L'Été à l'ombre
L’IMMORTELLE
A Jules Clément.
Le chanteur de village qui gâtait cette chanson populaire en la faisant tourner au burlesque, était coiffé d’un vieux képi beaucoup trop large pour sa tête d’oison ; il avait ridiculement croisé sur sa poitrine les bretelles d’un pantalon rouge qui montait trop haut, et, reniflant à grand bruit, avec une grimace qui distendait ses lèvres aux coins violemment abaissés, il tordait, à la fin de chaque couplet, son vaste mouchoir à carreaux bleus, comme pour en exprimer des flots de larmes…
Le gros rire de cent cinquante buveurs suivait, comme un refrain repris en chœur, chacun des couplets de la complainte ; ces buveurs étaient, pour la plupart, des gens de mer : pêcheurs, caboteurs, matelots, capitaines, jeunes et vieux ; beaucoup de retraités ; à ces gens étaient mêlés quelques ouvriers et quelques paysans.
Un seul des buveurs ne riait pas.
Et, de fait, il n’y avait pas de quoi rire. Comme le soldat du Ranz des Vaches, qui abandonne son poste de sentinelle, lorsqu’il entend sonner au loin le cor des pâtres de son pays rappelant leurs troupeaux, le conscrit de notre chanson est condamné à mort.
Pourquoi, en vaillant soldat, s’est-il battu au sabre avec son capitaine ? pourquoi l’a-t-il tué ? Pour se venger de quelque moquerie, j’imagine, à l’adresse de ses amours naïves. La chanson ne le dit pas ; mais, à coup sûr, il meurt pour l’amour, ce conscrit de la légende :
Tous riaient, étant, ce soir-là, d’humeur à rire.
Un seul était grave : un capitaine marin de ma connaissance, en veste de molleton bleu, ouverte et laissant voir la haute ceinture de laine rouge. Il fumait avec activité ; et je voyais, au gonflement des veines de son énorme cou à plis rudes, qu’il avait envie de pleurer et qu’il se résistait.
Quand la chanson fut chantée, le capitaine tira de sa poche un mouchoir à carreaux bleus, assez semblable à celui du chanteur grotesque, et s’essuya furtivement le coin des yeux.
— Eh bien ! capitaine, lui criai-je d’un bout à l’autre de la salle, comment allez-vous ? vous voilà donc de retour de Chine ?
— Et en partance pour y retourner ; j’appareille demain.
Je quittai ma place pour m’asseoir à ses côtés. Nous causâmes de la pluie et du beau temps.
Lentement, le café se vidait. Voici que nous étions presque seuls.
— Les affaires vont-elles bien ?
— Très bien, me dit-il ; la mer, c’est le grand chemin. On y est volé quelquefois ; mais ça mène à tous les bons endroits. La terre, c’est moins bon que la mer ! Voyez nos paysans, les voilà ruinés par le phylloxera. Et nos tonneliers de Bandol ; le mal de la vigne les a ruinés aussi ! Et, pour eux, voyager, c’est la misère, tandis que, pour nous, c’est la fortune.
Nous étions à Bandol, en effet, un des plus jolis villages de la côte de Provence, entre Marseille et Toulon. A l’extrémité d’une grande courbe de plage, il rit au soleil, le village qui était, il y a vingt ans encore, le pays des tonneliers et qui, décidément, est aujourd’hui le pays de l’immortelle.
Je défendis la bonne terre et les paysans.
— Eh ! capitaine, la mer, je l’aime aussi ; mais il ne faut pas dire du mal de la terre !
— Il ne faut dire du mal de rien, je sais, dit-il. Tout s’aide et se sert, pardi ! mais c’est dur tout de même d’avoir été un pays de vigne, d’avoir fait du bon vin pour la joie des vivants, et de ne plus produire que des fleurs pour les morts !
— C’est pourtant bien joli, l’immortelle !
— Oui, dit-il d’un air indifférent ; mais il y en a trop aujourd’hui, sur nos collines ; on n’y voit plus que ça et des pierres ; au soleil de juillet, ça vous arrache les yeux. C’était joli aussi, la vigne, quand il y en avait ! Et c’était bien plus joli, l’immortelle, quand il n’y en avait pas tant !
