La Turque : $b roman parisien
VII
Ce fut une saison en paradis… Elle habita avec Scholch. Il avait vingt ans, il avait une âme tendre. Il l’aima de toute son adolescence et de tout son exil.
Envoyé de Mulhouse par son père pour faire son droit à Grenoble, il s’y ennuyait profondément. Il se donna à Sophie entièrement, de son cœur vierge et solitaire, parce qu’elle était blonde et qu’il l’avait devinée rêveuse comme une Allemande. Il était à l’âge ou la femme est un ange, à l’âge où dans toutes les caresses on caresse l’âme. Il ne s’éleva pas un nuage entre eux, l’un pour l’autre ils étaient clairs comme une source. Ils se disaient tout.
Sophie s’était senti naître. On eût dit un éveil. D’elle, tout son passé récent était tombé. Elle avait retrouvé son âme d’enfant, son âme vraie. Elle existait enfin selon elle-même, voilà ce qu’elle avait toujours pressenti, la vie de tendresse vers laquelle elle tendait si fort, et dont la privation jusqu’alors l’avait désespérée ! Scholch lui apportait la vie. Elle fut dans le ravissement, dans l’extase. La fleur d’elle-même s’était épanouie, elle vivait de tout l’être. Quel bonheur !… Jusque-là elle avait existé dans un rêve, inconsciemment, sans vérité. Elle se rappelait comme un cauchemar les jours passés. Ces matins sombres de la brasserie : des moments dans une caverne, et le soir avec la fumée, et ces ombres brutales, ah ! l’enfer !… Et la cave !… Elle frissonnait… Elle se tournait vers Scholch, elle lui passait ses bras autour du cou, elle l’embrassait. Il était là ! Il était là !… Rien de tout cela n’était vrai.
Ils habitèrent une petite maison aux Ponts-de-Claix, avec un jardin. Le matin elle descendait en peignoir, le tenant par la taille, pressée contre lui, et ils flânaient en regardant les fleurs au doux soleil. Des moucherons, des poussières d’or, tournaient dans l’air limpide. Devant une toile d’araignée tendue dans un rosier, et où des gouttes de rosée semblaient des perles prises dans le filet d’une fée, on s’arrêtait longtemps. On ne parlait presque pas. C’était un muet émerveillement, que tout était joli !… « Regarde, ma Fine », murmurait-il. « Regarde, Mimi », murmurait-elle.
Quelquefois, dans leur grand lit, ils se réveillaient en même temps. « Bonjour toi ! » disait Fine. — « Bonjour, bonjour ! » disait Mimi. Il l’embrassait. Puis, sous prétexte que les cheveux de Fine l’avaient frôlé, et qu’ils l’avaient fait exprès, il la chatouillait. Alors, elle riait, mais bientôt elle se défendait, elle criait « Laissez-moi ! Voulez-vous !… mais je vous défends ! Horreur !… » Quand il se réveillait avant elle, il ne bougeait pas : il la regardait dormir. Il arrivait qu’elle faisait semblant, et à travers ses cils baissés, elle le regardait qui la contemplait.
Ils allaient se promener dans les champs. Au village, tout le monde les voyait passer en souriant, on les trouvait si gentils… Ils longeaient souvent le bord de l’eau. Ils aimaient les nuées blanches des beaux matins, les légères nuées qui roulent sur le fleuve et s’accrochent aux roseaux des rives, et qui, tout à coup, comme un rideau qu’on a tiré, se dispersent pour découvrir la splendeur renouvelée des choses. Ils suivaient du regard le vol des libellules, ils s’amusaient du saut des poissons ; et des oiseaux qui boivent d’un plongeon soudain, à ras d’eau… Ils connaissaient un terrain semé de pierres, couvert de broussailles, où abondaient les lézards. Sophie s’exclamait à leurs fuites instantanées, au bruissement subit et au court frisson des feuilles. On marchait dans les labours, au milieu des grands paysages, et le soleil vous entrait dans le cœur, et s’y étalait, éblouissant comme à la surface d’un lac.
