L'Été à l'ombre
TOUTE UNE VIE
A Achille Toupié-Béziers.
I
Du plus loin qu’il me souvienne, je l’ai toujours vu à son échoppe, au coin de la place de mon village, le savetier Martin ; je l’ai toujours vu là, un soulier solidement pris entre ses genoux, rapprochant ses deux poings énergiquement fermés, écartant les coudes et tirant l’alène avec la régularité du gros balancier de cuivre qui, derrière lui, dans l’horloge à gaine, fait tac, tac, et lui raconte l’éternelle monotonie des choses.
II
Tac, tac, de gauche à droite, le balancier va, les coudes s’écartent, les poings se rapprochent. Pan, pan ! le marteau tape ; la besogne avance et ne finit jamais. Après un soulier, un autre. Les hommes marchent, les souliers s’usent. Pan, pan ! de bas en haut ; tac, tac, de droite à gauche !… Toute la vie, Martin, tu tireras l’alène et tu frapperas du marteau, assis sur ta chaise basse, dans ta boutique étroite, dans un coin de la place de mon village, devant l’église d’où sortent, tous les dimanches, des chants monotones comme l’éternité dont ils parlent, comme l’enfer et le paradis, comme notre vie mortelle qui va, tac, tac, de droite à gauche, de la crainte à l’espérance, toujours, toujours !
III
Les arbres de la place sont verts au printemps et l’été ; en automne, leurs feuilles tombent ; l’hiver, les arbres sont dépouillés. Tac, tac, toute ta vie, Martin, tu tireras l’alène, tu frapperas du marteau ; les souliers s’usent, les hommes marchent. La besogne, qui toujours avance, n’est jamais finie.
En été naissent les cigales ; il y en a par milliers dans les hautes branches des platanes, dans les hautes branches qui doucement remuent, de droite à gauche, toujours.
Sur le tronc des arbres et par terre, l’ombre est criblée de petits ronds lumineux qui bougent, de gauche à droite, du nord au sud, de l’est à l’ouest, selon le vent, toujours, toujours ; et les cigales de l’été bruissent, prolongeant les saccades de leur chant qui, toujours le même, s’élève et descend comme s’il s’éloignait après s’être rapproché. La besogne n’est jamais finie.
L’août s’en va, emportant les cigales. L’eau des collines descend dans la plaine inondée. Les grenouilles par myriades, autour du village, font une clameur soutenue, immense, un tapage si régulier qu’on dort au milieu par habitude, sans plus l’entendre, et que, s’il venait à se taire, on se réveillerait brusquement, cherchant ce qui se passe d’insolite, car on s’accoutume à tout. Voyez le père Martin qui, toute la vie, frappe du marteau et tire l’alène, toujours, toujours.
IV
Il y a, sur la place, une fontaine.
Du milieu d’un bassin rond s’élève une colonnette qui porte une vasque d’où l’eau, par quatre becs, tombe, tombe dans l’eau du bassin, sans cesse, avec un bruit gai, mais toujours gai, sans variation, sans changement, gai d’une gaieté sans âme, que rien n’émeut ; si monotone dans sa gaieté qu’on s’attriste à songer que rien ne peut le faire changer, que rien ne peut émouvoir aucune chose, ni le départ des morts qui, sous le drap noir, traversent la place de mon village pour aller au cimetière, ni l’arrivée des nouveau-nés qu’on va baptiser à l’église.
C’est une horloge aussi, la fontaine aux quatre becs ; elle semble indiquer les quatre saisons ; elle désigne le nord, le midi, le couchant et le levant. Elle bruit sans fin, comme bruissent les feuilles, comme les grenouilles et les cigales, comme les chants de l’église, comme le balancier, comme le marteau du père Martin… Pan, pan ! Les souliers s’usent, les hommes marchent. La besogne, qui toujours avance, n’est jamais finie.
V
Le père Martin a une femme, une femme de bon conseil, une brave femme qui économise. Le père Martin, le dimanche même, travaille, sans souci du curé : « Si je ne travaillais pas, monsieur le curé, je me griserais peut-être le dimanche ! » On ne l’a jamais vu gris, le père Martin. Il boit de l’eau. Il économise, toujours ; et sa femme, qui l’aime, est contente. Elle ne l’a jamais vu gris.
