L'Été à l'ombre
LE VASE D’ARGILE
A Clément Massier.
I
Jean avait, de son père, hérité un petit enclos au bord de la mer. Autour de l’enclos, bourdonnaient les ramures des pins qui répondaient aux bruissements des vagues. Au pied des pins, le sol était rouge, et l’ombre pourpre de la terre, tombant dans le bleu des vagues du golfe, les rendait violettes et tristes, le soir surtout, aux heures de rêverie.
Il y avait, dans l’enclos, des roses et des fraises. Les belles filles du voisinage venaient chez Jean acheter de ces fruits et de ces fleurs, comparables à leurs joues. Roses, lèvres et fraises, ayant même jeunesse, avaient la même beauté.
Jean vivait heureux, devant la mer, au pied des collines, sous un olivier planté devant sa porte, et qui, en toute saison, faisait flotter sur son mur blanc une dentelle d’ombre bleuâtre.
Auprès de l’olivier, il y avait un puits. L’eau en était si fraîche et si pure que les filles du voisinage, aux joues de rose, aux lèvres de fraise, y venaient, matin et soir, avec leurs cruches. Sur leur tête couronnée d’un coussinet, elles portaient, en les soutenant de leurs beaux bras nus, relevés en anses vivantes, les cruches, sveltes et rebondies comme elles.
Jean regardait toutes ces choses et il admirait et bénissait la vie. Comme il n’avait pas vingt ans, il aima d’amour une des belles filles qui puisaient de l’eau à son puits, qui mangeaient ses fraises et qui respiraient ses roses.
Il dit à cette jeune fille qu’elle était pure et fraîche comme l’eau, savoureuse comme la fraise et suave à respirer comme la rose. Alors, la jeune fille sourit.
Il lui répéta la même chanson et elle fit la moue.
Il lui répéta son même refrain ; et elle épousa un matelot qui l’emmena sur la mer lointaine.
Jean pleura beaucoup, mais il admirait toujours et il bénissait la vie. Jean pensait quelquefois que la fragilité de ce qui est beau, la brièveté de ce qui est bon, donne du prix à la bonté et à la beauté des choses.
II
Un jour, il s’avisa que, sous la croûte végétale, la terre rouge de son champ était d’excellente argile. Il en prit un peu dans sa main, la mouilla de l’eau de son puits, et façonna un vase naïf en songeant aux belles filles qui ressemblent à des amphores sveltes à la fois et rebondies.
La terre de son champ était, en effet, d’excellente argile. Il se fabriqua une roue de potier ; il construisit de ses propres mains, avec son argile, un four qu’il adossa à la muraille de sa maison, et il se mit à fabriquer de petits pots à mettre des fraises.
Il devint habile à cette besogne, et tous les jardiniers des environs venaient chez lui s’approvisionner de ces pots légers, poreux, d’un beau rouge, rebondis et sveltes, où la fraise s’entasse sans s’écraser et dort à l’abri d’une feuille verte…
La feuille, le pot, les fraises, forme et couleur, cela enchantait le monde, et les acheteuses, au marché de la ville, ne voulaient plus de fraises que vendues dans les pots, sveltes et rebondis, de Jean le potier.
Et plus que jamais les belles filles visitèrent l’enclos de Jean. Elles apportaient maintenant des paniers de roseaux tressés, des « canestelles » où s’empilaient les pots vides, rouges et frais. Mais Jean savait maintenant regarder les filles sans les désirer. Son cœur était, pour toujours, sur la mer lointaine.
Cependant, à mesure que se creusait et s’élargissait, dans son enclos, la fosse où il prenait son argile, il vit que ses pots à enfermer des fraises se coloraient diversement, teintés parfois de rose, parfois de bleu ou de violet, parfois de noir ou de vert. Et ces nuances de la terre lui rappelaient les plus belles choses qui eussent réjoui ses yeux, plantes, fleurs, mer et ciel. Il se mit alors à choisir, pour faire ses vases, les nuances de la terre, qu’il mariait délicatement. Et ces couleurs, produites par des siècles d’ombres et de jours alternés, lui obéissaient, modifiées à son gré en une seconde.
Sur la roue, qui tournait comme un soleil, à l’ordre de son pied agile, c’est par centaines qu’il modelait chaque jour ses pots à fraises. La masse d’argile informe, tournoyante au centre du disque, sous le toucher du doigt, s’élevait brusquement comme une corolle de lis, s’allongeait, s’écrasait au gré du potier, s’enflait ou se rétrécissait, vivante. Le potier créateur animait la terre.
III
Et comme il songeait toujours aux choses qu’il avait le plus admirées, sa pensée, son souvenir, son impondérable volonté descendaient de son front dans ses doigts par où, sans qu’il sût comment, il communiquait à l’argile le principe de la vie mystérieuse, que le plus savant ne définit pas. Et les humbles ouvrages de Jean le potier avaient des grâces surprenantes. Dans telle courbe, dans tel coloris, il mettait un souvenir de jeune sein palpitant ou de fleur épanouie, ou même de couleur du temps, et de peine ou de joie.
Aux heures de repos, il marchait, les yeux fixés à terre, étudiant les variations de ton du terrain sur les falaises, dans les plaines, au flanc des collines.
Et le désir lui vint de modeler un vase unique, un vase merveilleux, et par lequel vivrait, pour l’éternité, quelque chose de toutes les beautés fragiles que ses yeux avaient vues, quelque chose même de toutes les joies brèves que son cœur avait éprouvées, et même un peu de sa douleur divine d’espérance, de regret et d’amour.
