L'Été à l'ombre
LE ROMAN COMIQUE EN MINIATURE
A Gabriel Monod.
Une impression d’intérieur bien chaud, la gaieté des lampes et des bougies allumées pour la fête ; les tables étincelantes, et la bûche qui flambe dans la grande cheminée.
C’est une fête d’enfant. C’est l’anniversaire d’une naissance.
Celui dont les hommes firent un Dieu, ne pouvant croire que tant de bonté et de simple et doux courage fussent des qualités humaines, Jésus, l’énergique, le fort, qui apparaît pourtant comme un suave conteur d’idylles, Jésus naît ce soir, dans une étable ; il vagit, tend les bras sur la paille, entre l’âne et le bœuf.
Un brave homme a donné l’hospitalité pour la nuit à Joseph, à Marie la Douloureuse. Il a fallu que celui qui venait apporter au monde la Charité, l’inspirât même avant que de naître.
Et je pense aux petits enfants.
Cette année, au mois d’octobre, je menais à la campagne, devant la mer tiède de Provence, une vie tranquille. Le soir seulement, tout de suite après le coucher du soleil, un froid subit s’abattait sur la terre, couvrait tout d’une humidité mortelle ; on frissonnait ; le paysan rentrait en hâte, allumait pour la soupe une brassée de sarments, les derniers sarments de vigne française, et, tout en gémissant sur la mort de nos souches, il se réjouissait de tendre le dos un moment au feu qui cuisait sa soupe.
Mais les journées… Oh ! les douces, les exquises journées !
L’automne, quand on s’avance vers l’âge qui correspond à cette saison, devient la saison qu’on préfère. On le comprend, on en pénètre le charme.
Affinités mystérieuses de la nature et de l’âme humaine, vous êtes le bonheur, le seul qui ne mente jamais.
Les jours coulaient, et j’étais heureux. Quelquefois, un ami voyageur frappait à ma porte, partageait mon repas de campagnard, me disait les bruits de la ville. Il me parlait d’ambition, de gloire.
J’étais, m’assurait-il, un auteur dramatique ! je me devais à l’art ! Faire des vers de temps en temps, au gré du caprice, « de l’inspiration », comme on dit, cela ne suffit pas. Il m’assurait (et la chose me paraissait singulière) que j’avais, moi, l’hiver précédent, donné une pièce au Théâtre-Français. Cela était de ma part une promesse, un engagement ; il fallait maintenant revenir au combat, donner non pas une, mais deux pièces, à l’Odéon, au Gymnase ! — et, tandis qu’il parlait, je le regardais comme un étranger, parce que sa langue m’était devenue étrangère.
— Voyez, lui disais-je, voyez l’attitude de ma bonne chienne. Est-elle jolie ainsi ! Demain matin, vous la verrez en arrêt… un bronze de Mêne ! nerveuse et fine, et immobile !… Nous irons chasser au bord de la mer… Connaissez-vous le petit bois du Pin de Galles ? C’est la propriété de notre commune. Un endroit inconnu parce qu’il est à deux lieues seulement de la ville. Au premier point du jour, c’est de là qu’il faut voir le ciel, si joli, à travers les branches des pins… Nos pins toujours en murmure ! Des lyres vivantes, l’antique harpe d’Éole — pour laquelle on oublierait éternellement le luth, qu’on attribue aux fées…
Dans ma vie, il n’y avait rien — et j’étais heureux.
Un soir, la petite pipe en écume (une pipe d’auteur, pourtant), joli souvenir d’Alphonse Daudet, manquait de tabac. Je sifflai mes chiens et m’en allai au village. Dix heures du soir. Le froid humide de la nuit me pénétrait sous le double vêtement, mieux qu’un froid sec de bon hiver… Au village, point de boutique ouverte. La rue, la place, désertes, noires. « Retournons. » Et, avant de rebrousser chemin, j’allumai un cigare.