VI
A quoi rêve le père Martin, tout en tirant l’alène, tout en frappant du marteau ? C’est une chose étrange : il veut quitter l’échoppe. Il songe à la quitter.
De la place, les passants qui le regardent trouvent l’échoppe jolie, car la porte vitrée, aussi large que la boutique, est encadrée de verdure, et, là-dedans, sous les vitres, au milieu de son cadre de fleurs, le père Martin a l’air d’un portrait vivant, d’un fameux portrait, ma foi ! d’un de ces portraits de maître où le peintre a mis tant d’expression, tant de réalité, qu’on y devine toute la vie du personnage, ses habitudes d’esprit, sa pensée, toute sa vie, toute.
Toujours le même, comme un portrait peint, le père Martin vieillit en tirant l’alène. De temps en temps, à intervalles réguliers, il relève le nez, jette un coup d’œil sur la place où la fontaine coule, où les hommes marchent, où les souliers s’usent. « Bonjour père Martin ! » « Bonjour, bonjour ! » On passe, on s’éloigne… on repassera.
VII
A quoi rêve le père Martin ? A quitter l’échoppe. Il en a assez. Il se sent vieillir. Et c’est précisément parce qu’il a assez, de l’échoppe, qu’il y reste, qu’il n’en bouge pas, qu’on l’y voit au travail si tôt, le matin, et si tard le soir, frappant du marteau ! Martin travaille pour ne plus travailler. Il a ses projets, Martin. Il économise. Pan, pan ! Toute une vie, il besognera, pour avoir, à la fin, quelques jours sans travail, les derniers, jours heureux où il changera de logis ! où il ne dira plus : « Entrez ! entrez, nous allons voir ça ! » ou bien : « C’est six francs sans marchander ! » ou bien : « Bonjour, bonjour ! » à tous les rouliers qui passent ! Alors, il aura un jardin, un jardin à lui, qu’il arrosera, qu’il bêchera, devant une maisonnette à lui, qu’il fera bâtir. Il a choisi déjà, dans sa pensée, l’emplacement de sa maisonnette ; elle sera à l’un des bouts du village, un peu loin de la grand’route où les hommes marchent, où les souliers s’usent. Il en a assez, le père Martin, de tirer l’alène et de frapper du marteau.
VIII
Et il sourit, le brave Martin, parce qu’il travaille et qu’il espère. Il est honnête, et l’on vient chez lui de bien loin. Il entasse de jolis écus, dans de vieilles bottes suspendues au plafond de son grenier. Tape, marteau ; coule, fontaine ; les petits ruisseaux, eh ! eh ! eh ! font, dit-on, les grandes rivières ; petit à petit, pan, pan, pan, l’oiseau fait son nid… Eh, eh, eh ! Et maintenant il arrive qu’en passant devant l’échoppe, on entend rire le père Martin. Il rit tout seul, à son joli rêve, à son jardinet, à sa maisonnette, construite où il sait bien : à l’un des bouts du village, un peu loin, oui, un peu loin de la grand’route, où les hommes marchent, où les souliers s’usent.
IX
— Holà ! père Martin ! nous avons donc pris un aide ?
— Ma foi, oui, comme vous voyez !
Ils sont deux maintenant dans l’échoppe, à tirer l’alène, un vieux et un jeune, à tirer l’alène et à frapper du marteau, à dire : « Bonjour » aux passants, à répondre aux pratiques. Ils sont deux dans le cadre de verdure, qui apparaissent aux passants comme un tableau du travail monotone, du travail éternel. Il y a un vieux et il y a un jeune. Le jeune apprenti est vigoureux. Le père Martin à vieilli. Sa femme, au fond de la boutique, sourit.
X
— Un aide, père Martin ! c’est déjà bien du changement dans votre vie !
— Du changement ? oh ! si peu ! Il y avait trop de pratiques !
— Tant mieux, père Martin ! trop de travail enrichit !
Et il sourit aussi, comme sa femme.
