La Turque : $b roman parisien
IV
Le repas tirait à sa fin. Trempant dans son verre un biscuit, P’tit-Jy le mangeait avec gourmandise. Elle venait de commander au garçon deux cafés filtre et de la fine ; elle se sentait dans le bien-être.
Le restaurant, à cette heure un peu avancée, s’était tout à fait vidé. Mais, à travers les rideaux de la baie, on voyait tout le mouvement de la rue, les voitures et les passants, le trottoir qui vivait, avec ses chances et ses hasards. P’tit-Jy considérait en face d’elle Fifi, gentille, discrète, et remplie du désir de bien faire. Vraiment elle était charmante Fifi ! elle devait réussir… Elles prirent leur café tranquillement.
Cependant le garçon, ayant demandé si ces dames désireraient une voiture, P’tit-Jy, magnifique, répondit oui, puis, laissant un bon pourboire, se leva.
— Tiens, Fifi ! s’écria-t-elle dans le fiacre, aujourd’hui, en dépit des cartes, on ferait quelque chose. C’est quand on est comme ça, quand on s’en fiche, qu’on a la veine. Mais zut ! on ferme ! Aujourd’hui, vacances en l’honneur de Fifi !
L’été, on serait allé au Bois. Mais c’était novembre. P’tit-Jy avait pris une voiture, pour le seul plaisir de se croire riche et de mener grand train. Dans la voiture elle s’étala, elle lançait aux passants des regards de triomphe, elle trouvait qu’on n’allait pas assez vite. Sophie, à côté d’elle, n’osait pas bouger de peur de se salir. On gagna les Champs-Élysées. Au milieu des beaux équipages insolents, Cocotte allait son petit train. P’tit-Jy regardait à droite, regardait à gauche, et réfléchissait tout haut à ces types du grand monde qui dépensent mille francs par jour, et qui ne connaissent pas leur fortune. Sophie n’écoutait pas, elle ouvrait ses yeux, admirait la mêlée des voitures, était étourdie, et se rappelait que, pendant quinze jours, à son arrivée à Paris, elle n’avait pas pu dormir, un rien l’éveillait, tout ce bruit, tout ce tohu-bohu, il fallait venir ici pour s’imaginer ça !
Mais bientôt P’tit-Jy s’ennuya… D’ailleurs il faisait beau, c’était une de ces jolies journées d’automne qui ressemblent aux tristes sourires des poitrinaires qui se voient. Tout dans le ciel et sur les choses est regret, tout sent l’adieu. On est enveloppée d’une mélancolie dorée… Elles descendirent et revinrent à pied vers la Concorde.
P’tit-Jy tout à coup montra un fiacre :
— Tu l’as vue ? Chichinette !… Depuis un mois elle ne se balade qu’en sapin !… T’as remarqué le beau garçon qui est avec elle ? Un caprice : elle a le moyen…
Et P’tit-Jy raconta que Chichinette, au mois de septembre, avait rencontré un Américain ; ils étaient partis ensemble rigoler à Londres, chez les Englishes. Après, le type voulait emmener Chichinette en République Argentine. Mais elle avait eu peur du mal de mer, et elle était restée. L’Américain lui avait laissé trois mille balles… Depuis, elle était en bombe. Un jour elle avait voulu louer une auto : le chauffeur lui avait plu, maintenant elle faisait la noce avec lui. C’était le beau brun qui était dans le fiacre.
— Mais, dit Sophie, son argent ne durera pas toujours. Elle aurait mieux fait de le mettre de côté pour si elle tombait malade.
La nuit était venue très vite. Sur la chaussée, ce ne fut plus qu’une course de lumières dans un bruit de sonnettes, au milieu de deux lignes de réverbères.
On traversa la place de la Concorde, suivit la rue Royale, et l’on arriva aux boulevards.
Il semblait à Sophie qu’elle voyait Paris pour la première fois. Jusqu’à ce jour, tout lui était resté vague et brumeux ; perdue dans un dédale de rues, pressée par une foule sans nom, elle éprouvait de l’angoisse, était enveloppée de misère. Aujourd’hui, à côté de P’tit-Jy si belle et elle-même si bien habillée, elle ne se sentait plus toute humilité et crainte ; elle était redevenue une personne.
— Tu vois, Fifi, par ici c’est bon, dit P’tit-Jy devant le café de la Paix. C’est par ici les Américains. Ça vaut la peine.