Je défendis alors l’immortelle, louant sa touffe d’un vert pâle, grisâtre, sa fleur sèche d’un jaune luisant, de l’or véritable, fait avec du soleil.
— Et, en juillet, capitaine, quand les jeunes filles vont faire la moisson des immortelles, dans les cultures en escaliers sur les coteaux, devant votre grande mer bleue, est-ce que ça n’est pas un beau tableau ! Avez-vous vu mieux que ça dans vos voyages un peu partout ?… Les fillettes choisissent les fleurs, car il faut choisir ; il faut « cueillir » au moment où l’immortelle commence à peine à s’épanouir, à montrer le petit point rouge du milieu… Quel joli travail ! Les fleurs cueillies, il faut les étaler au soleil afin qu’elles prennent encore de l’éclat, de la durée ; et puis viennent les bouquets à faire, à entasser dans des chambres bien exposées au midi… Tout cela en pleine vie, en pleine lumière, parce qu’il faut qu’on pense aux morts ! Tenez si j’étais peintre, capitaine, comme Monsieur Moutte, de Marseille, je ferais un portrait que j’appellerais la Cueilleuse d’immortelles.
Le capitaine ne répondit pas ; il souleva vers moi un regard chargé de questions ; mais il ne dit rien.
Le silence se prolongea, devint embarrassant ; sans y prendre garde, je fredonnai entre mes dents deux vers de la chanson que nous venions d’entendre :
— Pour sûr, dit alors le capitaine, vous ne savez pas mon histoire ! autrement, vous n’auriez pas chanté ça, après m’avoir parlé des immortelles.
Je me tus à mon tour, regrettant le mouvement de curiosité qui m’avait ce soir-là rapproché du capitaine. Et, me levant :
— Adieu, lui dis-je ; je vois bien que je vous aurai fait du chagrin sans le vouloir. Bonne nuit… et un bon voyage !
Je lui tendais la main : il se leva lentement et dit :
— Non, je sors avec vous.
Nous sortîmes.
Le village était endormi. Pas une lumière à terre. Sur la mer, tout au loin, la clarté du phare ; devant la jetée, les feux des bateaux à l’ancre ; et dans l’eau tranquille baignait un ciel fourmillant d’étoiles. Nous étions en juillet.
— Où est votre brick ?
— C’est celui-ci, le plus près de nous. Un fier bateau, dit-il. Et tenez, allons à bord ; je veux vous conter ça ; parler soulage.
Il allait donner un coup de sifflet, signal convenu pour se faire envoyer le youyou de son bord, je l’arrêtai…
— Puisque je dois revenir à terre, capitaine, mieux vaut prendre mon bateau.
Nous sautâmes dans l’embarcation que je lui montrais ; chacun de nous empoigna un aviron ; cinq minutes après, nous étions à bord du Meyfret.
L’équipage était couché. Il était près de minuit. Nous amarrâmes mon petit bateau à l’arrière du brick, qui « évitait » sous un léger mistral.
A la clarté d’un fanal suspendu, le capitaine posa deux verres sur le pont, y versa un peu d’eau-de-vie ; nous étions assis sur des cordes à l’avant du bateau, préférant le plein ciel d’été à l’abri de la chambre ou de la tente.
Plus d’une heure s’écoula avant que le silence fût rompu entre nous. Le doux balancement de la mer endormait la douleur du marin, nos pensées à tous deux ; et nous étions là comme charmés, à écouter vaguement le monotone bruissement de l’eau sur l’eau ; et, de nos yeux grands ouverts, vaguement nous regardions les milliers de milliers d’étoiles papillotantes qui emplissaient le ciel et qui semblaient grésiller dans la mer.
De temps en temps, des fusées, qui étaient météores, traversaient le ciel et semblaient glisser tout le long de la paroi du dôme bleu jusque dans l’eau.
Un de ces météores me parut tout à coup l’éparpillement d’un bouquet de fleurs lumineuses brusquement délié… il semblait qu’on les jetait par poignées… N’étaient-ce pas des immortelles ? et la mer, une grande tombe ?
Je ne sais pas si la même rêverie traversa la pensée de mon compagnon ; mais, juste à ce moment :
— Voilà, fit-il, je vais vous dire… Elle était cueilleuse d’immortelles, et très adroite à faire des bouquets bien réguliers. Elle s’appelait Meyfrette. Il y a de cela près de vingt-cinq ans. J’en avais seize ; elle, quinze au plus.
