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La Turque : $b roman parisien

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LA TURQUE

PROLOGUE

I

Sophie Mittelette arriva à Grenoble vers trois heures. Elle avait quitté Genève de bon matin. Selon son ordinaire, levée à l’aube pour achever le ménage pendant que son tuteur dormait, elle avait ouvert la porte de la maison, poussé les volets du rez-de-chaussée, et posé un balai contre le mur, dans la rue. Puis, panier au bras, elle avait été jusque chez l’épicière, encore toute ensommeillée, et — comme partant pour les provisions — lui avait emprunté une pièce de vingt francs. Elle courait alors à la gare, où elle retrouvait son petit baluchon, apporté déjà la veille pendant un tour de promenade de M. Bourdit, et montait dans le train. Aujourd’hui ce n’était pas elle qui réveillerait son tuteur.

Elle avait attendu une heure à Culoz, et deux à Chambéry, aux changements de train. Dans les salles, patiemment assise sur une banquette, à côté de son paquet enveloppé dans un torchon propre et de son panier, Sophie suivait sans bouger le tohu-bohu des arrivées et des départs. Elle mangea un peu de lard et de pain qu’elle avait emportés de la maison, et but de l’eau fraîche à la fontaine. Car il fallait économiser le trésor de l’épicière.

En arrivant à Grenoble, toute sa fortune montait donc à quatorze francs environ. Quant à son espoir, il s’appuyait sur une amie, Juliette, avec laquelle elle avait travaillé autrefois au couvent. Celle-ci s’était bien mariée, ayant épousé un coiffeur de la place Grenette… C’est vrai qu’elle était jolie, et puis, dame ! il y a la chance… Juliette — Madame Devaux — reçut Sophie non sans étonnement. C’était une blonde soignée, rose et inexpressive comme une des têtes de sa devanture. Sophie lui ressuscitait les jours pénibles, où elle taillait des chemises chez les sœurs, qui la payaient à peine et la nourrissaient mal. Elle menait maintenant une vie honorée et confortable. Par tous les clients, elle se sentait entourée d’hommages. Pour dire : « taille et shampoing… soixante-quinze… » en découvrant ses dents blanches d’un sourire mécanique, il n’y avait qu’elle. Un groupe important de bourgeois, qui faisaient chaque jour la manille au café du Grand-Hôtel, pensaient à elle avec amour et considération. Elle était connue dans la ville. Et vraiment, à sa caisse, dominant les trois garçons en manches de chemise et son mari frisé, elle était des plus distinguées.

Elle conduisit Sophie dans l’arrière-boutique où l’on voyait quelques crânes en bois supportant d’abondantes chevelures, et par terre, dans un coin, un tas de peignoirs et de serviettes sales. Sur une table, des pots de pommade vides et des fioles sans bouchon s’amassaient. Cela fleurait la parfumerie et un peu le rance. Sophie parlait : « J’entends encore mère Félicité quand elle disait : Cette Juliette, comme elle fait des gros points, elle a pourtant de tout petits doigts !… Dis donc, tu sais : Jeanne Grand ?… Elle est à Lyon… Tu te souviens d’elle qui suçait toujours des boules de gomme ?… » Madame Devaux se rappelait. Elle faisait oui de la tête… Cela lui paraissait drôle que cette espèce de bonne la tutoyât… Tout ça, c’était si vieux, d’une autre vie vraiment…

Sophie racontait maintenant ce qui lui était arrivé. Après la mort de ses parents dans la catastrophe de Saint-Gervais, elle avait été placée à Lyon chez un apprêteur. Mais, n’est-ce pas, elle était si jeune, elle ne savait pas… le fils du patron l’avait séduite… Le patron, alors, l’avait renvoyée à Genève à son tuteur. Mais M. Bourdit ne l’aimait pas, il lui donnait des gifles, et il lui rendait la vie dure. Pour être domestique, elle préférait l’être ailleurs, elle serait libre, au moins, pas battue, et aurait des gages… ou ouvrière… elle savait coudre… Elle s’était enfuie.

Madame Devaux souriait, d’une grimace. Le regard limpide et confiant de Sophie la troublait, tout à coup une bouffée de choses anciennes et oubliées était montée, elle avait revu un jour d’été dans une grande salle blanche, toutes, elles étaient penchées sur leur ouvrage, on ne parlait pas, et, par les fenêtres ouvertes, une rumeur de voix d’oiseaux et de chants de cigales entrait, envahissant le silence, — et des odeurs… Ah ! un grand soupir vous gonflait la poitrine !… Mais voyons, maintenant elle était la femme du coiffeur de la place Grenette, quelque chose d’inquiétant se levait avec cette réapparition subite du temps passé, avec cette Sophie… et puis, une fille pas trop convenable, à en juger par son histoire. Pourquoi venir troubler son existence ? Elle lui donna dix francs et une liste d’adresses où l’on aurait peut-être du travail pour elle. Et Sophie la quitta en lui disant vous et en l’appelant Madame.

