L'Été à l'ombre
TISTE LE TAMBOUR-MAJOR
Je l’ai connu petit, il y a longtemps de cela. Oh ! c’est une douloureuse histoire que la sienne.
Tiste ne fut jamais bien proportionné ; il fut toujours trop mince pour sa hauteur. Il avait la tête effilée, pointue, en forme d’aubergine. Tel je le vis enfant, tel il fut homme.
Nous étions du même village, et, à huit ans, compagnons de jeu. Son père, maître Brun, un paysan, était de taille moyenne ; ses deux grands-pères aussi, le vieil Antoine Toucas et le vieux Sidoine Brun. Dans la mémoire des plus anciens du village, les Brun et les Toucas avaient toujours été, de père en fils, des hommes ordinaires. Pourquoi, dès l’âge de huit ans, Tiste, extraordinaire, se mit-il à s’élever à vue d’œil, aussi rapidement qu’une tige d’aloès ? Il se réveillait tous les matins plus allongé, sujet quotidien et toujours nouveau de surprise pour le village, qui ne s’habitua jamais à le voir, car au moment où Tiste quitta le pays pour le régiment, il était en pleine croissance, et l’étonnement public en pleine rumeur.
Oui, j’ai connu Tiste petit, je veux dire enfant, car il était du double plus grand que ses égaux en âge.
Or, mon oncle le notaire m’avait donné pour mes étrennes un tambour. Lorsque j’arrivai pour la première fois sur la place, théâtre de nos jeux, avec mon bruyant instrument de musique militaire, parmi les camarades, Tiste, tout d’une voix, fut nommé notre tambour-major.
Hélas ! c’est peut-être le cadeau de mon oncle, oui, le tambour de mon oncle le notaire, qui décida de sa destinée.
On entendit bientôt Misé Brun, sa mère, pleurer chez les voisins, répétant sans cesse, avec une parfaite naïveté d’amour maternel :
— Mon petit Tistet veut se faire soldat ! il dit qu’il a du goût pour être tambour-major !
Tistet, comme vous savez, c’est le diminutif de Tiste, qui est lui-même le diminutif de Baptiste.
Nous tirâmes au sort la même année. Quand Tiste apparut dans la salle de la conscription, à la mairie de la ville, et qu’il déploya son bras vers l’urne de cristal, un murmure de stupéfaction se fit entendre. Le sous-préfet, un homme grave par état, sourit ostensiblement. Et Tiste ne manqua pas de tirer le numéro 1.
— Bravo, le tambour-major ! cria-t-on tout d’une voix.
On fit rétablir le silence par les gendarmes, ce qui fut difficile, car la gaieté tenait du délire. Tiste, heureux dans son cœur d’être désigné à l’avance par la voix populaire pour ce grade éclatant (un tambour-major en ce moment-là lui paraissait plus glorieux qu’un colonel), Tiste, fier et modeste, souriait en baissant les yeux.
En peu de temps, Tiste, qui était né tambour-major, Tiste, habile à remplir un clairon de son souffle puissant et à battre tous les ran-tan-plan possibles rien qu’avec ses deux index, longs comme des baguettes de tambour, Tiste, de première force à exécuter des commandements télégraphiques au moyen de la fière canne à pomme de cuivre, put se voir galonné d’or et s’entendit appeler « chef » par trois mille hommes !
Ce fut le plus beau moment de sa vie. Il eut à cette époque comme un redressement de fierté qui le fit paraître plus grand de quelques centimètres, et quand il figura pour la première fois dans une revue, beau, solennel, splendide et calme, haut sur bottes, dominant le régiment et la foule accourue, allongé encore par son panache, dont le bout flottant arrivait au niveau du pompon des officiers montés, il eut un vertige d’orgueil. Il se dit qu’il avait trouvé l’honorable emploi d’une taille dont on avait ri jusque-là et qui désormais inspirait le respect ; il se dit qu’il servait la patrie par ses dimensions mêmes, et que les rois, qui peuvent à leur gré faire des généraux d’armée, ne peuvent pas faire un tambour-major.
Ces pensées d’orgueil commencèrent sa perte. Et Tiste n’est pas le seul homme à qui sa taille ait été funeste. Dès l’école, j’ai toujours vu les grands contracter des habitudes de domination, de fierté et d’injustice, qu’un jour ils payent chèrement. Hélas ! il n’est pas de grandeur qui n’amène son ivresse et ne prépare elle-même les révolutions qui doivent la renverser.
