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L'Été à l'ombre

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MENSONGE DE CHIEN

A Flourette.

I

J’avais en lui une confiance aveugle depuis longtemps. Nous nous aimions. C’était un chien mouton. Il était blanc, avec une calotte brune. Je l’avais appelé Pierrot.

Pierrot grimpait aux arbres, aux échelles ! Fils de bateleur, peut-être, il exécutait des tours de force ou d’adresse inattendus. Il était amoureux d’une boule de bois grosse comme une bille de billard ; il nous l’avait apportée un jour, et, assis sur son derrière, il avait dit : « Lance-la-moi bien loin, dans la broussaille… Je la retrouverai, tu verras ! » On le fit. Il réussit à merveille dans son projet. Il devint alors très ennuyeux ; il disait toujours : « Jouons à la boule ! »

Il entrait dans le cabinet de travail de son maître, brusquement, quand il pouvait, avec sa boule entre les dents, se mettait debout, les pattes de devant sur la table, au milieu des paperasses, des lettres précieuses, des livres ouverts : « Voilà la boule. Jette-la par la fenêtre, j’irai la chercher. Ça sera très amusant, tu verras, bien plus amusant que tes papiers, tes romans, tes drames et tes journaux !… »

On lançait la boule par la fenêtre… Il sortait… Mais non, on l’avait trompé, le bon Pierrot ! Et à peine était-il dehors, que la boule prenait place sur la table, en serre-papier. Pierrot, au dehors, cherchait, cherchait… Puis, revenant sous les fenêtres : « Eh ! là-haut ! l’homme aux papiers ! Ouah ! ouah ! Voilà qui est un peu fort ! Je ne trouve rien ! C’est donc qu’elle n’y est pas… Si un passant ne l’a pas prise, alors, pour sûr, tu l’as gardée ! »

Il remontait, fouillait du nez dans les poches, sous les meubles, dans les tiroirs entr’ouverts, puis tout à coup, de l’air d’un homme qui se frappe le front, il vous lorgnait : « Je parie qu’elle est sur la table !… » On se gardait bien de parier, puisqu’elle était, en effet, sur la table… D’un coup d’œil intelligent, il avait suivi votre regard… Il apercevait sa boule… Pour la cacher encore, on l’enlevait d’une main brusque… et alors, oh ! alors, bonsoir le travail ! C’étaient des parties de gaieté extravagantes ! Il sautait après la boule, voulait l’avoir à tout prix, suivait vos moindres mouvements, ne vous quittait plus, toujours riant de la queue…

Avec cela, bon gardien. C’est ce qu’il faut à la campagne.

Il me faisait souvent penser à ces hommes métamorphosés en chiens, comme on en voit dans les contes de fée. L’œil était d’une humanité tendre, profonde, implorante, et disait : « Que veux-tu ? Je ne suis que ça : une bête à quatre pattes, mais mon cœur est un cœur humain, meilleur même que celui de la plupart des hommes. Le malheur m’a appris tant de choses ! j’ai tant souffert ! je souffre tant encore aujourd’hui, de ne pouvoir t’exprimer, avec des paroles semblables aux tiennes, ma fidélité, mon dévouement !… Oui, je suis tout à toi, je t’aime… comme un chien ! Je mourrais pour toi s’il le fallait… Ce qui t’appartient m’est sacré… Que quelqu’un vienne y toucher et l’on verra ! »

II

Or, nous nous brouillâmes un jour. Ce fut un gros chagrin. Les gens qui croient au chien aveuglément me comprendront. Voici ce qui arriva :

La cuisinière avait tué deux pigeons.

— Je les mettrai aux petits pois, s’était-elle dit.

Elle alla dans une pièce voisine chercher une corbeille où jeter les plumes de ses pigeons à mesure qu’elle les plumerait.

Quand elle revint dans sa cuisine, elle poussa un grand cri. Un de ses deux pigeons s’était envolé ! Elle ne s’était absentée pourtant que quelques secondes. Un mendiant sans doute était passé par là, avait fait main-basse sur l’oiseau par la fenêtre ouverte. Elle sortit pour chercher le mendiant imaginaire. Personne. Alors, machinalement, elle songea : « Le chien ! » Et aussitôt, saisie de remords : « Quelle horreur, soupçonner Pierrot ! Jamais il n’a rien volé ! Il garderait, au contraire, un gigot tout un jour sans y toucher, même ayant faim !… Du reste, il est là, Pierrot, dans la cuisine, assis sur son derrière, — l’œil à demi fermé, bâillant de temps à autre ; il s’occupe bien de mes pigeons ! »

Pierrot était là, en effet, somnolent, avec un grand air d’indifférence ! Je fus appelé…

— « Pierrot ? » Il souleva vers moi sa paupière appesantie. « Eh ! que veux-tu, mon maître ? J’étais si bien ! Tiens, je pensais… à la boule ! »

— A la boule ? je suis de votre avis, Catherine ; le chien n’a pu voler le pigeon. S’il l’avait volé, d’abord, il serait en train de le plumer, au fond de quelque fossé, pour sûr.

— Regardez-le, pourtant, monsieur… Ce chien-là n’a pas l’air chrétien.

— Vous dites ?

— Je dis que Pierrot, en ce moment, n’a pas l’air franc.

— Regarde-moi, Pierrot.

