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L'Été à l'ombre

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COUP DE FUSIL D’UN CORSE

A François Armagnin.

… Le caractère corse a de la grandeur ; mais il n’a guère lieu de s’affirmer que sur un théâtre dont l’étroite scène jure singulièrement avec l’ampleur de geste et d’allure des personnages.

Il ne manque aux Corses que des occasions dignes d’eux pour paraître fréquemment sublimes. D’ailleurs ils s’en passent, agissent selon les vertus farouches qui leur sont naturelles, et ne pouvant tous être conquérants, ils sont bandits et s’en vantent.

Napoléon n’est qu’un bandit corse, qui a rossé les gendarmes. Il y a dans tout bandit corse l’étoffe d’un héros. Les Corses emploient tous les jours une vraie grandeur d’âme à des actions sans portée. Ce qui leur manque pour être un peuple dominateur, ce sont seulement les puissants moyens matériels d’action sur un large champ d’opération. C’est ainsi que, pour être un Alexandre, il ne manquait rien, si ce n’est une armée de marins au pirate légendaire…

« Peuh ! dit-il au fils de Philippe, qui s’indignait de lui voir exercer son métier de voleur, la seule différence qu’il y ait entre nous, c’est que je commande un petit bateau et toi une flotte immense. Le bateau fait le voleur et la flotte le conquérant ! »

Je me confirmai dans ces diverses idées le jour où j’assistai, en Corse, à l’étrange action que je vais raconter…

… J’ai connu en France plusieurs Corses ; deux sont devenus mes amis. On n’en saurait avoir de meilleurs. Le Corse, nature encore simple et primitive, pousse tout à l’excès, et d’abord la générosité et le dévouement.

Le dévouement du Corse est aveugle. C’est en cela qu’une froide sagesse peut le blâmer ; mais le Corse n’en a cure. La cause de son ami ou de son hôte devient sa propre cause. Il ne la raisonne pas ; il n’y réfléchit même pas ; il l’épouse. Ne parlez pas de raison à qui fait un mariage d’amour, et rappelez-vous que le Corse déteste ce qu’il n’aime point.

… Mais n’insistons pas davantage sur ces traits généraux. Voici mon histoire.

Arrivé en Corse au mois de décembre 187…, j’y fus l’hôte de mon ami J. T…, professeur dans un de nos lycées du continent, ou plutôt je fus l’hôte de sa famille à laquelle il m’avait adressé et par qui je fus traité en véritable enfant de la maison. Mon ami J. T… avait dû rester « en France ».

— Vous êtes ici chez vous, me dit son père à mon arrivée.

Cette parole n’était point vaine. J’étais chez moi. Pour la première fois, je recevais l’hospitalité à la manière antique. La famille de mon hôte était nombreuse. Il y avait une aïeule, le père et la mère, une fille et un gendre avec leur premier né, et trois garçons dont le plus jeune, Jean-Paul, avait quinze ans. Je me sentis chez un patriarche.

Je remarquai surtout, dès mon arrivée, la toute-puissance du père. Un mot, un geste, un regard du chef de famille, et l’on obéissait en silence, au plus vite. Le chien même de la maison, un énorme griffon qui m’accueillit en furieux, savait obéir sur un signe. Quand j’arrivai, il s’élança vers moi, hurlant. Le vieux maître leva un doigt, et le griffon s’alla coucher, me tournant aussitôt le dos, sans fureur et même sans curiosité.

Amateur de chasse et surtout grand ami des chiens, j’admirai tout de suite ce griffon, qui était noir et de forte taille. J’estime d’ailleurs le griffon au-dessus de toute autre espèce. Intrépide à l’eau, il sait même plonger. En plaine ou en montagne, pas d’escarpement, pas de broussailles qui l’arrêtent. Il a le cerveau très développé ; quelques velléités de noble indépendance à ses heures, s’accordant avec une fidélité sans pareille ; et pour le courage, il n’a pas de supérieur.

Naturellement, je me hâtai de faire à mes hôtes l’éloge des griffons et de flatter le leur. Je vis que j’avais bien choisi mon compliment d’arrivée, et que toute la famille, du plus vieux au plus jeune, se réjouissait de mes paroles.

— Ce chien-là, monsieur, me dit le père, c’est un homme ; il est de la famille. Les sauvages prétendent que le singe est un homme et qu’il ne parle pas afin de n’être pas contraint de travailler ; mais ce chien, lui, parle ; et il travaille, monsieur, avec les hommes, comme il joue avec les enfants. C’est peut-être le meilleur de nous. Je dois dire que je l’ai bien élevé ; il a fallu quelques rudes leçons. Mais quel enfant n’en a pas mérité ? On n’apprend rien sans peine. A présent il sait tout ce qu’il doit savoir, et jamais il n’a manqué au devoir… Per dio ! vous en jugerez demain. Aussi bien, vous êtes venu ici pour chasser. Vous ferez demain un tour de promenade avec mon plus jeune, avec Jean-Paul ; tu m’entends, Jean-Paul ?

