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L'Été à l'ombre

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LES DEUX ÉTAMEURS

A Paul Arène.

« O ! stablaza casséroll’ è blantsi forcettes ! stablaza ! » Ce qui veut dire : « O ! étamer casseroles et blanchir fourchettes, étamer ! »

Poussant de temps à autre ce cri traditionnel, à travers les échos de nos collines de Provence, deux étameurs piémontais allaient au hasard, de bastide en bastide, par un beau jour d’été.

Ils portaient comme enseigne quelques vieux chaudrons qui avaient noirci leurs mains et en toute évidence (ne sais comment) leur visage qu’on devinait rose pourtant sous les taches de suie. Ces étameurs étaient gras et ils marchaient à la sueur de leur front, avec nonchaloir, en cherchant l’ombre des « clapiers » et des pins parasols. De la sueur qui ruisselait sur leur visage, une goutte parfois tombait jusqu’à terre, noire sur les « roucas » blancs. Les deux « stablazaïres » marchaient de conserve, sans échanger un mot, en rêvant.

A quoi pouvaient-ils bien rêver dans ce magnifique paysage ? Le soleil était sur son déclin. Le flanc de nos collines, où s’étagent en gradins la vigne et les blés alternés, portait à la fois la gloire de juillet et l’espoir de septembre. La lumière flottait, dansait, tremblotante comme une étoffe transparente, merveilleuse, envolée au gré des brises, s’accrochant et s’étalant partout. Pas un atome voltigeant qui ne fût prisme ; pas un grain de poussière en l’air qui n’apparût étincelle. Et à l’horizon, sur la mer scintillante, cette gaze, formée d’atomes lumineux et frémissants, semblait comme le voile nuptial de la Méditerranée amoureuse… C’est peut-être à cela que rêvaient les deux compagnons. « O ! stablaza casséroll’! stablaza ! » Brusquement, s’arrachant à sa rêverie panthéiste, l’un ou l’autre ouvrait sa grande bouche et lançait dans la lumière son cri éclatant ; puis la bouche se refermait, et les deux stablazaïres poursuivaient leur route, muets, précédés de leur ombre longue et suivis du bruit de leurs gros souliers heurtés aux roches, et du tintement de leurs chaudrons entre-choqués.

Or, ainsi cheminant, ils arrivent à la nuit tombante, à Pierrefeu. Le petit village, bâti sur un mamelon, reçoit à pleines vitres les rayons rouges du couchant. Les deux establaza gravissent la rampe tortueuse et s’arrêtent au Cheval vert, chez l’aubergiste Trotebas.

Ils dînent bien et vont se coucher.

L’hôtelier en personne les conduit à la chambre qu’il leur a destinée. Il les précède, un « calen » à la main. Le calen fumeux éclaire à peine un long corridor dans lequel s’ouvrent, à droite et à gauche, une douzaine de portes. La porte de leur chambre est la dernière de toutes…

— « Dormez bien, les amis ! dit l’aubergiste ; il fait jour de bonne heure en ce mois-ci, et je n’ai pas de « viores » plus qu’il n’en faut. J’emporte le « calen ». Couchez-vous donc sans lumière. En vous déshabillant dans la ruelle, vous ne sauriez manquer le lit, et vous n’êtes pas de ces commis voyageurs de Paris qui font les « monsigneurs » et lisent de couchés ! Ainsi donc, restez sans chandelle. Bonsoir… Et crainte des voleurs, car mon auberge est pleine — vu le romérage et la foire — je retire la clef. Je rouvrirai à l’aube. »

— Bonsoir donc, maître Trotebas, disent d’une seule voix les deux establaza !

— Bonsoir, bonsoir…

Maître Trotebas, en retirant la clef de leur porte fermée à double tour, rit tout seul, d’une étrange manière, à la lueur du « calen » odorant, car c’est de bonne huile d’olive qui brûle dans cette lampe de fer, de forme antique. Éclairé en rougeâtre par le « calen » qui se balance à son poing, au bout d’une chaîne rouillée, le visage de maître Trotebas est plein d’une gaieté diabolique et mystérieuse… Quels peuvent être les projets du mystérieux et diabolique aubergiste ?