Sophie, sortie de la boutique, suivit la rue au hasard. Ces maisons qu’elle ne connaissait pas, les passants indifférents… quelle solitude ! Elle avait le cœur gros. Arrivée place Victor-Hugo, elle s’assit sur un banc. Qu’allait-elle devenir ?… Elle qui croyait que Juliette se réjouirait de la revoir. Ainsi, Juliette ne se souvenait plus ! Ah ! comme sont les gens !… Mais elle ne lui en voulait pas, ses illusions étaient tombées dès son entrée dans la boutique, elle avait compris qu’il ne pouvait plus y avoir d’intimité entre ce que Juliette était devenue et ce qu’elle était restée. Juliette était riche, elle était pauvre : c’est tout naturel que les riches n’aillent pas avec les pauvres… Mais où se diriger maintenant ? Il n’y avait personne dans la ville, pas un cœur pour elle, pas une parole… Aussi, elle aurait dû s’y attendre. Elle n’avait pas bien réfléchi en partant… Ah ! jamais elle n’avait eu de chance ! Et elle repassait sa vie… la catastrophe, et ce détail horrible qu’on n’avait retrouvé de sa mère, de sa maman, qu’une main, reconnue à cause de l’alliance passée à l’un des doigts… depuis ce jour où elle avait perdu tout, les siens et sa maison, elle errait, pauvre être en deuil, trompé par les uns, battu par les autres… Elle avait connu un peu de joie avec celui qui l’avait prise, mais comme vite elle était retombée au malheur ! Elle se rappelait les détails. Le patron avait une fille, Marcelle, et un fils, Félix. Sophie étant gentille, on la traitait en amie plutôt qu’en ouvrière, elle couchait dans la chambre de Marcelle, — la chambre de Félix était à côté… Ça avait commencé à table, il lui faisait les yeux doux, puis il traqua son pied… Un soir, comme il y avait du monde, on les avait envoyés tous les deux, Sophie et lui, chercher des gâteaux ; dans l’escalier, il l’embrassa sur la bouche, et elle trouva que c’était bon. Puis il l’embrassa dans la rue pendant tout le chemin… Après, au magasin, il l’appelait toujours dans son bureau, et il l’embrassait… Un jour, il lui dit : « Ce soir, à dix heures, tu me rejoindras dans ma chambre. — Et Marcelle ? — Ça ne fait rien, Marcelle. » A dix heures, toutes les deux entrèrent à pas de loup dans la chambre de Félix. Il dit à sa sœur : « Toi, tu peux t’en aller. » Puis il porta Sophie sur son lit, et bientôt il la fit pleurer… Donc elle était sa maîtresse !… Cela dura deux mois, puis, un matin que le père, du dehors, avait appelé Félix — celui-ci dormait — il entra. Il les vit tous les deux couchés. Il restait là, les bras croisés. « C’est du joli ! » dit-il à son fils, et il renvoya Sophie chez son tuteur.

Assise sur un banc, dessinant des ronds dans le sable du bout de son parapluie, Sophie Mittelette retrouvait tout… M. Bourdit, depuis, la maltraitait, il l’insultait, ou bien il ne disait rien, et la regardait d’un air méprisant. Cependant la pauvre fille, maintenant, pensait qu’elle aurait mieux fait peut-être de rester avec lui, elle travaillait comme un cheval du matin jusqu’au soir, on n’avait jamais un mot agréable pour elle, mais du moins là-bas elle connaissait sa vie, elle y était pliée, elle n’avait pas d’imprévu à redouter, et puis dans la maison les choses lui étaient familières, et elle était habituée aux gens du quartier, et encore, par la ville, elle savait bien des endroits où elle passait avec plaisir…

Le jour tombait, elle se remit à marcher. Elle revenait sur ses pas. Heureusement il ne faisait pas encore froid, on n’était qu’au commencement d’octobre, mais à l’approche de la nuit, que tout était sinistre !… il lui vint un sanglot. Sur les quais de l’Isère, elle s’accouda au parapet, elle regardait couler l’eau… Oui, c’était bien simple… Et après, tout serait fini… Cependant, elle s’arracha à cette idée. Elle alla à la gare reprendre son paquet, trouva un logeur, mangea un peu de son pain et de son lard dans une petite chambre noire, et, très lasse, se coucha.

Le lendemain, elle se rendit aux adresses que Madame Devaux lui avait indiquées. Mais elle n’offrait pas de références, on lui demandait d’où elle arrivait, pourquoi elle venait à Grenoble, elle répondait qu’elle était de Lyon et racontait une histoire ; on l’examinait des pieds à la tête, et on ne la prenait pas. Enfin, au bout de deux jours qu’elle courait, elle se désespérait, on lui offrit un salaire dérisoire : un franc cinquante, sur lequel elle laisserait un franc pour sa nourriture : elle accepta. Ah ! travailler, causer, n’être plus seule ! Elle ne toucherait que quinze francs par mois, et sa chambre lui en coûtait douze… — mais elle n’avait rien à dépenser, puisqu’elle avait apporté de Genève son linge et ses effets.

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