A ce moment, j’entendis des coups redoublés contre une porte : — Qui va là ?
Je distinguai un groupe arrêté devant l’auberge, qui refusait de s’ouvrir. Une dizaine de petits enfants, conduits par un homme, comme un pensionnat à la promenade.
J’interrogeai.
C’était une troupe de petits comédiens en voyage, avec leur impresario. La troupe miniature, disent les prospectus. Cela joue Madame Angot, — cela chante des couplets de café-concert, et nuit et jour erre sur les grandes routes, les pieds dans des pantoufles de corde, les mains aux poches s’il fait froid, les yeux fermés, ensommeillés s’il fait nuit, à l’âge où leurs mères devraient encore les réchauffer et les « border » dans leurs lits, en leur parlant de l’Homme au sable. Le plus petit avait sept ans. Le plus grand douze.
L’auberge refusait obstinément de s’ouvrir. On frappa à d’autres portes ; même silence.
— Eh bien ! dit l’homme, allons plus loin chercher un autre village ; cela nous réchauffera !
Le plus petit (le comique, mesdames) eut un mouvement de terreur à l’idée de marcher encore. Je le vis, car nous étions en ce moment sous une lanterne, à l’angle d’une ruelle.
Et j’offris à la troupe vagabonde l’hospitalité du pauvre homme, celle dont se contentèrent Joseph et Marie, le soir de la grande naissance. J’emmenai tous ces petits coucher à la « fénière », au-dessus de l’étable, devant le trou par où le cheval-laboureur reçoit sa botte de foin, par où nous l’entendions souffler et frapper du pied.
— Benoni ! criai-je.
C’est chez nous le nom familier de Benoît.
Le paysan se leva, ouvrit la lucarne, demandant :
— Qui m’appelle ?
— Allumez le fanal, et vite descendez, lui dis-je.
Il sortit, les yeux gros de sommeil, sa lanterne à la main.
Les étoiles, vives, brillaient métalliquement dans le ciel glacial. Le croissant, mince comme une faucille aiguisée souvent, était près de disparaître derrière les collines, à l’horizon très noir.
Benoni éleva sa lanterne au-dessus de sa tête, regardant, avec un étonnement profond, la bande silencieuse des petits enfants.
— Ils coucheront à la fénière. Montrez-leur le chemin.
Vers la fenêtre qui sert de porte, tous montèrent au moyen des pieux en escalier fixés dans le mur. Il y avait deux petites filles, la jeune première et la soubrette ! Elles s’aidaient des mains et des pieds, comme des oiseaux grimpent à des grillages avec le bec et les pattes.
J’avais entendu le plus grand chuchoter : « Cette fois, nous ne souperons pas. » Pauvres enfants ! il me revenait des histoires de petits Poucets abandonnés par leurs parents, pour cause de misère, et tombés aux mains de l’Ogre.
L’Ogre, ici, c’était le Théâtre, un des monstres modernes, un des minotaures nouveaux. Dragon à mille têtes, mangeur de chair, de sang, de cœur et d’âme. Cela prend des jeunes filles, des adolescents, des poètes, pour en faire des comédiens et des auteurs dramatiques ! Ah ! quelles tortures, quelles souffrances ils endurent les uns et les autres, à rire, à gesticuler, à écrire pour messire public, qui est le père de l’Ogre !
J’étais allé ouvrir la huche à pain ; le malheur voulut qu’un voisin de campagne ayant emprunté à l’heure du dîner une part de notre provision, il ne restât chez moi qu’une miche et la moitié d’une autre, soit environ une livre de pain, pour dix bouches affamées.
Je fis dix parts à peu près égales et les apportai, avec du vin, à mes petits hôtes.
Sous les larges poutres pleines de toiles d’araignées, enfoncés jusqu’au cou dans la bonne litière, ils ressemblaient, les petits frères de Jésus, à des oiseaux dans leur nid, qui attendent père et mère, et la becquée.