Aubergiste facétieux, maître Trotebas, qui a tiré son plan, vient d’enfermer à double tour les deux étameurs dans une chambre noire, sans jour d’aucune sorte, sans fenêtre ni soupirail, dont la porte même ouvre dans un corridor obscur, où la clarté du ciel ne peut pénétrer que par d’autres portes ouvertes… « Eh ! eh ! eh ! le bon tour, ma foi !… » L’ingénieux Trotebas rit tout seul en redescendant dans la grand’salle basse ; car Trotebas est un maître « galejaïre », un émérite farceur, la joie et l’honneur du village, l’auteur et l’acteur comique de sa commune, où les théâtres sont inconnus… Trotebas rit donc étrangement à la lueur de son « calen », car il a conçu l’idée d’une farce admirable dont les deux étameurs seront les involontaires héros, une mirobolante comédie qui lui fera le plus grand honneur et dont on s’entretiendra à vingt lieues à la ronde, le soir, dans les veillées, pendant longtemps !…

Le lendemain matin, l’Aurore aux doigts de rose, se soulevant sur la pointe des pieds, chercha par monts et vaux, dans les « drayes » fleuries de thym et de lavande, les deux stablazaïres matineux, et s’étonna de ne pas les rencontrer !

Eux qui d’ordinaire, levés « avant jour », lestés d’un pain frotté d’ail et arrosé d’un verre de « garden », promenaient leurs chaudrons sonores sous les pinèdes, à l’heure où le soleil commence à paraître, que faisaient-ils donc aujourd’hui et comment n’étaient-ils pas encore par chemins ? — Eh quoi ! seraient-ils pour la première fois oublieux de leur maîtresse, l’Aurore, dont ils n’ont jamais manqué le royal petit lever, et qui se plaît tant à se mirer dans le poli de leurs chaudrons de cuivre ? Hélas ! la matinée se passe, et les deux stablazaïres, victimes de la ruse, pleins d’une confiance primitive et d’une primitive candeur, dorment côte à côte dans le même lit, à poings fermés, comme il sied à des Piémontais qui ont fait plus de seize lieues d’une haleinée.

Le premier des deux qui s’éveille a dormi plus d’un tour de cadran, douze heures ! Il est dix heures du matin. Il n’a plus sommeil, plus du tout, mais, comme il fait encore nuit, il s’étonne de son insomnie et se donne de garde d’éveiller le camarade… Le camarade de son côté ne dort plus, et se garde bien de bouger, car, surpris de son insomnie, il ne veut pas que son camarade en pâtisse !

Ainsi, côte à côte, éveillés et n’osant se parler, dans leur délicatesse exquise et dans la crainte des coups de poing l’un de l’autre, tous deux restent longtemps couchés, roides, immobiles, silencieux, rongés par l’ennui de ne pas dormir, et les yeux écarquillés dans l’obscurité. Tout à coup, il semble à l’un d’eux qu’il a entendu une sonnerie… Il compte en lui-même les coups d’une horloge fantastique et l’halluciné laisse échapper ce cri : « Miéjour ! »

Pourquoi midi ? et pas minuit ? il est midi, en effet ! Quelle voix secrète a révélé à cet homme la vérité de l’heure ? Eh ! celle que Dieu a mise dans l’estomac de tout honnête homme : la voix de la faim !

— « Ouvre la fenêtre, » dit à l’un l’autre. L’autre, de la chercher à tâtons, la fenêtre ; mais on sait qu’il n’y a point de fenêtre dans la chambre qu’a donnée l’aubergiste à ses hôtes mystifiés.

— La fenêtre ?… Je ne la peux pas trouver !

— Quel âne !… De l’eau à la mer, par la madone ! tu n’en trouverais pas, fada !