Tiste bientôt ne connut plus de bornes. Il devint sévère dans le service, plein de morgue et d’exigences. Il parlait toujours de tout son haut. Il exigeait le salut des plus nouveaux conscrits et des plus anciens caporaux avec une âpreté sans exemple. Aux promenades, il passait son temps à loucher, regardant de côté si les mains des recrues, suffisamment gantées, se portaient au képi dans la position réglementaire.
Et malheur aux distraits !… On alla jusqu’à dire — la malignité n’en fait jamais d’autres — qu’il ne se promenait que pour se faire saluer.
On devine le résultat : Tiste fut haï. Un jour vint où le régiment tout entier se mit à rire de lui sous cape. Les officiers riaient eux-mêmes, bien qu’il fût un bon soldat.
Et alors, on s’aperçut avec joie que si Tiste avait d’abord paru grandi grâce à un redressement de fierté, il avait aussi véritablement, réellement, matériellement grandi ! Après un an de service, son uniforme, son bel uniforme de pourpre et d’or, lui était déjà court ! Cela sautait aux yeux ! Un loustic s’étonnait qu’on ne l’eût pas vu plus tôt !
Et puis, il avait contre lui des jaloux… tous les petits.
Il est certain que le tort essentiel de Tiste, mais qui du moins ne peut pas lui être imputé, fut de s’élever indéfiniment. Ainsi l’histoire humaine se répète. Napoléon n’aurait pas eu Sainte-Hélène, s’il eût su s’arrêter à temps.
Ce bruit étrange courait par la ville : « Le plus grand des tambours-majors grandit. » Le dédain peu à peu remplaçait l’admiration pour ses formes rares. Les réguliers le renvoyaient aux déclassés. L’opinion disait : « Il devrait se montrer pour de l’argent, et ferait fortune ! » Le sous-officier se sentit traité en saltimbanque. Le prestige s’en allait, et Tiste, qui avait pu voir comme le panache plaît aux femmes, se sentit irrévocablement condamné, le jour où une fille d’auberge, la plus belle de ses maîtresses, lui déclara qu’elle ne voulait plus le voir ! C’en était fait ! Il avait dépassé la mesure d’un tambour-major raisonnable.
Le pauvre diable était véritablement amoureux ; il le devint surtout, selon l’usage, quand il se vit dédaigné. Et dédaigné, pourquoi ? Pour cette stature qui d’abord lui avait valu ses plus belles conquêtes ! Il me rappelait le Phénix, si magnifique, mais qu’une tendre colombe plaignait de tout son cœur, disant : « Il est le seul de son espèce ! » Un de nos poètes contemporains parle fort bien, en quelque endroit, d’une grande âme malheureuse, qu’isole sa propre grandeur. Tel était Michel-Ange et tel était l’illustre et infortuné Tiste. Les femmes le prirent en horreur. Ainsi, l’amour l’abandonna d’abord ; on va voir comment la gloire le trahit, et quel fut, pour tout dire, son Waterloo.
Les clairons et les tambours du 600e, irrités des sévérités de leur tambour-major, exécutèrent contre lui un noir complot. La ville de X… s’en souviendra longtemps.
… Un soir d’été, je passais sous les arbres qui encadrent la place publique. Au coup de huit heures et demie, la retraite d’ordinaire faisait éclater son tintamarre au milieu de la place, et huit clairons, autant de tambours, partaient du pied gauche pour faire le tour de la ville, entraînant sur leur passage les troupiers en récréation et tous les gamins des rues. Ce soir là, un peu avant la demie, et sans songer que c’était l’heure de la retraite, je passais, dis-je, sous les arbres de la place au milieu de laquelle, dans l’ombre naissante du soir de juillet, je distinguai vaguement une colonne entourée d’une vasque. Aurait-on, pensai-je, érigé à mon insu, au cœur de ma ville natale, une fontaine nouvelle ? Il n’en était rien. La colonne, c’était Tiste, debout, long, maigre et mélancolique, appuyé sur sa haute canne. La vasque était figurée de loin, à mes yeux, par un cercle de bambins hauts comme sa botte et qui l’entouraient en silence, émerveillés de sa taille et surtout de sa solitude plus surprenante encore.
Tiste était seul.
Tiste était seul, car pour un tambour-major les petits enfants ne comptent pas, et Tiste n’avait autour de lui ni ses clairons, ni ses tambours !
Ses clairons et ses tambours s’étaient donné le mot, ce soir-là, et pour lui jouer un bon tour s’étaient jurés d’être absents à l’heure de la retraite. Tiste était donc seul sur la place, seul, droit, maigre et affligé, droit comme un peuplier et triste comme un saule. Les poètes Lamartiniens qui ont écrit des stances éplorées sur le désespoir, ignorent cependant les profondeurs de désespérance où descendit ce soir-là l’esprit de Tiste !…
De temps en temps, il tressaillait et regardait du côté par où il s’attendait à voir apparaître ses hommes… Soudain : « Grouchy ! » — C’était Blücher ! — … « Mes tambours ! »… C’étaient les cloches !