Du changement ? il ne comprend pas. Non, elle n’est point changée, son existence ; voilà bien la place, l’église et la fontaine, les mêmes choses, les mêmes bruits, les mêmes paroles. Des morts qui passent, sous le drap noir ; des enfants que l’on va baptiser. Les hommes marchent, les souliers s’usent. Tac ! tac ! pan, pan ! mais cela va finir. La maison va se construire. Elle se construit, elle monte. Voici déjà tout le premier étage… On en parle dans le pays ! La maison du père Martin ?… Elle masquera la vue de la plaine à la maison du notaire, qui n’est pas content. Encore quelques jours, brave homme, et à force de besogner, tu auras gagné le jour du repos ! Besogne ! besogne ! Elle chante clair, la fontaine ! Demain tu ne l’entendras plus. Le bruit de ton marteau semble sonner la joie. La maison neuve a deux étages. Les maçons, sur les toits, contre la cheminée blanche, ont planté le drapeau, orné d’un bouquet de laurier-rose ! Ton rêve est réalisé ! Ta maison est debout. Ton drapeau flotte, ma foi ! comme celui de la mairie aux jours des fêtes ! Allons, Martin ! paie aux maçons bouteille ! Choisis pour cela un dimanche, un beau, un bon dimanche, et qu’on baptise la maison !…
… Tu ne tireras plus l’alène et tu peux poser ton marteau !
XI
« Je ne tirerai plus l’alène, et je peux poser mon marteau !… » Tant on a bu et rebu à la santé du père Martin, qu’il s’est grisé, tout à fait grisé. Il est bon, le petit vin blanc dont jamais Martin n’avait bu ! Ce n’est pas l’eau de la fontaine ! Voici le premier dimanche de Martin, et c’est la première fois qu’un dimanche il n’entend pas sortir de l’église le bourdonnement régulier des psaumes, monotones comme la vie éternelle dont ils nous parlent ! C’est donc, cette fois, un vrai dimanche, le dimanche du repos. Tout va changer, dans la vie de Martin. Et gaiement, il tapote sur l’épaule de l’apprenti. Eh ! eh ! eh !… Tous deux ils sont gris et tous deux se regardent d’un air bien drôle, en se disant des choses si plaisantes qu’autour d’eux on s’attroupe !… On rit d’eux ; on les excite ! La femme de Martin accourt… Comment ! pourquoi la fête s’est-elle achevée en bataille ?
XII
La fête s’est achevée en bataille. Aussi, comment s’est-il grisé ? Pourquoi a-t-il grisé le petit apprenti ? On ne les aurait pas plaisantés tous les deux sur le compte de sa femme à lui, le pauvre Martin ! à son âge ! Il n’aurait pas été furieux ! Et le soir, dans la vieille maison qu’il habite (la vieille, pas la sienne, pas la neuve !), demeuré seul avec sa femme et son apprenti, il n’aurait pas vu rouge, et, d’un coup de tranchet, blessé au bras le jeune homme !… Mais c’était son premier dimanche ! Il changeait, et pour toujours, de vie et d’habitude ; il a voulu faire une fête, la fête de sa vie, la seule, l’unique, et qu’on dise : « Oh ! Martin, ce jour-là, a bien fait les choses ! » Et alors il est rentré gris ! et il les a battus, tous les deux ; ils se sont défendus ; il y a eu des coups, des cris et du sang ! Et (elle n’est pas gaie, cette histoire, mais elle est vraie, hélas ! pour le malheur du pauvre homme !) il a, dans l’accès fou de sa colère d’ivresse, une lampe à la main, mis le feu aux rideaux de son lit, aux rideaux des fenêtres, criant bien fort : « Que tout brûle !… » Il en avait assez, de cette vie de travail où le seul jour de fête qu’il ait voulu se donner s’est changé en jour de malheur !…
Et devant la maison en flammes, tandis qu’on panse l’apprenti et que l’on console la femme, Martin pleure, pleure ! Martin pleure comme un enfant.