Et voilà nos deux hommes ensemble, à tâtons tous les deux, cherchant la fenêtre le long des murs ! ils ne heurtaient aucun meuble, car la noble chambre n’était meublée que d’un lit : ils tâtonnaient donc dans l’obscurité, ne palpant que murailles plates, ouvrant leurs yeux tant qu’ils pouvaient et commençant à pâlir de peur, car le sortilège semblait s’en mêler, et de vrai, quant à supposer sans fenêtre une chambre d’auberge, non, cela ne leur venait pas !

Pendant ce temps, pieds nus pour ne pas être entendus, l’aubergiste et ses clients, « grouliers » et marchands forains, les amis de l’aubergiste et sa famille, ses quatre enfants (son chien même était là qui aboyait par instant et se faisait battre), tous, dans le corridor obscur, tâchaient de deviner au bruit ce que faisaient dans l’ombre les deux victimes.

A force de chercher la fenêtre, les stablazaïres trouvèrent la porte ! et va de la frapper et « basseler » à tour de bras, à coups de pied, en jurant comme s’ils étaient en colère. Et l’aubergiste de répondre tout à coup avec sa voix enflée à la croquemitaine :

— Qui pique ainsi, tron de sort ! Avez-vous fini, ô mandrins ! Voleur de tonnerre ! eh ! fénas ! Attendez, si j’y vais, je vous ferai bien taire !… Attendez, étameurs de carton !

Et tout en disant : « Attendez », prestement il se déshabillait, se mettait en chemise, comme un homme au saut du lit, et prenait en main et allumait la lanterne nocturne dont on se sert pour visiter l’étable. Et tout l’auditoire, pieds nus, étouffant d’un rire contenu et qui s’échappait parfois des bouches en sifflant comme un vent coulis, dégringolait l’escalier, pour ne pas arrêter si tôt la bonne farce.

Maître Trotebas ouvrit la porte et, terrible sur le seuil :

— « Oh ! marrias ! Coqs de rue, douleurs de maison ! va-nu-pieds, coureurs de grand’route ! Allez, ô étameurs de ma tante ! n’avez-vous pas crainte, qué ? Que vous prend-il de basseler ainsi ! Êtes-vous fous, donc, ou seulement ivres ! Il y a pourtant quatre heures déjà que vous avez bu en mangeant ! S’il se peut ! Un escaufestre ainsi ! Nous irons chercher les gendarmes tout à l’heure si nous voulons « plier l’œil ! » Oh ! oh ! brigand de sort et pétard de cougourde ! je tiens auberge peut-être pour que ces musiciens de chaudrons viennent me faire musique de nuit et m’éveiller la maison, troubler les braves voyageurs et faire japper tous les chiens ! A cette heure de nuit, canaille, que vous prend-il de faire les mitamates ? Il est juste minuit ; que voulez-vous ? Dormez ! je vous ai dit qu’au jour on vous réveillera ! Les chaudrons sont-ils si pressés d’être étamés qu’il faille en démolir ma porte ? En voilà assez ! Dormez, que j’ai dit ! »

Deux grands coupables, pris sur le fait, n’ont pas mine plus piteuse que les deux stablazaïres, qui, tête basse, s’allèrent coucher, et, à force de le vouloir, fatigués d’ailleurs par une faim tiraillante, de nouveau firent un long somme qui les tint sourds et muets jusqu’à la nuit, tandis que se gaudissait à leurs dépens le village tout entier.

Tout le village, et les paysans venus pour le romérage, à la porte de l’auberge se pressaient, curieux, se racontant cent fois les détails de la nuitée, impatients de la suite, et l’inventant par avance avec divers dénouements.

Que de pots versa l’heureux Trotebas aux curieux assoiffés ! — Trois commis voyageurs, qui devaient partir ce jour-là, firent bonne dépense encore, afin d’assister à la fin de l’aventure.

Cependant, à la nuit bien close, s’éveillèrent les deux héros. Et va de bâiller et de s’étirer en musique :

— Me semble qu’elle est longue, la nuit, dis un peu, toi, — longue, LONGUE, LONGUE !

— Oh ! oui, répondit le camarade, si longue que jamais je n’ai vu sa pareille.