« Je l’avais connue aux cueillettes d’immortelles, y étant allé moi-même travailler plusieurs fois, dans un champ qu’avait mon grand-père.
« Meyfrette était blonde. Elle avait un grand front très lisse sur lequel ses bandeaux plats reluisaient au soleil ; et, pour le reste de son visage, rien de particulier que la plus belle beauté de jeunesse qu’on puisse voir. Beaucoup de jeunes hommes déjà pensaient à elle. Elle avait aussi cela pour elle de n’aimer point s’habiller en demoiselle de la ville, comme le faisaient dès ce temps nos villageoises d’ici.
« Au lieu des robes « princesse » et des chapeaux chargés d’oiseaux empaillés avec lesquels les autres croient s’embellir, elle portait simplement la jupe de cotonnade rayée blanc et bleu, et la casaque d’indienne à petites fleurs, comme nos grand’mères. Un chapeau pour le soleil, et rien que ses cheveux à l’ombre. Et quand nous y arrivions, à l’ombre, elle rejetait en arrière, d’un brusque mouvement de tête, son grand chapeau de paille qui alors pendait sur son dos, retenu par les rubans.
« C’était, je vous dis, une brave fille !…
« Je l’aimai.
« Ce mot dit tout, car il n’y a pas d’histoire dans ce que je vous raconte. Je l’aimai. Comment vous dire ça mieux, pour vous le dire bien ? Je pensais à elle la nuit et le jour. Je ne mangeais plus pour y penser. Je maigrissais, je ne travaillais guère, et je ne m’amusais pas ; je n’allais plus aux boules, ni dans les cafés, ni à la promenade, ni à la chasse avec mes oncles. J’avais dans les yeux, dans l’esprit un portrait d’elle qui ne voulait pas s’effacer. Je pouvais regarder une chose ou l’autre, je ne voyais qu’elle ! Loin d’elle, je sentais que ma vie n’était plus avec moi. Près d’elle, je cherchais ce qui me manquait, et c’était mon cœur.
« Regardez là-bas la longueur du quai, depuis la dernière maison, dans l’est, jusqu’au château dans l’ouest. Eh bien, les filles et les garçons du village, nous nous promenions là tous les soirs, aussi séparés qu’à l’école. Vers le milieu du quai, les garçons croisaient les filles, toujours sur le même point, tant la promenade était régulière. Chaque fois, on ne se voyait qu’un peu, juste le temps de se regretter ; mais, pour ce moment où je passais pas trop loin de Meyfrette, en allant en sens contraire, j’aurais donné le reste de ma vie, s’il avait fallu le payer de ça !… c’est pour vous dire que c’était un grand amour, un vrai.
« Je lui écrivais des billets tout le long du jour, que, bien entendu, je ne lui donnais jamais ; je les brûlais soigneusement après les avoir écrits avec beaucoup de peine. Quelquefois j’en apprenais un ou deux par cœur, parce qu’il me semblait qu’il y avait des paroles bien trouvées pour lui plaire ; mais je ne les lui récitais jamais. Du reste, ces billets ne pouvaient pas me satisfaire, parce que j’aurais voulu les terminer par un « Je t’embrasse » ; et je n’osais jamais ! Ce mot me venait toujours ; je ne l’ai jamais écrit. Au moment de l’écrire, je voyais toutes les étoiles ! La tête me tournait, et je laissais là ma plume pour brûler mon papier !
« Pour elle, elle me riait du plus loin qu’elle me voyait… mais à qui et à quoi ne riait-elle pas ?… une enfant !… et si heureuse alors, avec son père, un bon ouvrier tonnelier qui gagnait gros, en ce temps-là, au bon temps de la vigne et des tonneaux ! et heureuse avec sa mère, une tant brave femme !
« Elle riait donc, me criant du plus loin : « Bonjour, Justin ! » toutes les fois qu’elle me voyait.