Jean-Paul, en train de fourbir son fusil de chasse, leva la tête et dit :

— Nous irons, père. On verra du canard.

— Tu entends, Noir, (Néro), dit le père, s’adressant au griffon. Le chien se leva, regarda le père et le fils, flaira la crosse du fusil, remua la queue, murmura quelque chose, et retourna s’allonger devant la cheminée où un quartier de mouton se dorait au feu.

On dîna, sans que Néro cessât de regarder la flamme, sinon lorsqu’on l’appelait : Néro ! Alors il se levait, venait prendre le morceau qui lui était offert et retournait ensuite, avec calme, à « son poste ».

Au dessert, on me raconta un beau trait de Néro, un trait véritablement digne de la biographie d’un grand chien.

Néro, étant très jeune encore, faisait commerce d’amitié avec une chatte de la maison. La chatte ayant mis bas, on alla noyer les petits. On chargea quelqu’un de les jeter à la mer, ce qui fut fait en présence de Néro. Les petits chats, une pierre au cou, périrent donc misérablement, et leur mère fut inconsolable. Néro parut si touché de sa douleur, que, deux jours durant, voyant la chatte refuser toute nourriture, à peine voulut-il manger.

Or, peu de temps après, comme il traversait, en compagnie de l’un de ses maîtres, le village de Campile, à une lieue de son logis, Néro vit un petit chat que tourmentaient des bambins.

Néro n’hésita pas ; il se jeta au milieu des bourreaux, saisit dans sa gueule le petit chat par la peau du cou, et, ainsi chargé, fit une lieue toujours courant pour rapporter à la mère infortunée le pauvre animal qui, selon lui, pouvait bien être de ses petits. La chatte adopta l’enfant trouvé, l’allaita, reprit joie et santé ; et Néro fut célébré en vers, pour cette belle action, par une improvisatrice de la famille.

— N’est-ce pas l’action d’un homme ? me demanda mon hôte en achevant le récit de cette aventure.

Je convins que beaucoup d’hommes n’agiraient pas si bien, et je gagnai mon lit en songeant à la partie de chasse projetée pour le lendemain.

Avant le jour, Jean-Paul m’éveilla. Nous sortîmes et Néro avec nous. Il faisait froid, très froid. La bise qui nous cinglait le visage était coupante ; nous prîmes un bon pas.

Après un quart d’heure de marche, nous nous trouvâmes dans la plaine et au bord d’un marais. Là, le vent, qui soufflait du nord, se fit sentir plus aigu. Les eaux, les herbes frissonnaient, et l’on ne pouvait s’empêcher de croire que c’était de froid. Je boutonnai mon habit en gros drap. Jean-Paul, guêtres de cuir, veste de velours, bonnet montagnard sur l’oreille, avait marché devant moi, comme un guide. Nous n’avions pas échangé deux paroles.

Jean-Paul s’arrêta.

— Nous sommes arrivés, dit-il ; je veux seulement vous montrer aujourd’hui comment travaille Néro, et qu’il ne craint ni l’eau, ni le froid, ni rien ; il aura peu de chose à faire, mais n’importe, vous verrez ça. Seyez-vous là, sous ce tamaris, c’est un bon poste ; moi, j’en sais un autre là-bas ! J’y vais. Tenez-vous coi. Pour sûr, nous verrons des canards ; s’ils arrivent tournant en cercle, ne tirez pas au vol : ils se poseront dans le marais. S’ils filent droit, faites feu.

Je m’assis dans ma cachette. Jean-Paul disparut. Le vent pleurait avec les roseaux. En face de moi, la première pointe du jour rayait le ciel où scintillaient, vives, les étoiles. Doucement, lentement, tout s’éclaira. Nous étions entourés de montagnes, aux flancs desquelles de grands châtaigniers dépouillés… mais l’arbousier, le lentisque, le genièvre, çà et là égayaient de leur verdure la mélancolie du mois de décembre.

Soudain j’entends un grand bruit d’ailes. Les canards ! Je visai, tirai, manquai. Le vol était loin. Je regardai le tamaris derrière lequel était Jean-Paul. Rien n’y remuait. Seulement, entre nous, à égale distance de l’un et de l’autre, derrière une touffe d’ajoncs, était assis Néro qui regardait droit devant lui. A ce moment un coup de feu partit. Jean-Paul avait tiré, et je vis un magnifique col-vert se débattre en plein marais, à cinquante pas loin des bords.

— A l’eau, Néro ! cria Jean-Paul.