XIII
La maison neuve n’est plus à lui. La moitié de l’argent empilé dans les bottes a payé l’incendie, qui a été grave. Pourtant l’échoppe n’a pas souffert. La verdure, depuis ce jour (qui fut il y a deux ans), a repoussé ; et l’horloge, au fond de l’échoppe, fait tac, tac, comme si rien ne s’était passé.
Sur la place, les arbres tour à tour sont verts ou jaunissants ou tout dépouillés. La fontaine aux quatre becs coule, coule, coule avec son bruit gai, d’une gaieté triste parce qu’elle n’a point d’âme, et qu’elle laisse indifféremment passer les morts et les nouveaux-nés. Enterrements, mariages, baptêmes, sur la place de l’église de mon village, cela se voit tous les jours. Le chœur des grenouilles fait la nuit un grand tapage qui ne déplaît pas à ceux qui ont coutume de l’entendre, lesquels se réveilleraient brusquement, si ce bruit venait à se taire. En été, les cigales saccadées bruissent dans les hautes branches des platanes remués, sous lesquels l’ombre est criblée de ronds lumineux qui eux aussi s’agitent selon le vent, comme nos âmes qui toujours vont de l’espérance à la crainte, toujours ! Tac, tac, pan, pan ! le temps coule, le marteau frappe ; les hommes marchent, les souliers s’usent… « Bonjour ! bonjour ! père Martin !… »
XIV
Il est là, le père Martin, seul comme autrefois, seul sans apprenti. Sa femme ne sourit plus. Elle vieillit, vieillit, se parchemine et se voûte. Elle fait la soupe et coud les habits. Son mari tire l’alène. Il ne demande plus rien, ni maison, ni jardinet. Pourtant, parfois, comme en un rêve, il se répète : « Oh ! si j’avais un jour, si, avant de mourir, j’avais une maisonnette ! Un petit jardin ! » — Mais au fond, il en a assez de la vie, de cette vie où les fêtes tournent en jours de malheur !
Il vit par habitude, parce que c’est « comme ça ».
XV
Dans son cadre de verdure, où le printemps met çà et là des fleurs rouges comme du sang, il a l’air d’un portrait de maître, où le peintre a su, par la ligne et par la couleur, raconter toute la vie d’un homme, toute la vie.
XVI
Au loin, coupant la plaine, des trains de chemins de fer sifflent, à deux lieues du village. Ils courent sur des rails qui vont d’un bout du monde à l’autre, ou qui plutôt entourent la terre comme un cercle une barrique ; mais Martin est toujours là, assis sur sa chaise basse, dans son échoppe étroite.
Sur la mer courent les navires qui, eux aussi, avec leur sillage, font un cercle à la terre. Martin est toujours là, tirant l’alène, frappant du marteau, dans son échoppe étroite.
Il y a beaucoup de routes sur la terre, beaucoup de chemins, et les sentiers ne se peuvent compter. Les hommes marchent, les souliers s’usent. Martin ne bougera pas.
Pan, pan ! enfonce tes clous étoilés qui reluisent sous les larges semelles des souliers de nos paysans. Tu as enfoncé, dans du cuir, autant de clous, compère, qu’il y a d’étoiles au ciel ! Pan ! pan ! Le marteau frappe ! pan ! pan ! pan ! toujours, toujours.
Les conscrits quittent le village, soldats ou matelots, les gros propriétaires aussi ; — et les uns et les autres vont bien loin sur les navires, dans les wagons ; beaucoup font le tour du monde, mais, quand ils reviennent dans mon village, après les longues absences, ils revoient toujours le savetier Martin, un soulier solidement pris entre ses genoux serrés, rapprochant ses deux poings énergiquement fermés, écartant les coudes et tirant l’alène avec la régularité du gros balancier de cuivre qui, dans l’horloge à gaine, en forme de cercueil, droite derrière lui, — accompagnant de son « tac, tac, tac » le bruit du marteau qui cloue les semelles comme on clouera un jour le cercueil de Martin, — lui raconte l’éternelle monotonie des choses, que personne ne comprend.
XVII
Il est là, le père Martin, seul comme autrefois, seul, sans apprenti, dans son échoppe étroite.
Il recommence.