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L'Été à l'ombre

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HORRIBLE NUIT

LE PRÉSIDENT.

Ainsi, vous avez vu l’accusé frapper la victime ?

LE TÉMOIN.

Comme je vous vois, monsieur le président. J’habite au coin nord de la Grand’Plaine, une maisonnette ; il y a un jardin autour, que je cultive de mes mains et qui me donne le nécessaire de la vie. Je suis jardinier. Ma femme, de temps en temps, va vendre à la ville les fruits du jardin. Or, dans la nuit du 23 mars, comme vous dites tous ici, j’ai entendu mon chien japper à voix basse, si tristement que ma femme m’a dit :

« Pour sûr, il y a quelque chose ! As-tu bien fermé la porte du jardin ? »

Je répondis :

« Oui, mais je vais voir tout de même. »

Elle me répondit :

« N’y va pas ! »

Je suis descendu tout de même et alors j’ai vu mon chien qui grattait la porte pour sortir dans les champs. Je lui ai dit : « Couchez ! » Il n’a pas voulu obéir, et il m’a suivi quand je suis allé au fond du jardin, à l’endroit où j’ai fait poser, il y a longtemps, au pied de mon mur, une grosse pierre. De cette pierre, en montant dessus, je vis toute la plaine, qui est une friche, un désert, un vrai désert. A peu près au milieu de la plaine, il y a seulement quelques arbres, trois ou quatre, avec une mare au pied, un trou plein d’eau, quoi ? Pas bien large, mais profond, oui !

Les arbres, un saule et deux frênes qui sont là paraissent tout ennuyés, malgré l’eau, à cause des coups de vent. Il y a souvent beaucoup de corbeaux en cet endroit, sur les arbres et dessous ; et, la nuit, on y entend des hiboux qui pleurent. C’est un triste, un bien triste pays à habiter, et il faut y être forcé, voyez-vous ; mais quand on a là son héritage, comment faire ? C’est un oncle à moi qui nous a laissé ça. Avant, j’étais jardinier pour le compte des autres, dans un château ; à présent je suis chez moi, mais cette plaine m’a toujours déplu.

C’est comme un endroit de malédiction, fait exprès pour rêver des sorcières qui dansent, des pendus aux arbres du milieu, des noyés dans la petite mare, quoique petite, mais si verte ! et pleine de bêtes qui grouillent !… Pleine d’horribles bêtes, de serpents, monsieur, et de crapauds ! Aussi nous le vendrons, l’héritage, avec la maisonnette et le jardin, le plus tôt possible… S’il y a un marchand dans l’assistance, on n’a qu’à le dire. Ne donnez pas encore le petit coup de marteau, monsieur. Vous êtes huissier, n’est-ce pas ? huissier pour les enchères ? Si j’ai dit que la maison est mal placée, j’ai eu tort, ce n’est pas mon intérêt de dire ça ; je me rétracte.

L’AVOCAT.

J’appelle l’attention de la Cour sur l’incohérence des paroles du témoin.

LE PRÉSIDENT.

L’instruction établit qu’on l’a soudoyé honteusement. Cette incohérence est feinte. Poursuivez, témoin, avec plus d’ordre ; au fait, au fait !

LE TÉMOIN.

Bref, étant monté sur ma pierre, et regardant par-dessus les murs, je vis que la lune déjà haute éclairait la plaine. Elle était blanche au clair de lune, la plaine, comme en hiver par la neige, et il y avait un silence ! — oh ! un silence de neige !

Et, dans la plaine, si blanche, je vis deux ombres, si noires que j’eus peur. Mais je me dis : c’est justement la lune qui les fait noires en les éclairant du côté où je ne les vois pas ; ce sont des hommes qui reviennent de la ville et vont à Saint-Laurent, après la soirée passée au cabaret. C’était jour de marché en ville aujourd’hui, pensai-je ; et le chemin qui va de la ville à Saint-Laurent est justement derrière ma maison… Mais pourquoi passent-ils au milieu de la plaine, puisque le chemin n’y passe pas ?… Et pourquoi courent-ils ?