Et P’tit-Jy raconta :
— Je m’en rappelle toujours, c’est là que j’ai trouvé mon meilleur micheton, ça m’a donné du cœur. C’était comme toi, à présent, c’était dans les commencements… Il pleuvait à verse… Comme je passais devant le café, le gérant — il avait le béguin pour moi, il me parlait chaque fois (il aurait été d’un autre café, j’aurais peut-être marché, mais c’était pas un café pour moi ce café-là) — le gérant me dit : « Abritez-vous un peu là, les femmes doivent pas s’asseoir à la terrasse, mais mettez-vous dans le coin. » Il y avait un Américain, il m’offre quelque chose. Et il fait : « Volez-vô venir prendre un bouteille champêgne hôtel Continental ? » Et le chasseur va chercher un sapin. On nous regardait. J’entendais les femmes : elle en fait un chopin ! L’Américain donne dix francs au cocher. « Oh !!! » que je me dis. A l’hôtel, dans une chambre superbe, il fait monter du champagne, des cigarettes. On boit, il commence à m’embrasser ; il me mordait, il me pinçait, je ne disais rien, je me cramponnais : c’était son plaisir à c’t’homme-là. Après, je me rhabille, et j’allais m’en aller, tellement saoule que je ne pensais plus à rien demander. Il m’arrête « le petit cado », qu’il dit — il savait dire ça — et il me met deux cents francs dans la main, du papier, et des francs, un tas de pièces, pour la voiture. En fiacre, j’étais malade. Mais je n’ai rendu que chez moi. Puis je me suis couchée. Mais c’est le lendemain que j’ai été contente en voyant mes billets et toute ma monnaie ! Deux cents balles !
— Ce qu’il fallait qu’il soit riche ! fit Sophie.
— Tiens, dit P’tit-Jy, tiens, on les voit tout de suite celles qui ne savent pas travailler… Celle-là, elle devait tourner rue Taitbout. Le bonhomme qui la suit va pas l’accoster sur le boulevard, ça se voit ça : c’est un homme marié.
Elle ajouta :
« C’est pas une mauvaise heure avant le dîner : on a les hommes mariés… Tu vois, par ici, c’est toujours assez bon. Y a du boursier. Ça a de l’argent et ça ne flâne pas. Seulement ils sont à passions. Ah ! dame ! y a le pour et le contre ! C’est comme les juifs. Le fameux Drumont qu’est antisémite !… C’est pourtant des bons clients, les juifs ; tout ronds : c’est ça, c’est ça. T’as pas à discuter : c’est agréable. »
On arrivait rue Drouot, et P’tit-Jy fit demi-tour en disant : « Oh ! on ne va pas plus loin, par là, c’est le pays du gigolo ! »
Elle avait souri à une grande femme qui passait :
— C’est Tartine… En v’là une qui connaît le truc ! Elle suivra pas tout droit quand il faut tourner, Tartine… Dame ! les boulevards, c’est comme autre chose, c’est bon et c’est pas bon : faut savoir faire.
Elle réfléchit :
— Au fond, voilà. Le client ose pas. D’abord il croit toujours un peu que tu lui as fait de l’œil parce qu’il est beau. Ça le flatte, il tient à ça. Il voit bien que tu ne marches pas pour la rigolade, il t’a numérotée, eh ben ! tout de même !… Alors il ose pas t’aborder, — ah ! c’est tordant ! — tu comprends, ça l’embêterait que tu le rembarres, là, devant le monde… Il te suit, mais il attend la petite rue.
Sophie écoutait en regardant de loin les étalages flamboyants. P’tit-Jy lui donnait le bras… Le temps était sec, on n’était pas encore aux grands froids, et les terrasses des cafés restaient peuplées. P’tit-Jy mena Sophie dans un endroit du boulevard qui tenait le milieu entre le caboulot et la brasserie, on voyait à l’intérieur un comptoir comme chez les marchands de vins, mais dehors c’était une terrasse comme devant un café. P’tit-Jy commanda un vermouth fraisette, et conseilla la même chose à Fifi. Puis, bien posées, les jupes étalées, toutes les deux regardèrent la vie qui défilait sous leurs yeux… C’était tout un mouvement qui surgissait, éclairé soudain, dans un rectangle lumineux pour retomber quelques pas plus loin, dans la nuit ; foule qui se faisait et se défaisait sans cesse : des couples… un passant seul… tout à coup un groupe compact… puis rien… puis beaucoup de monde… et encore… et encore… Cela n’arrêtait jamais.
Sophie, étourdie, suivait distraitement tout ce brouhaha, elle entendait le tumulte des gros attelages courant sur le pavé de bois, accompagné de toutes les voix mutines des petites sonnettes. Et le long du trottoir, comme au bord d’une berge, un fleuve de voitures dévalait, roulement et galopade… Sophie ne disait rien. Ses yeux étaient tirés par une annonce lumineuse, qui, en face, à la hauteur d’un deuxième étage, par intervalles réguliers, mécaniquement s’allumait, peu à peu, lettre à lettre, pour, complète, s’éteindre subitement. Elle avait mal à la tête… Elle se sentait toute petite, elle se sentait faible, le découragement qui vous abat devant les choses immenses ou magnifiques la prenait. Et maintenant tout ce que disait P’tit-Jy ajoutait à sa fatigue ; tant de conseils et de réflexions nouvelles lui montraient difficile et compliquée la vie où elle allait entrer. Toutes les femmes qui passaient lui semblaient supérieures à elle : tout ce qu’elles savaient celles-là ! à combien de choses elles avaient pensé !
Elle dit, d’une voix triste :
— Ah ! P’tit-Jy, je ne saurai jamais ! J’ai pas assez de présence d’esprit.
— Laisse donc, ça viendra. On travaillera ensemble, répondit P’tit-Jy.