« Imbécile ! je devenais tout rouge, et c’est à peine si je répondais !… Est-ce bête, hein ? insista le capitaine en me regardant fixement… Et si je vous disais, ajouta-t-il, que moi, tel que vous me voyez, à plus de quarante ans, avec de la barbe jusque dans mes yeux, où je n’ai pas froid, je vous jure, je suis encore timide comme une fille ! Timide comme un oiseau ! Nom de D…! que vous le croyiez ou non, c’est comme ça !… Si ce n’est pas une honte ! Un rouleur de mer ! un pirate ! quoi ! faut-il être bête !
« Bref, je n’osais jamais lui dire autre chose que : « Bonjour, Meyfrette ! » ou : « Comment allez-vous, Mademoiselle Meyfrette ? » non, rien autre jamais, sans doute parce que je ne pensais qu’à l’embrasser, et ça me rendait bête.
« En ai-je fait des projets, bon Dieu ! pour en arriver à ça : l’embrasser ! En ai-je arrangé des parties de cache-cache, au jour tombant, dans les magasins d’immortelles !
« Tout le jour, j’allais regarder les filles qui faisaient les bouquets… ou qui suspendaient sur les cordes de la terrasse les immortelles coloriées pour les faire sécher ; j’étais là, debout contre le mur, au pied de la terrasse, ou couché au soleil comme un chien qui attend son maître sur le pas d’une porte. On commençait à dire dans le pays : « Ce fainéant de Justin ! » Eh non, je n’étais pas paresseux, j’étais seulement amoureux, mais à en devenir fada !
« Il n’y a pas d’histoire, répéta le capitaine comme à lui-même. Je ne sais pas pourquoi il a fallu que je me mette à vous conter ça ! Il n’y a pas d’autre histoire. Je mourais d’envie de l’embrasser une fois, et je n’osais pas ; je ne pouvais pas ; quelque chose de plus fort me poussait, quelque chose de plus fort me retenait. Je n’ai jamais su quoi. Une honte du diable. Et, pour elle-même, j’avais l’air d’un paresseux qui dort et non pas d’un amoureux qui rêve.
« Bon ! un jour, tenez, en jouant à plusieurs, nous nous étions, elle et moi, cachés tous les deux seuls dans un grenier à immortelles. Une autre jeune fille cherchait. L’entendant venir, je dis bien bas : — « Meyfrette, fermons à clef ! » Ce fut Meyfrette qui ferma ; mais comme j’avais envoyé la main sur la clef en même temps qu’elle, il arriva que ma main se posa sur la sienne, et, à la vérité, nous fermâmes ensemble… Je laissai alors ma main sur la main de Meyfrette ; je ne l’aurais pas retirée pour un empire. J’avais, sans le vouloir, fait une chose difficile ! Je ne m’en allais donc pas, et elle non plus. Nous restions là, — pendant que la fille au dehors essayait d’ouvrir, — l’un contre l’autre, nos têtes rapprochées, ma main sur la sienne, que je n’osais presser pourtant ! Ses cheveux blonds, un peu défaits, frôlaient les miens par moment. Quelque chose me répétait : Embrasse-la donc ! Et je me penchais un peu ; mais il me semblait que j’allais, en l’embrassant, faire crouler le plafond sur ma tête. Et si ça n’avait été que ça ! Mais elle aurait retiré sa main !… Et je ne l’embrassai pas, de cette fois encore !
« La fille qui nous cherchait s’en était allée, nous croyant ailleurs. Je gardai longtemps la même position. Cela devint si embarrassant que je cherchai quelque chose à dire, pour en finir, et ne trouvai rien. A la fin pourtant, je jetai un regard sur les immortelles qui répandaient autour de nous leur odeur forte, les unes, en bouquets, suspendues au plafond, les autres aux murailles ; d’autres encore en tas sur le plancher et je dis :
— Y en a-t-il, hein ! y en a-t-il, Meyfrette, cette année, des immortelles !
« Alors j’ouvris la porte et Meyfrette s’envola, en riant comme un oiseau chante.
« Là-dessus arriva au pays mon oncle le capitaine au long cours. Mon père se plaignit à lui de ma paresse.
— Si je l’emmenais, dit l’oncle ?
— Emmène-le, dit mon père, qui savait son frère bon comme le pain et capable de me rendre heureux.
« Mon oncle me prit à part.
— Qu’as-tu, petit, dit-il ?
« Il me retourna si bien que je lui avouai mon amour pour Meyfrette et mon désir de l’embrasser une fois, assurant qu’un baiser, un seul, me rendrait la vie, et le goût du travail.