Et puis, le déjeuner. C’était toujours la dînette. Ils étaient à côté l’un de l’autre, ils s’embrassaient, ils ne savaient pas ce qu’ils mangeaient. Déjeuner, c’était plutôt jouer. « Veux-tu des fraises, monsieur Mimi ? disait Fine… Ah ! oui ! bien sûr ! vous êtes un vieux gourmand ! »
Après, ils retournaient au jardin. Sophie paraissait travailler à quelque broderie, Scholch paraissait lire. Leur repos n’était troublé par rien. Le soleil, filtré par les feuilles, tombait en petite pluie sur le gazon, et l’inondait de gouttes d’or. Un merle sautillait dans l’allée. La voix fraîche d’une fontaine voisine qui bavardait dans le silence, faisait sentir toute la joie et le calme du village assoupi. Quelquefois, un bruit de grelots passait sur la route, ou la trompe d’un marchand ; Sophie levait la tête et disait entre haut et bas : « Tiens ! voilà Cagny ! »
Cette vie-là dura un an. Ce fut un bonheur délicieux, le bonheur d’êtres très jeunes, très purs, qui s’aiment sans soucis et sans arrière-pensées, qui ont des âmes d’enfant, et qui entrent dans le monde en chantant la plus jolie de toutes les chansons.
Mais Scholch n’étudiait plus. Par les Allemands, ses camarades à Grenoble, son père sut la vie qu’il menait et lui coupa les vivres. Il fallut revenir à Mulhouse.
La catastrophe éclata soudainement. Ce fut pour Sophie comme si, marchant paisiblement au milieu d’une plaine verdoyante, la terre tout à coup, devant ses pieds, s’était ouverte. Elle se sentit prise d’un vertige, l’abîme l’attirait, le malheur l’appelait… Elle n’était surprise qu’à demi ; vraiment, elle était trop heureuse, ce n’était pas naturel d’être si heureux. Malgré tout, et jusque dans le ciel où elle planait, elle avait une appréhension sourde ; elle s’était étourdie, elle avait fermé l’oreille aux voix qui lui disaient que ce bonheur ne durerait pas toujours, mais maintenant elle se répétait : je le savais bien, il fallait un jour que tout s’écroulât… Scholch, en pleurant, lui avait dit qu’il reviendrait ; elle le sentait, elle en était sûre, elle ne le reverrait jamais.
Elle quitta la gare, le cœur en lambeaux… Elle se retrouvait seule ! Il était parti ! Elle pensa à se tuer… Elle errait dans la ville comme une bête perdue. Solitude ! visages durs. Elle marchait, marchait, pour se fuir !… Elle se disait tout à coup : mais non ! croyait qu’elle avait rêvé, et pour le retrouver rentrait en courant dans la chambre qu’il avait louée, et où il avait mis ses meubles… Si ! c’était vrai ! elle était bien toute seule ! Sur cette chaise il ne s’assiérait plus, ces rideaux-là jamais plus il ne les verrait ! Tout cela était abandonné… Elle aurait voulu, alors, ne toucher à rien, pour conserver aux choses tout ce qui restait de son amant sur elles.
Ah ! s’il lui avait laissé quelque chose de lui ! une chose vivante à regarder, à embrasser, en se rappelant tout !… Un petit !… Si elle avait eu un enfant de Scholch !… Elle rêvait à cela en pleurant.
Le soir, elle allait au jardin public. C’était, l’été, la musique jouait. Elle s’accoudait au balcon qui domine l’orchestre, et elle écoutait, devenue absente. Elle ne voyait pas la foule qui passait devant elle, sous les arbres. La musique avait pris son âme, la musique lui faisait revivre toute sa vie d’amour. Là, accoudée, immobile, elle était toute en elle-même… Et quand la musique était finie, elle continuait à écouter…