La demie tinta. Le son fut répété par l’église Saint-Ambroise, puis par la cathédrale, coup sur coup ; puis par l’horloge de l’Hospice militaire, enfin par celle de l’Hôtel de ville.
Tiste promena sur la place, envahie par la nuit, un regard suprême, et, ahuri, ne comprenant rien à son aventure, spectral et fantastique, enfiévré, ne sachant plus où il en était de la vie, ne comprenant plus rien même au peu qu’il avait coutume de comprendre, il leva sa canne, l’agita dans tous les sens avec des mouvements saccadés, et commandant une retraite invisible et inouïe, il partit du pied gauche pour le tour de ville habituel.
Les gamins hilares, sifflant et criant, avec des roulements imités et chantant une retraite ironique, suivirent en courant le héros qui marchait au pas. On eût dit Gulliver tambour-major à Lilliput.
Flâneurs, cochers, ouvriers, boutiquiers, la ville stupéfaite le regarda passer. La sous-préfète à son balcon appela le sous-préfet pour lui montrer ce spectacle sans précédent.
Le tambour-major rentra ainsi à la caserne, blême, l’œil hagard, la figure et le nez allongés, si amaigri par une heure de fièvre et d’horreur, qu’on l’eût dit plus grand que jamais.
Qu’allait-il arriver ? Les tambours et les clairons eurent chacun un mois de prison. Mais lui, Tiste ? Il n’eut à répondre de rien, parce que, visiblement malade, il se rendit à la visite le lendemain. Il ne put pas dire au major ce qu’il avait, mais on lui fit tirer la langue, et on l’envoya à l’infirmerie.
Le major et l’aide-major vinrent l’examiner le jour d’après. L’état de Tiste était pitoyable. Sa taille singulière empêcha qu’on ne fût apitoyé.
— Vous êtes long comme un jour sans pain ! lui dit le major qui voulait l’ausculter ; il s’en faut que mon oreille arrive à la hauteur de votre poitrine ! Couchez-vous !
Le géant se coucha.
Ses pieds dépassaient le lit, et cela d’un air si piteux, que le major et l’aide ne purent s’empêcher de rire. Les infirmiers ne purent réprimer l’hilarité communicative. Tiste était donc perdu : il ne pouvait pas être traité sérieusement.
— Savez-vous, lui dit le major (excellent homme court et trapu), savez-vous la cause de votre mal ?… C’est la croissance ! Vous reprendrez aujourd’hui votre service.
C’est la croissance ! De ce jour, la mélancolie de Tiste s’aggrava étrangement. Il ne mangeait plus ; il buvait à peine. Il maigrissait à faire peur, et, soit illusion, soit réalité, le fait est qu’il paraissait toujours plus gigantesque et toujours plus drôle à mesure qu’il devenait plus malade et plus malheureux.
Il n’avait que vingt-deux ans et il ne savait plus où il s’arrêterait.
— Si j’allais grandir toujours ! me dit-il une fois.
Et je le vis pâlir à cette idée, qui devint l’idée fixe du malade. Esprit borné, par là il avait entrevu l’infini. Il en demeura épouvanté, — visionnaire, comme Pascal.
Rien d’effrayant, songes-y, lecteur, comme cette grande misère qui n’a jamais pu inspirer que des plaisanteries. Et l’amour ne cessait de le tourmenter, et les femmes de lui rire au nez. Un jour, Tiste me dit d’un son de voix caverneux :
— La petite s’est mariée !
La petite ! Quelle mélancolie dans ce mot !
Noluit consolari.
Le soir même il entra à l’hôpital.
Je remplirai jusqu’à la fin mon pénible rôle d’historien. Tiste, malade, ne cessa d’être un sujet de gaieté pour ses camarades de chambrée. On le mesura un jour qu’il dormait, et, à quelque temps de là, Tiste étant mort, on put dire aux infirmiers sa taille exacte pour le fabricant de cercueils.
Quand on fut pour l’ensevelir, la bière se trouva trop courte ; on s’aperçut que Tiste, mort, avait encore grandi !
Ce fut son principal trait de ressemblance avec Napoléon le Grand, dont les poils de la barbe poussèrent après la mort, et aussi les ongles des pieds, qui, brusquement allongés, crevèrent la pointe de cette botte dont le talon s’était appuyé sur le front de tous les rois.