A ce moment, l’un atteignit l’autre. Un bras s’était levé. Un cri, une plainte — voilà ce que j’entendis… Et une seule ombre continua de courir et de s’agiter dans la plaine… Je m’évanouis. Je fis des efforts pour revenir à moi, de grands efforts ; mon chien se mit enfin à me lécher, et seulement alors je repris connaissance… Ma femme (qui le matin même, était allée vendre à la ville), accablée de fatigue, n’entendant plus hurler le chien, s’était, je dois le dire, rendormie, et, ma foi, jusqu’au jour ne fit qu’un somme. (Hilarité prolongée dans l’assistance.)

LE PRÉSIDENT.

Je rappelle l’auditoire au respect du lieu où nous nous trouvons. (Au témoin.) Continuez.

LE TÉMOIN, reprenant le fil de ses idées.

… Jusqu’au jour ne fit qu’un somme. (Nouvelle hilarité non moins prolongée.)

LE PRÉSIDENT.

Abrégez, témoin ; que fîtes-vous après votre évanouissement ?

LE TÉMOIN.

Je me relevai et repris mon poste, debout sur la pierre… alors je demeurai pétrifié. Monsieur (le témoin désigne l’accusé) passait non loin de là, portant un cadavre dans ses bras… Je crus que j’allais crier, mais je n’avais plus ni souffle ni voix. La lune me frappait à ce moment dans les yeux, et je les fermai pour empêcher, selon moi, que le criminel me découvrît en voyant luire mon regard… Je ne pensais plus que mon mur, ma maison même sont invisibles à 100 mètres, cachés de haies, d’arbres et de lierre ; on ne pouvait pas me deviner ; je regardais à travers les branches d’un chêne ; on ne pouvait pas me voir, et moi je voyais toute la plaine. Si monsieur avait été du pays, il aurait songé : « Voilà la maison du jardinier », et il serait peut-être venu regarder si quelqu’un chez nous était éveillé… Je ne sais si je pensais qu’il fût du pays, et puis, enfin, tout cela pour moi s’embrouille dans mon souvenir ; mais, bien sûr, j’avais peur et je ne bougeais pas !… Il s’est trouvé que monsieur n’est pas de chez nous ; que c’est un riche maquignon d’une autre ville et qu’il a suivi, après une soirée passée au café, un maquignon de Saint-Laurent, pour le voler… tout cela, je ne le savais pas. Si je l’avais su, j’aurais eu peut-être plus de courage, et je serais sorti ; mais je ne savais rien, ni s’il était fort ou faible, ou un homme ou le diable en personne ! Je ne bougeais donc pas !… Je voudrais vous y voir, la nuit, dans la Grand’Plaine, à regarder, sous la lune, un assassin qui porte son mort ! Bref, je ne savais rien, je le dis, sinon que j’avais peur ! Lui non plus, il ne se doutait de rien. Il ne savait pas que mes deux yeux d’honnête homme le suivaient, l’assassin ! Que mes yeux le suivaient, le suivaient grands ouverts, sans manquer un seul de ses gestes ! C’étaient des yeux d’homme bien éveillé, oh ! oui ! — Oh ! plus que moi ma femme a eu peur, quand je lui ai raconté ce que j’avais vu ! — La nuit du crime, elle a dormi, vous savez, mais non pas les suivantes, allez, après que je lui eus raconté la chose ! J’ai révélé l’histoire à la justice, seulement après que l’homme a été pris, et lorsqu’on est venu me dire : « N’avez-vous rien vu dans la plaine, la nuit du 23 mars ? » Alors j’ai dit : « J’ai vu le criminel faire son coup » ; et je peux le répéter ici sans crainte, à présent qu’il est pris ; mais de l’avoir vu faire cette promenade dans la plaine, il me semble vraiment que c’est un homme du diable !

LE PRÉSIDENT.

Comment pouvez-vous reconnaître l’accusé ? Vous ne l’avez vu que de loin, au clair de lune ?

LE TÉMOIN, ingénument.

Mais, puisqu’il avoue !

LE PRÉSIDENT.

Répondez.

LE TÉMOIN.

