis à jouir en silence de ma satisfaction sans bornes.

« Je pus voir alors, devant moi, au pied du mur, un trou destiné à mettre la baignoire en communication avec l’extérieur, au moyen d’un tuyau mobile. Ce trou était à demi obstrué par des chaînes et des ferrailles de tourne-broche accrochées au mur et pendantes. Les rats, en entrant par là, écartaient chaque fois les chaînes, les agitaient en y grimpant. Tout s’expliquait… sauf cependant…

« Juste ! j’entendis à ma droite de petits coups frappés à temps égaux. On aurait dit, vous vous le rappelez, qu’une souple baguette raclait une grille.

« Dans le plus grand silence, sûr de comprendre et déjà souriant, je tournai la tête à droite et je vis, par la porte ouverte, l’escalier avec le commencement de la rampe ; et je vois encore, je vois sur la main courante, qu’ils atteignaient en escaladant le premier barreau — le gros barreau surmonté de sa boule de cristal — je vois, dis-je, sur la main courante, un, deux, trois, cinq, neuf, dix rats, douze rats, l’un derrière l’autre, qui, trottant menu sur cette pente douce, se rendent au grenier, en rats qui savent le chemin, tranquilles, alertes, charmants, comme chez soi, d’un air agréable, à la queue leu leu et tous la queue pendante. La queue pendante — entendez-vous bien ! — qui, souple et dure, négligemment déjetée à droite ou à gauche, à demi recourbée en dedans, non sans élégance, bat l’un après l’autre tous les barreaux de la rampe, soit environ cent barreaux battus en cadence par douze queues de rats grimpant à la file.

« A cette vue, ajournant la gaieté, je me précipitai le glaive haut, contre les douze esprits frappeurs… Je parvins seulement à trancher net une des queues maudites et j’allai dormir pour le coup, joyeux de mon triomphe, étonné que des rats puissent faire dans une maison des bruits si variés et si terribles, et convaincu qu’il y a un esprit frappeur dans la queue de tous les rats. »

Chargement de la publicité...