« Mon oncle rit beaucoup, et me dit :
— Voilà tout ce qui te chagrine, nigaud ? Écoute : je ne t’emmènerai jamais malgré toi. Ce n’est pas sur le plancher des vaches qu’on mange le plus de vache enragée ! Si un baiser te doit guérir, guéris, petiot, et, toute ta vie, plante des immortelles. Mais si tu dois périr d’amour, viens faire un petit tour du monde ! Ça fait toujours du bien !
« Je déclarai, bien entendu, que je ne partirais pas… Ne plus voir Meyfrette, bon Dieu ! que serais-je devenu ?
— Eh bien ! nigaud, est-ce pour aujourd’hui ? me disait mon oncle tous les jours ! Ça n’est pourtant pas difficile d’embrasser une belle fille, et c’est véritablement agréable… ça n’est pas une affaire, je te dis !… Un bras autour de la taille, les lèvres sur la joue, et, clac ! on fait chanter la caresse !
« Il riait, il riait, mon oncle.
— Vous en parlez à votre aise, lui disais-je, parce que vous êtes vieux ! mais moi, que vous dirai-je, je n’ai pas le courage d’oser !
« Un jour, mon oncle annonça son départ pour le surlendemain.
— Je partirai donc sans t’avoir vu agir en homme ! me dit-il.
— Mon oncle, répondis-je en le regardant d’un air fier, je crois que j’ai trouvé le moyen d’embrasser Meyfrette à coup sûr.
— Voyons le moyen.
— Nous allons faire croire à tout le pays que vous m’emmenez. Tous les parents et tous les amis nous viendront dire adieu à la maison… j’embrasserai tout le monde, vous comprenez, même les vieilles, mais aussi les jeunes !
« Il approuva d’un air grave et me promit d’annoncer à ma mère mon départ pour le surlendemain. Je bondis de joie. J’embrassai mon oncle, pour commencer, et nous jouâmes la comédie du départ. Ma mère, en pleurant, me fit mon paquet.
« Le lendemain, comme de raison, nos parents et tous les amis vinrent nous dire adieu. On but un coup de vin cuit ; on trinqua au bon retour, et les embrassades commencèrent. Meyfrette était là.
« J’embrassai les vieilles, j’embrassai les jeunes, j’embrassai les hommes, toujours en la regardant, elle, du coin de l’œil ! Elle se tenait au fond, la dernière. Et quand je m’avançai vers elle, tout rouge, mais bien résolu, hélas ! mon Dieu ! elle recula d’un pas, et tout bonnement dit : « Oh ! non ! »
« Expliquer ce qui alors se passa en moi, est impossible. Un moment, je devins froid comme un marbre, si froid, que j’embrassai ma mère sans pleurer. Toutes les choses que je regardais, je les voyais comme si c’eût été pour la première fois. Elles avaient un autre air, véritablement. Et je sortis au bras de mon oncle, sans me retourner.
« Quand nous arrivâmes à bord :
— Tiens, me dit-il d’un air sérieusement fâché, tu n’es qu’une bête !… Et à présent, mon garçon, retourne à terre, c’est assez joué la comédie comme ça, grand nigaud !
« Je regardai vers le quai où le monde nous saluait ; je vis ma mère et j’eus envie de rester ; mais je vis Meyfrette et mon cœur s’endurcit ; et je dis :
— Mon oncle, à présent les adieux sont faits. C’est le plus pénible… Eh bien ! ce sera pour de bon… me voilà bien parti, je reste avec vous !
— C’est peut-être mieux comme ça, dit l’oncle.
« Il fit lever l’ancre, et nous partîmes vent arrière par une bonne brise nord-nord-est. »
Le capitaine se tut. Le vent fraîchissait. Une bande rose éclaircissait au levant le bas du ciel qui du reste était demeuré clair toute la nuit. Des coqs lointains se répondaient, se renseignant sur l’aurore. La terre et la mer sentaient le matin. On distinguait, de plus loin que tout à l’heure, les risées sur l’eau. Et l’heure sonnait plus nette dans l’espace élargi. Le sombre du ciel se faisait pâle. Les étoiles s’y perdaient lentement comme si elles eussent reculé. Sur la ligne d’horizon une voile portait déjà les couleurs du jour.