C’était alors un homme dans toute la force de l’âge. Et, cependant, pour mieux méditer sur son désir, il renonça au travail bien rémunéré, qui lui avait permis, il est vrai, de mettre de côté un petit trésor. Sa roue ne tournait plus, comme autrefois, du matin au soir. Il laissa d’autres potiers fabriquer des pots à fraises par milliers. Les marchands désapprirent le chemin de l’enclos de Jean. Les jeunes filles y vinrent toujours, par bonheur, à cause de l’eau fraîche, des roses et des fraises, mais les fraisiers, mal cultivés, périrent ; les rosiers se firent sauvages et s’en allèrent, par-dessus les murs de l’enclos, offrir au passant du chemin leurs roses poudreuses. Seule, l’eau du puits demeura fraîche et abondante, et cela suffit à attirer autour de Jean l’éternelle jeunesse, l’éternelle gaieté.
Seulement la jeunesse, pour Jean, devint moqueuse ; moqueuse pour lui devint la gaieté.
— Eh ! maître Jean ! ton four ne va plus ? Ta roue, maître Jean, ne tourne plus guère ? Quand le verra-t-on, ton pot merveilleux qui sera beau comme tout ce qui est beau, épanoui comme la rose, grenu comme la fraise, et parlant, s’il faut t’en croire, comme les lèvres ?
IV
Or, Jean a vieilli, Jean est vieux. Il est assis sur son banc de pierre, à côté de son puits, à côté de son four de potier, sous l’ombre en dentelle de son olivier, devant son enclos vide dont tout le terrain est de bonne argile, mais ne produit plus ni fraises ni roses.
Jean disait autrefois : « Il y a trois choses : les roses, les fraises, les lèvres. » Toutes les trois l’ont délaissé. Les lèvres des jeunes filles et même celles des enfants sont pour lui devenues moqueuses :
— Eh ! père Jean ! tu vis donc comme les cigales ? jamais on ne te voit manger, père Jean ?… Le père Jean vit d’eau fraîche !… Qui devient vieux devient enfant ! Qu’y mettras-tu, dans ton beau vase, si jamais tu le fabriques, vieux fou ? il ne gardera pas même une goutte de l’eau de ton puits ! Va-t’en peindre des cages, vieille bête, et fabriquer des gargoulettes ! Les gargoulettes retiennent l’eau comme une cage retient le vent !
Jean secoue la tête en silence et, à toutes ces railleries, il répond par un bon sourire… Il respecte les bêtes et partage avec des pauvres son pain sec. C’est vrai, qu’il ne mange plus guère, mais il n’en souffre nullement. Il est tout amaigri, mais sa chair n’en est que plus saine. Sous l’arcade de ses sourcils son œil veille, attentif au monde, avec des clartés de source où se mire le jour.
V
Et Jean, un beau matin, sur sa roue qui tourne au choc rythmé de son pied, se met à modeler un vase, le vase qu’il a longtemps vu en rêve. La roue horizontale tourne comme un soleil, au battement rythmé de son pied. La roue tourne. Le vase d’argile s’élève, s’abaisse, se renfle, s’écrase en masse informe, pour renaître de lui-même sous la main de Jean. Enfin, d’un seul jet, il jaillit comme une fleur soudaine d’une invisible tige. Il s’épanouit triomphal. Et le vieillard, dans ses mains tremblantes, l’emporte vers le four bien préparé où le Feu doit, à la beauté de la Forme, ajouter la beauté, fuyante et décisive, de la Couleur.
Toute la nuit, Jean, dans le four bien chauffé, a entretenu et mesuré la flamme, ouvrière des tons nuancés.
A l’aube, l’œuvre doit être achevé.
Et le potier, vieux et mourant, dans son enclos désolé, élève, vers la lumière du jour naissant, la Forme légère, née de lui, en laquelle il veut retrouver le rêve unifié de sa longue vie. Dans la forme et la couleur du petit vase fragile, il a voulu fixer, pour toujours, la couleur et la forme éphémères des plus belles choses… O Dieu du jour ! le miracle est accompli ! Le soleil éclaire des courbes rebondies et sveltes, des colorations infiniment nuancées et fondues avec unité, qui font revenir, dans l’âme du vieillard, par le chemin des yeux, les joies et les douleurs savoureuses que donnent aux jeunes hommes les jeunes filles pareilles à des roses mousseuses, les lèvres semblables à des fraises, les bras arrondis en anses des porteuses d’amphore, les seins palpitants des petites fiancées, et les ciels d’aurore, et les mers violettes et tristes au soleil couchant… O miracle de l’art où la vie se résume, pour éterniser la joie !
L’humble artiste élève, vers la lumière du jour naissant, son chef-d’œuvre fragile, fleur de son âme naïve.
Il l’élève dans ses mains tremblantes comme pour l’offrir aux dieux inconnus qui firent la beauté première. Mais voilà que ses mains, trop tremblantes, l’ont laissé échapper tout à coup, comme son corps vacillant laisse échapper son âme, et le rêve du potier, tombé avec lui à terre, se brise et s’éparpille en miettes.
Où est-elle, maintenant, la forme du vase, telle que l’a éclairée un instant l’aurore nouvelle, telle que seuls l’ont vue et le soleil et l’humble artiste ?
Sûrement, elle est quelque part la forme heureuse et pure du divin Rêve un instant réalisé.
FIN