Je n’ai pas dit que je le reconnais. Je dis ce que j’ai vu, et je dis que c’est lui parce qu’il le dit lui-même.

LE PRÉSIDENT.

Poursuivez.

LE TÉMOIN.

Je l’ai vu ainsi qui portait son mort entre ses bras… Il était à cent pas loin de moi, pas plus. J’étais changé en marbre. Il s’arrêta, lui, cet homme, et posa à terre le cadavre ; il le coucha et parut regarder autour de lui. Les pieds du mort couché étaient contre les pieds du vivant debout. Je vois encore tout, comme si j’y étais ! Je voyais tout ! Le cadavre faisait par terre comme l’ombre du vivant, comme une ombre immobile à côté de la vraie qui remuait ! je pensai cette chose-là et j’eus envie de m’en aller en courant, mais la peur me clouait sur ma pierre ! J’avais la fièvre sûrement et j’en ai été malade après, avec un délire où tout cela m’est revenu plus d’une fois. Vous comprenez, ce sont des rêves abominables !

L’AVOCAT.

Je prends acte de cette parole. Le témoin, malade et en état de délire depuis la nuit du 23 mars, a vu dans ses rêves la scène à laquelle il prétend avoir assisté.

LE PRÉSIDENT.

Que fit l’assassin, après avoir posé à terre le cadavre ?

LE TÉMOIN.

Au bout d’un moment il le reprit dans ses bras. On aurait dit un brave homme qui sauvait quelqu’un dans un incendie ! Il y avait des moments où il se penchait vers le mort et semblait l’embrasser. Il marchait lentement, puis vite. Il allait droit, puis tournait brusquement, revenait sur ses pas et s’arrêtait tout court. Une fois, je le vis qui portait son mort sur ses épaules comme le bon pasteur portant la brebis égarée ! — A un moment, je le vis s’éloigner ; il alla jusqu’à l’autre bout de la plaine et je le perdais de vue, quand tout à coup il se retourna, et, grandissant toujours, il vint droit sur moi !… Il m’a vu, pensai-je. Oh ! qu’il devient grand !… Il vint droit sur moi, et contre mon mur, au-dessous de moi, il adossa le cadavre ! Je ne respirais plus… Il le reprit encore au bout d’un moment, et j’entendis qu’il lui disait à voix basse : « Tu m’ennuies bien plus, mort, que vivant ! » Il le posa vingt fois à terre, trente fois ! et trente fois le reprit, le changeant de place sans cesse, et quatre heures de nuit se passèrent pendant que je regardais dans la Grand’Plaine, toute blanche de la lumière de la lune, ce vivant et ce mort ensemble aller et venir, tout noirs ! Enfin ils disparurent entre les arbres du milieu de la plaine, autour de la mare, et je pensais qu’ils s’y étaient jetés tous deux, et qu’elle était verte et pleine de serpents… Quand je ne vis plus rien, je rentrai dans ma maison. Le chien, de me voir auprès de lui, s’était calmé. Je rentrai alors… J’ai tout dit.

LE PRÉSIDENT.

Accusé, on vous a trouvé, le 24, — quelques heures après le moment où le témoin a cessé de voir le criminel et sa victime dans la Grand’Plaine — on vous a trouvé couché, au pied des arbres de la mare et dormant d’un profond sommeil. L’instruction déclare que vous avez tout avoué. Persistez-vous dans vos déclarations ?

L’ACCUSÉ.

J’y persiste ; seulement, je dois dire qu’on ne m’a pas encore réveillé. On m’a trouvé, il est vrai, dormant, accablé par la lassitude du crime et du remords, auprès du cadavre — et j’ai tout avoué — mais je dors encore ! La justice serait de m’éveiller avant de me condamner, monsieur le président. C’est vrai, j’ai commis ce crime ; mais, de grâce, qu’on m’éveille ! Parce que, si je rêve, il serait bien juste de m’éveiller !

LE PRÉSIDENT.

Les docteurs qui vous ont examiné déclarent que vous n’êtes pas fou. Abandonnez cet étrange système de défense.

L’ACCUSÉ.