Nous nous étions levés…
— « Meyfrette se maria deux ans plus tard, avant mon retour.
« Je revenais un peu dégourdi et à peu près consolé. Je revis Meyfrette, et je lui contai gaiement toute l’histoire.
— Mais que diable ! Meyfrette, pourquoi m’avoir refusé un bon baiser, au jour du départ ?
« Elle pâlit, la pauvre !
— C’est que je t’aimais bien trop ! dit-elle… Mais oublions ça, mon pauvre Justin… ça vient de m’échapper comme un cri !… Maintenant, adieu, pour toujours.
« Et moi qui me croyais guéri, sur ce mot je redevins amoureux comme un fou, et de nouveau je partis pour faire le tour du monde, deux fois, trois fois et quatre, et voici la cinquième… Et à présent, il y a huit jours… Meyfrette est morte ! »
Il se mit à pleurer comme un enfant et à s’essuyer les yeux avec son mouchoir à carreaux bleus.
— Elle a toujours été malheureuse ; ses parents, des tonneliers ruinés par la maladie de la vigne ; son mari, un fainéant, mort avant elle pendant une de mes absences. Dès qu’elle m’a su au pays, il y a un mois, elle m’a fait appeler. J’ai trouvé une mourante… Et, il y a huit jours, je lui ai fermé les yeux !
J’essayai quelques paroles de consolation, maladroites ; il n’y en a pas d’autres. Je parlai d’avenir. Tout passe. Il était jeune encore. Il prendrait quelque jour pour femme une fille de vingt-cinq ans, en belle jeunesse, et avec sa tournure de vigoureux marin, ils feraient un fier couple ! Ce jour-là, ce serait fête au village où le capitaine Justin était aimé, et, plus tard, nous conterions des histoires de sauvages aux petits Justin qui nous grimperaient aux jambes…
Pour toute réponse, le capitaine tira de sa poche un étui à cigares en paille, brodé de perles roses et blanches, souvenir pour l’exportation de je ne sais quelle contrée lointaine, et il l’ouvrit lentement… L’étui ne contenait qu’un brin d’immortelle.
— Elle me l’a donné en mourant ! dit-il.
Il le baisa, referma l’étui et le replaça sur son cœur.
— Adieu ! fit-il brusquement.
Il ajouta :
— C’est toujours dur de quitter sa vieille mère !
Puis il se baissa, prit les deux verres que nous n’avions pas encore touchés, m’en offrit un, trinqua avec moi en disant : Longue vie ! Et tandis qu’après avoir bu, je posais mon verre sur le pont, il lança le sien à la mer, dans un mouvement conforme à ses pensées, et cependant irréfléchi.
Alors je saisis la corde de mon bateau que j’attirai vers nous, je serrai la main du capitaine, et, sautant dans l’embarcation, je m’éloignai en ramant avec lenteur.
Le jour naissait, décidément. Toutes les cimes se teignaient de rose. Et j’entendais en m’éloignant les commandements du capitaine : « Largue les huniers !… bordez, hissez !… dérapez !… hisse le grand foc ! »
— Adieu, adieu, capitaine Justin !
Le brick s’éloignait fièrement. Il se balançait comme pour faire le beau. Le jour éclatait, empourprant sa haute voilure d’été, blanche, nettement découpée sur du bleu sans bords.
Les voix du brick m’arrivaient à présent confuses ; et, sur le quai, non loin, des cueilleuses d’immortelles, qui riaient parce qu’elles avaient seize ans, passaient, se rendant à leur travail, aux cultures étagées là-bas sur la colline ; et le chanteur de la veille, ayant mis à la mode, dans tout le village, la chanson du conscrit, elles redisaient en chœur avec des voix fraîches comme la jeunesse :
Six mois plus tard, les journaux ont annoncé que l’on considérait le brick le Meyfret comme perdu corps et biens…
Pauvre capitaine ! Sa mère, qui ne sait pas lire, ne connaît pas encore le malheur. Nous ne le lui dirons peut-être jamais. Elle pourra espérer toujours, la bonne vieille ! Elle pourra croire son fils prisonnier des Anglais, pour longtemps sans doute, mais vivant du moins, — toujours comme dans la chanson :