Très vite, la tête un peu basse, il grommela :

— Est-ce que je serais ici, bien tranquille, si j’avais volé un pigeon ? Je serais en train de le plumer !

Il me servait mon argument. Ceci me parut louche.

— Regarde-moi dans les yeux, comme ça…

A n’en pas douter, il feignait l’indifférence !

— Ah ! mon Dieu, Catherine, c’est lui ! j’en suis sûr ! c’est lui !

Ce que j’avais vu dans les yeux du chien était pénible, affreusement pénible à mon cœur. Je vous jure, lecteur, que je suis très sérieux… J’y avais vu, distinctement, un MENSONGE HUMAIN. C’était très compliqué !… Il voulait mettre une fausse apparence de sincérité dans son regard, et il n’y parvenait point, puisque cela est impossible même à l’homme. Ce miracle du Malin n’est, dit-on, possible qu’à la femme, et encore !

Lui, s’épuisait en efforts vains. Sa volonté profonde de mentir était, dans ses yeux, en lutte avec la faible apparence de sincérité qu’il parvenait à créer ; mais ce mensonge inachevé était plus tristement révélateur qu’un aveu !

Je voulus en avoir le cœur net, avoir la preuve.

III

A trompeur, trompeur et demi.

— Tiens, lui dis-je, je te donne ça !…

Je lui offrais le pigeon dépareillé… Il me regarda, songeant : « Hum ! ça n’est pas possible ! Toi, tu me soupçonnes, et tu veux savoir ? Pourquoi me donnerais-tu un pigeon aujourd’hui ? Ça ne t’est jamais arrivé ! »

Il le souleva dans sa gueule, et doucement, tout de suite, le remit à terre.

Il ajouta : « Je ne suis pas une bête ! »

— Enfin, il est à toi !… Puisque je te le dis !… Je pense que tu aimes les pigeons ?… Eh bien ! en voilà un ! Du reste, j’en avais deux : il m’en fallait deux !… Je ne sais que faire d’un seul… je te répète qu’il est à toi, celui-ci… »

Je le flattai de la main, en songeant :

« Canaille ! voleur ! tu m’as trahi comme si tu n’étais qu’un homme ! Tu es un chien perfide ! Tu as menti à toute une existence de loyauté, gredin ! »

A haute voix, j’ajoutai : — « Oh ! le bon chien ! le brave chien ! l’honnête chien ! Oh ! qu’il est beau ! »

Il se décida, prit le pigeon entre les dents, se leva, et s’en alla, lentement, non sans tourner de mon côté la tête plusieurs fois, pour voir ma pensée véritable.

Dès qu’il fut dehors, sur la terrasse, je fermai la porte à claire-voie, et je demeurai à l’épier.

Il fit quelques pas, comme résolu à aller dévorer sa proie plus loin, puis s’arrêta de nouveau, posa encore son pigeon à terre et réfléchit longtemps. Plusieurs fois il regarda la porte avec son œil faux. Puis il renonça à chercher une explication satisfaisante, se contenta du fait, ramassa sa proie et s’éloigna… Et à mesure qu’il s’éloignait, la queue, timide, hésitante dans ses attitudes depuis notre conversation, devenait sincère : « Bah ! attrapons toujours ça ! Personne ne me regarde ? Vive la joie ! Qui vivra, verra ! »

Je le suivis de loin et je le surpris en train de creuser dans la terre un trou avec ses deux pattes, très actives. Le pigeon que je lui avais offert traîtreusement, était à côté de la fosse… Je grattai la terre moi-même, tout au fond… Le premier pigeon était là, volé ! habilement caché !

J’étais navré. Mon ami Pierrot, revenu aux instincts de ses congénères, les renards et les loups, enterrait ses provisions. Mais, animal domestique, il avait appris à mentir !

Je fis, sous les yeux du menteur, un paquet des grosses plumes de mes deux pigeons, et je déposai ce plumeau sur ma table de travail.

Et quand Pierrot m’apportait la boule, en disant d’un air dégagé : « Eh bien ! voyons, ne pense plus à ça, jouons ! » j’élevais le petit balai de plumes… et Pierrot baissait la tête… la queue se rabattait honteuse, se collait à son pauvre ventre frémissant… La boule lui tombait des dents ! « Mon Dieu ! mon Dieu ! tu ne me pardonneras donc jamais ! »

— Tu ne m’aimais pas, lui dis-je un matin, non, tu ne m’aimais pas, puisque tu m’as trompé, et si savamment !

Je ne sais qui me répondit, avec bonne humeur : — « Mais si, mais si, mon cher, il vous aimait ! et il vous aime encore sincèrement… mais que voulez-vous ? il aimait aussi le pigeon !… Il est bien assez puni, maintenant, allez ! »

IV

Je saisis le petit balai de plumes, et pourtant Pierrot n’eut pas peur. — « Tu le vois, lui dis-je pour la dernière fois. Périsse le souvenir de ta faute ! » Je jetai l’objet dans le feu. Pierrot, gravement assis, le regarda brûler… puis, sans éclat de joie, sans sauts ni bonds, noblement, simplement, il vint m’embrasser… Quelque chose d’infiniment doux gonfla mon cœur. C’était le bonheur de pardonner.

Et, tout bas, mon chien me disait : « Je le connais, ce bonheur-là… Que de choses je te pardonne, moi, sans que tu le saches ! »

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