Comment pas fou ! c’est-à-dire non ! oui, je ne suis pas fou, mais je suis endormi. Condamnez-moi à mort, mais qu’on m’éveille avant, par pitié ! Ce n’est pas un système de défense, puisque j’avoue ! puisque j’avoue tout !… Si vous voulez des détails, j’en donnerai ! Tenez, il vous a dit ce qu’il a vu, cet homme, le témoin ; mais le dedans du criminel, il ne vous l’a pas dit ! Il ne l’a pas vu ! personne ne l’a vu !… J’ai tué, oui, j’ai tué. Pour voler, oui, j’avais des dettes… Je ne suis pas fou, non, mais c’est une espèce de folie, le crime ! Et la tête abominablement tourne à l’assassin. J’ai frappé… Il a crié en me regardant ! — Je l’avais suivi, il avait compris, et il s’était mis à courir. Je l’avais atteint et frappé… mais je ne l’ai pas fouillé, je n’ai pas fouillé ses poches. Dès qu’il fut frappé je me dis seulement : « où le cacher, où ? » Et je n’eus plus d’autre idée. — La lune était claire, le ciel clair, la plaine blanche. Tout me regardait. Je pensais : « Rien ne me voit ! — Un œil, pensai-je, un petit œil, si aisément caché sous une feuillée, un œil humain ne me voit pas, j’espère ! — Oh ! oh ! mais les étoiles ont l’air de me regarder. — Du bruit ? Quel est ce bruit ? Deux branches ont craqué ! Un hibou pleure ! Je fuis près de la mare ! Lavons ici mes mains rouges… La mare est rouge ! Un crapaud saute à l’eau et m’éclabousse de sang ! Ah ! comment me laver à présent, où ? Et lui, où le mettrai-je ?… Fermons-lui les yeux !… Comme cette nuit est blême ! — Il est lourd ; posons-le contre cet arbre, là… il a l’air vivant !… » Oh ! je l’ai bien posé cent fois, assis, debout, couché ! De ses bras morts, il faisait des gestes quand je le changeais de place à nouveau !… « Où le mettre ? — Oh ! une fosse ! une bonne fosse, où la trouver ? Oh ! trouver ouvert un bon cimetière ! La plaine est nue, bien nue… Je ne peux m’y cacher, c’est vrai, mais au moins personne ne s’y cache ! Restons-y. Comme il est lourd, lourd, lourd !… Je ne tuerai plus personne, non, jamais ! Est-ce là le poids du remords, le poids du crime ? Oh ! oh ! peut-être est-ce là l’enfer… J’ai tué sur la terre autrefois et, durant l’éternité, à présent, je dois porter ce mort, mon mort, mon compagnon !… Il est à moi ! je me le suis donné, et je dois le porter toujours : c’est mon supplice !… Ceux qui en ont frappé plusieurs, comment font-ils ceux-là, comment ?… » Et de lassitude, à la fin, près de la petite mare, le cadavre à mes côtés, je m’endormis pendant qu’un œil, un petit œil humain, caché là-bas, et que je ne voyais pas, me voyait, m’avait vu toute la nuit, sous la lune, dans la plaine blanche ! Ce regard de là-bas venait jusqu’à moi, il m’obsédait, il était pesant, lui aussi ! Je m’agitais sous ce regard, et il m’endormait. Oh ? sûrement c’était un regard magnétique ! J’ai tout avoué, messieurs ; mais, de grâce, qu’on m’éveille à présent ! Oui, pour la sentence, au moins ! Qu’on m’éveille pour la sentence !

LE PRÉSIDENT.

La Cour va délibérer.

UN HUISSIER.

Voici le chocolat et les journaux de monsieur. Monsieur a-t-il bien dormi ?

L’accusé s’éveille. Un rayon de soleil joue sur son lit. On est au mois de mai. On entend piailler sur les arbres voisins cent nichées de moineaux ensemble. Un valet de chambre est là, debout, souriant d’un air aimable :

LE VALET DE CHAMBRE.

Voici le chocolat et les journaux de monsieur. Monsieur a-t-il bien dormi ?

L’ACCUSÉ.

Ah ! mon pauvre Baptiste ! sans toi j’étais condamné à mort.

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