J’arrivai. Les yeux s’écarquillèrent.
Le paysan, sa lanterne haute, présidait encore au coucher.
Tous se soulevèrent, tendant la main, ouvrant le bec.
Hélas ! les morceaux mal égaux ne pesaient guère. Le plus petit eut le plus gros.
Durant quelques minutes, on n’entendit que le bruit des mâchoires qui allaient… Et nous entendions aussi le brave cheval de labour mâcher le foin de sa crèche. Lui aussi se réjouissait à l’idée d’être là, sous un toit, dans sa litière, et de ne pas voir, en ce moment, les vives étoiles dans le ciel glacé.
Un coup de vin pur comme à des hommes, et ce fut fini. Les têtes mêmes disparurent dans la paille. « N’allumez point d’allumettes ! » recommanda Benoni, et nous nous retirâmes, salués par le « bonsoir, merci ! » de dix voix enfantines.
Le lendemain, au chant du coq, je regardai la fenêtre haute de la fénière. Elle était ouverte, encadrant de noir le minois pâle, fatigué, des deux petites filles, de la soubrette, de la jeune première, et du comique de sept ans.
Toute la troupe descendit.
Hélas ! le roman comique me paraissait, en ce moment, une chose bien triste !
La troupe des petits comédiens était lamentable à voir sous la lumière gaie du matin.
Les traits tirés, les yeux cernés, pâlots, lassés de vivre aux chandelles, de chanter tous les soirs, et de faire parfois trente kilomètres dans un jour, en mettant l’un devant l’autre leurs petits pieds, mal pris dans les souliers de corde trop grands et chavirés !
Et je pensai au Théâtre-Français, aux comédiens illustres, aux auteurs célèbres, tous riches, qui tiennent le haut bout de l’échelle au bas de laquelle étaient ces tout petits. Jamais distance du premier au dernier ne fut mieux marquée. Il semblait qu’elle fût double, triple, des plus fameux jusqu’à ces humbles. Il y avait celle de la fortune et de la gloire à la misère et à l’infirmité ; celle de la taille aussi, symbolique de leur exiguïté morale. Théâtre miniature ! miniature de souffrance, infiniment petit qui contient un monde, réduit, mais entier ! Quelle tristesse, ce spectacle !
« En vérité, je vous le dis : nul d’entre vous ne gagnera le royaume des cieux, s’il ne devient semblable à l’un de ces petits. » Et ceux-là s’en vont par les chemins cherchant déjà l’effet, et non la vérité. Hélas ! mon Dieu, que dirait Jésus ?
Les oiseaux piaillaient le matin. Mes paons, tout fiers, descendaient du haut des pins. Les cailles familières jetaient leur cri saccadé. La joie revenait aux créatures avec la saine lumière du jour, mais ces petits pensaient seulement aux chandelles qu’ils allumeraient le soir dans un café de village pour chanter leur répertoire :
Ils partirent : l’un d’eux oubliant, au fond d’un sac de lustrine noire, la grosse marmite bohémienne dans laquelle on fait la soupe, aux jours les plus heureux. Il revint la chercher courant, et rejoignit les autres, sa besace au dos, tenue à deux mains sur l’épaule.
La petite fille de Benoni (quatre ans) assistait avec sa mère au départ de la troupe enfantine.
— Tu vois, dit la mère, si tu n’es pas sage, je te mettrai comme ça la marmite sur le dos et je t’enverrai avec ces petites, jouer la comédie !
A cette horrible menace, l’enfant se mit à pleurer.
Noël. Une impression d’intérieur bien chaud ; la table étincelle ; la bûche flambe.
Les théâtres chôment… Où seront-ils ce soir, les petits comédiens, les petits frères de Jésus ? Auront-ils seulement une étable tiède et de la paille où faire leur nid, et une miette de pain comme les moineaux de notre fenêtre en temps de neige ?
Ah ! que j’aimais bien mieux la chanson de mon grand-père :