— De sûr, on ne dirait pas une nuit d’été !

— Ni même d’hiver, cambarada !

— Et moi, je dis que peut-être on nous a emmasqués !

— Oui, j’ai vu, hier au soir, en bas, pendant que nous mangions la soupe, un homme qui nous regardait en riant, et non d’un mauvais air !

— Ah ! nous aurons mangé d’une herbe !

— Il faut encore — tant pis — repiquer à la porte !…

— Attends, j’y vais… attends un peu…

Et, de peur de fâcher trop l’aubergiste, c’est tout discrètement, cette fois, que les stablazaïres inquiets frappent à la porte : toc, toc, toc !

Et, appliquant la bouche au trou de la serrure, de sa plus douce voix, l’un d’eux :

— Maître Trotebas !… O maître Trotebas ! Ouvrez-nous un peu, qu’il doit être jour, cette fois !… Nous avez-vous oubliés, ô maître Trotebas !

Il les entend, pardieu, le bonhomme aux aguets ! Le compère se tient de rire ! Et, cette fois, il ouvre, dans le corridor, la porte de sa chambre en face de la leur ; et, dans sa chambre, il a ouvert la fenêtre par où se peut voir une bonne lune bien pleine et ronde comme un fond de chaudron luisant, tout de neuf étamé.

L’aubergiste, encore en chemise, et sa lanterne au poing, apparaît aux deux stablazaïres :

— Eh bien, les amis ? à la bonne heure, cette fois ! voilà qui est parler sans trop de bruit ! en gens honnêtes ! mais que ne dormez-vous, que diable ! jamais je ne vis gens si éveillés ! avez-vous la fièvre et que vous faut-il ? L’essentiel ne vous manque pas dans la chambre que vous avez !

A ce ton de naturel et de douceur, les stablazaïres sentent la conviction de leur folie se glisser doucement dans leur sein, et s’excusant de l’erreur répétée, avec force soupirs, se remettent au lit !

Dormirent-ils, ou non ? Ils se livrèrent d’abord à une consternation silencieuse. Convaincus, mais étonnés, ils veillèrent dans l’ombre, immobiles comme deux statues, en espérant le jour, ne songeant qu’au soleil ! Oh ! comme leur tête était pleine de levers d’aurore, resplendissants !… Quand le jour fut proche, — le second jour ! — de lassitude ils firent encore une espèce de somme d’où ils furent en sursaut éveillés par l’aubergiste en grande indignation !

— Eh quoi ! dormias, vous êtes la nuit miaulants et criards comme chats de gouttière, et, au jour, muets comme des sars ! Debouts, beaux fainéants ! Dépêchez ! je vous fais lumière… je vous ai, par les saints, préparé une soupe à se lécher les doigts, et abondante comme pour des hommes qui seraient restés un jour sans manger !… Dépêchez donc, avant une heure il sera jour plein, paresseux !

Ils furent vite habillés, pour être vite à la soupe ! et comme ils mangèrent ! Dieu sait ! après une assiettée, une autre, et l’aubergiste les regardait faire, et les clients et tout le monde, — en riant.

— O bonnes gens, disaient les stablazaïres, on dirait que vous n’avez jamais rien vu !

Le repas — une chaudronnée de soupe — le repas achevé, ils prirent leurs chaudrons sur l’épaule, et quand ils furent pour payer :

— Non, non, braves stablazaïres, dit le plaisant mais honnête aubergiste, je peux, en ce temps-ci, où j’ai tant de voyageurs à cause de la foire, donner pour rien la retirée à deux bons garçons comme vous ; et cette fois, amis, je me tiens pour payé.

Ils s’en allèrent donc, les deux stablazaïres, bien contents de l’affaire ; et comme tout le village était sur pied, chacun sur sa porte, pour les voir passer, eux, héros d’une telle farce, — ils s’en allèrent disant, tandis que l’aube blanchissait et que chantait le coq :

— Comme on se lève matin, en ce pays du diable !

— Eh, pardi ! je le crois ! les nuits y sont si longues !

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