Néro sauta dans le marais ; l’eau était à demi gelée ; il y flottait des glaçons en aiguilles, et, du premier bond, Néro en eut à mi-corps ; mais, à peine y était-il entré, qu’il retourna sur la berge se secouer en gémissant.

Jean-Paul, étonné, sortit de sa cachette et lui dit :

— A l’eau, Néro !

Le chien regarda son maître et, remuant la queue, sans joie, refusa visiblement.

Néro, en toute évidence mal disposé, trouvait l’eau dangereusement froide.

— C’est la première fois qu’il désobéit, me dit gravement Jean-Paul, et cela devant un étranger !… je ne le supporterai pas !… A l’eau ! répéta-t-il.

Le chien s’avança tout au bord, souleva une patte, toucha l’eau discrètement, et il recula ; puis, se couchant aux pieds de son maître, il leva sur lui des yeux de prière.

Le jeune Corse était devenu pâle.

— Regarde, chien ! dit-il.

Le soleil, se levant, illumina le marais à la surface duquel les mille petits glaçons brillèrent, irisés. Néro et moi, nous regardions Jean-Paul, qui était déjà dans l’eau ! Il marchait dans le marais glacial, aussi tranquillement qu’à terre. Lorsqu’il se saisit de la proie encore palpitante, il avait de l’eau jusqu’aux aisselles. J’étais stupéfait.

— Tu vois, dit à Néro Jean-Paul, revenu à terre et tout ruisselant, je ne te demande jamais rien que je ne puisse faire moi-même !

Grande parole, digne d’un roi, général d’armée.

— A présent, ajouta-t-il, tu seras puni. Marche en avant !

Et tandis que Néro, humilié, triste, la queue basse, prenait lentement une avance :

— Veuillez m’excuser, notre hôte, me dit Jean-Paul. C’est une partie manquée, par la faute de Néro. Retournons chez nous… Mais Néro ne peut pas éviter sa peine…

Et, ce disant, avant que j’eusse pu comprendre une idée aussi peu commune que la sienne, il étendit d’un coup de fusil le pauvre Néro raide mort !… Cet enfant Corse, tuant ainsi son chien qu’il aime, pour un refus d’obéissance, n’est-il pas, si l’on veut, grand comme Manlius, condamnant à mort son propre fils ? Absurde, inhumain, soit, mais comme ces héros de Rome, au cœur de fer !

— Quand tu seras en Corse, m’avait dit mon ami J. T…, le professeur, ne blâme jamais rien. Tu y vas en visiteur pour vingt jours, voilà tout ; ne t’y poses pas en apôtre des idées françaises. S’ils n’ont pas à se méfier de ta critique, tu verras les Corses en ta présence agir en vrais Corses, et tu pourras les juger.

Je ne critiquai donc point Jean-Paul ; je me tus. Néro, d’ailleurs, était bien mort, et nulle parole ne l’eût ressuscité ; mais j’attendis avec curiosité l’accueil qui nous était réservé à la maison.

Quand nous rentrâmes, tout le monde était absent, au travail.

A midi, tout le monde arriva, et l’on prit place autour de la table. Jean-Paul, visiblement pour moi, était ému, mais en somme fort calme.

On ne s’occupait pas de l’absence du chien, quand tout à coup l’enfant à la mamelle cria :

— Né-o !

Jean-Paul tressaillit.

— C’est singulier, dit le père, Néro n’est pas là.

— Et il n’y sera jamais plus ! dit Jean-Paul d’une voix sourde.

Je compris qu’il faisait un effort pour ne pas pleurer.

— Quoi ? dit le père, l’avez-vous perdu ? Qu’est-il arrivé ? parle vite.

Toute la tablée, en suspens, écouta :

— Je l’ai tué ! dit Jean-Paul.

Le père étendit le bras derrière soi et se saisit d’un gourdin noueux, massue véritable, droite dans un coin, comme pour châtier son fils, sans autre explication. Il songea par bonheur à dire :

— Pourquoi ?

— Il avait refusé d’obéir, et cela devant l’étranger ! dit Jean-Paul.

— Alors, fit le père, c’est bien !

Il déposa son bâton.

Je vis des larmes dans tous les yeux ; mais chacun aussitôt, maîtrisant la douleur, imita le chef de famille, qui se remit à manger en présence du spectre de Néro, comme le Cid héroïque en face de la tête coupée du père de Chimène.

… Je n’ai pas de commentaires à ajouter. Si cette histoire était inventée, elle serait sans valeur parce qu’elle n’a pas la vraisemblance nécessaire aux contes eux-mêmes, mais elle est vraie.

Néro fut enterré sous le tamaris au pied duquel il avait été fusillé, et, bien qu’on la trouve juste, on pleure toujours sa mort.

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